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La construction de logements en terre crue : un engagement social et environnemental

L’enjeu climatique renouvelle l’intérêt pour les matériaux de construction naturels. Victor Villain montre que les dissensions sont fortes entre les tenants de l’industrialisation de la terre crue et des professionnels militant pour une utilisation plus sociale et environnementale de ce matériau.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

Ces dernières décennies, la réduction de la consommation énergétique et la lutte contre le changement climatique constituent des enjeux majeurs pour le BTP, à la fois pour la construction et pour l’exploitation des bâtiments. Dans ce contexte, la construction écologique est promue pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et la consommation énergétique des bâtiments qui représentent à l’échelle nationale près de 20 % des émissions et plus de 40 % de la consommation énergétique. Selon le Commissariat général au développement durable [1], les logements représentent deux tiers des émissions de gaz à effet de serre du secteur résidentiel-tertiaire entre 1990 et 2017 et leur exploitation correspond à plus d’un quart de la consommation énergétique nationale. Rendre les logements plus écologiques constitue ainsi un défi majeur du XXIe siècle. Parmi les stratégies envisagées, celle de recourir davantage aux matériaux premiers (terre crue, pierre sèche) et biosourcés (bois, paille, chanvre, etc.) au détriment des matériaux inertes et conventionnels est développée. L’action publique tient un rôle essentiel dans cette dynamique. Pourtant, si certains matériaux écologiques sont considérablement promus, à l’instar du bois, la valorisation de certains d’entre eux, comme la terre crue, demeure sur la paille.

En France métropolitaine, la construction en terre concerne principalement la restauration de logements en raison d’un considérable patrimoine bâti relevant de différents procédés de construction spécifiques à certaines régions (la bauge dans l’Ouest, le torchis-colombage dans le Nord-Est, le pisé de terre en Auvergne-Rhône-Alpes, l’adobe dans le Sud-Ouest). Moins importantes en termes de part de marché, les constructions neuves, lors de marchés publics ou privés, font aussi partie de cette activité, à l’instar de l’Orangerie en pisé de terre récemment édifiée sur l’îlot Ydéal Confluence à Lyon (figure 1) ou de maisons individuelles construites ces dernières décennies avec des procédés spécifiques à certaines régions (figure 2). Pourtant, en comparaison avec d’autres matériaux écologiques, la construction en terre crue reste quasiment insignifiante en termes d’effectif et de marché dans l’ensemble de la construction de logements. Ainsi, il paraît nécessaire de caractériser l’espace social de la construction en terre pour rendre intelligible la hiérarchie sociale des matériaux en mettant en lumière l’incompatibilité des stratégies de développement envisagées par les praticien·nes qui utilisent ce matériau et les réseaux sur lesquels ielles s’appuient.

À partir d’une enquête de terrain de thèse (Villain 2020), qui croise des entretiens avec des professionnel·les de la construction en terre crue, des observations ethnographiques de leur entreprise, des statistiques, des archives et des documents institutionnels formels et informels spécifiques aux réseaux de la construction en terre, il importe de faire valoir les pratiques, les représentations et les relations des professionnel·les engagés dans ce mode de construction, afin de rendre compte de leur engagement et d’un fonctionnement en décalage avec la construction conventionnelle. Ce décalage est maintenu par un travail politique au sein de réseaux nationaux et territorialisés qui concourent à définir ce que doit être la construction en terre crue. Sa définition actuelle tend à être critique à l’égard de celle de la construction écologique officielle.

Des praticien·nes engagées

L’espace social actuel de la construction en terre crue est un marché très restreint, principalement représenté par des TPE-PME investies par des artisan·es-maçon·nes et très peu d’industriel·les qui sont essentiellement producteur·trices du matériau. Les quelques centaines de praticien·nes inscrivent leur activité dans une production engagée (Rodet 2013 ; Le Velly 2017). Construire en terre ne constitue pas seulement une activité économique, c’est aussi un travail politique pour faire connaître et reconnaître un rapport différent au mode de production capitaliste. Selon les générations, les praticien·nes ont incorporé une critique à l’égard de la construction conventionnelle à partir de la contre-culture architecturale ou, plus récemment pour les plus jeunes, avec l’émergence des préoccupations environnementales et sanitaires.

