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Paris Rive Gauche (photo : Arthur Weidmann-CC BY-SA 2.0)
Essais

Dans les métropoles françaises, un parc locatif capté par des « particuliers professionnalisés »

Alors que les analyses sur les formes de financiarisation du logement en France se multiplient, Nordine Kireche rappelle que le parc locatif privé, y compris dans les métropoles, appartient en majorité à des particuliers, dont les investissements ont été favorisés ces dernières années.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

En dépit de l’appétit croissant des grands investisseurs pour les classes d’actifs résidentiels, les propriétaires particuliers possèdent et gèrent la majorité du parc locatif privé français, y compris au cœur des métropoles. La crise financière de 2008 n’a pas constitué un tournant à cet égard.

Pour expliquer la capacité des particuliers à agir de manière stable dans les grands centres urbains français, il faut s’intéresser aux dispositifs juridiques et fiscaux discrets qui leur permettent d’y opérer, ainsi qu’aux pratiques bancaires qui favorisent le multi-investissement. Dans les deux cas les particuliers doivent se « professionnaliser » pour accéder à ces avantages.

On le comprend en combinant les données statistiques sur le parc locatif français à des entretiens menés auprès de particuliers qui ciblent spécifiquement le cœur des métropoles françaises [1].

L’investissement locatif privé des métropoles : un angle mort

La forte tension locative dans les grands centres urbains français et le contexte de taux historiquement bas depuis 2015 ont réactivé l’intérêt des grands investisseurs pour le logement. Les mouvements de marché observés au cours des dernières années – essentiellement en Île-de-France – font écho à l’intérêt croissant des investisseurs institutionnels (assurances, mutuelles, fonds de pensions…) et des fonds