Dans le cadre de leur activité, il s’agit principalement de limiter l’emploi de machines et d’énergies fossiles pour privilégier un matériau respectueux de l’environnement. Ainsi, le matériau terre n’est pas un produit normalisé et commercialisé chez les distributeurs de matériels et de matériaux, mais il est considéré comme un bien commun et prélevé au plus près du chantier. Cela implique aussi que la construction soit adaptée au cas par cas en raison de l’hétérogénéité des caractéristiques de la matière dans le sol et en raison de l’ouvrage à édifier. En ce sens, selon les praticien·nes, si la terre crue convient tout à fait pour réaliser des murs porteurs de maisons et d’immeubles, le béton de ciment est plus adapté pour leurs fondations ou à des ouvrages plus conséquents, comme le viaduc de Millau. Il s’agit aussi de favoriser le travail humain à travers, par exemple, des compétences de mise en œuvre qui sont actuellement peu codifiées (malgré l’existence de guides de bonnes pratiques pour différents procédés de construction) et qui suscitent de nombreuses interactions dans les différentes étapes nécessaires à l’édification d’un logement, ce qui alimente la dimension symbolique de leur activité professionnelle.

Figure 1. L’Orangerie en pisé de terre sur l’îlot Ydéal Confluence à Lyon

Photographie : Victor Villain, 2021.

Le travail politique de définition de la construction en terre crue

Malgré leur engagement commun pour promouvoir la construction en terre, les praticien·nes s’opposent sur la stratégie à adopter pour multiplier son usage. Schématiquement, pour les un·es, il s’agit de l’industrialiser pour pouvoir davantage recourir au matériau et, pour les autres, de faire valoir une activité moins économiciste et davantage sociale et écologique, adaptée aux spécificités territoriales, notamment en matière de procédés de construction et de matériaux. Ces stratégies trouvent une forme de mobilisation institutionnalisée à travers les réseaux de professionnel·les.

Si certain·es praticien·nes de la construction en terre sont membres de réseaux consacrés du BTP, à l’instar de la Fédération française du bâtiment (FFB), ielles sont plus nombreux·ses à être engagés au sein de réseaux nationaux et territorialisés dédiés en grande partie à la terre crue. À l’échelle nationale, le réseau Écobâtir illustre un positionnement critique à l’égard de la construction conventionnelle et de la façon dont est conçue la construction écologique. Fondée en 1993 par des praticien·nes de la construction favorables à l’emploi de matériaux premiers (terre, pierre) et biosourcés (bois, paille, chanvre, etc.), l’association considère que l’écologie n’est pas compatible avec le capitalisme. Sur ce point, la charte du réseau mentionne par exemple que ses membres s’engagent à ce que « les matériaux soient appréhendés et utilisés d’une façon raisonnée en privilégiant ceux qui portent le plus de qualification et produisent le plus de valeur sociale [2] ». L’association considère la construction comme une activité tout d’abord politique, culturelle et sociale avant d’être technique et que les modes de production ne doivent pas être appréhendés uniquement par leur dimension économique. Le militantisme peut prendre la forme de communiqués (par exemple sur les réglementations thermiques, le label RGE, etc.), de rapports institutionnels ou de participations à des commissions.

Moins critique à l’égard de la construction conventionnelle, mais tout aussi centrale dans l’engagement de certain·es praticien·nes, l’Association nationale des professionnels de la terre crue (AsTerre) constitue un autre exemple de réseau national. Fondée en 2006, elle réalise des rencontres thématiques exclusivement dédiées à la construction en terre pour fédérer les acteurs et multiplier les échanges aux échelles nationale et internationale, développer des formations sur la terre et rédiger des règles professionnelles pour codifier la mise en œuvre technique des procédés de construction en terre.

Les perspectives de développement promues par ces deux réseaux permettent de caractériser un clivage fondamental par les praticien·nes qui se réfèrent à ce matériau dans leur activité professionnelle : maintenir le fonctionnement actuel ou industrialiser la construction en terre. Ce clivage est accentué à la suite du Grenelle de l’environnement de 2007 lorsque l’action publique promeut les matériaux écologiques. Son histoire permet de mesurer le décalage entre la construction écologique en tant que catégorie d’action publique et la définition défendue par ces praticien·nes.

Figure 2. Maison individuelle en pisé de terre en Auvergne-Rhône-Alpes

Photographie : Victor Villain, 2017.

La résistance à l’imposition de la définition dominante de la construction écologique

En 2010, le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (MEDDE) impulse des programmes visant à rendre compétitives des filières stratégiques. Dans ce contexte, un groupe de travail spécialement dédié à la terre crue est mis en place par la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP). L’objectif visé est de rédiger des règles professionnelles pour ajuster les conditions d’exercice de la construction en terre aux exigences de la construction conventionnelle et ainsi permettre un usage plus large du matériau en améliorant sa viabilité économique, en facilitant les démarches en matière d’assurabilité et en disposant de référentiels techniques pour les enseignements et les formations professionnelle et continue.

Lors du groupe de travail, la rédaction des règles professionnelles est remise en cause puisqu’elle est envisagée de façon centralisée et sans praticien·ne de la construction en terre. Des tensions émergent entre les partisan·nes d’une reconnaissance de la diversité des procédés de construction et de l’hétérogénéité du matériau et ceux-celles qui défendent la codification centralisée de procédés et matériaux. Établir des règles de mise en œuvre de la terre crue implique l’utilisation de produits normalisés, ce qui conduit à déléguer un pouvoir particulier aux instances chargées de leur évaluation et de leur contrôle pour définir a priori et ex situ la viabilité de leur emploi pour la construction. L’espace des possibles se trouve ainsi restreint par une appropriation privée des moyens de production matériels et symboliques, définissant le matériau et le cadre d’exercice du métier légitimes.

En raison de la mobilisation des praticien·nes, des textes de références techniques, dits « guides de bonnes pratiques », sont rédigés de façon décentralisée par des praticien·nes pour tenir compte de la diversité des procédés de construction (bauge, pisé, torchis, adobe, enduits en terre). Sans fermer l’espace des possibles en matière de construction pour les praticien·nes, ces documents constituent un atout pour négocier avec les assureur·es et pour former d’autres praticien·nes. Ils permettent également de maintenir le fonctionnement actuel de l’activité et contribuent à tenir à distance la définition dominante de la construction écologique.

La perspective d’un développement industriel de la construction en terre en France est apparue au début des années 1980 (Villain 2020). Construire aux marges de la construction conventionnelle permet aux praticien·nes de se structurer et d’entretenir des pratiques, des représentations et des relations en décalage avec le mode de production dominant et avec la définition dominante de la construction écologique. Leur activité et leur militantisme font valoir une forme de résistance à l’imposition d’une hiérarchie sociale des matériaux qui déclasse la terre crue en comparaison des matériaux conventionnels. Le faible marché actuel de la terre crue dans le champ de la construction résulte en partie de cette violence symbolique. D’ailleurs, l’industrie cimentière mène des recherches sur des produits à base de terre, comme en témoignent les innovations récentes sur la terre coulée. Ces innovations ont le mérite de prêter un intérêt à un matériau écologique, mais il s’agit surtout pour l’industrie cimentière de poursuivre la production de ciment et de le vendre sous une forme écologiquement plus acceptable, sans pour autant lui procurer les atouts de la terre crue.

Bibliographie

  • Le Velly, R. 2017. Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence, Paris : Presses des Mines.
  • Rodet, D. 2013. Une production engagée : sociologie des labels, chartes et systèmes participatifs de l’économie solidaire, thèse de doctorat en sociologie, Conservatoire national des arts et métiers.
  • Villain, V. 2020. Sociologie du champ de la construction en terre crue en France (1970-2020), thèse de doctorat en science politique, Université Lyon 2.

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Pour citer cet article :

Victor Villain, « La construction de logements en terre crue : un engagement social et environnemental », Métropolitiques, 8 juin 2023. URL : https://metropolitiques.eu/La-construction-de-logements-en-terre-crue-un-engagement-social-et.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1923

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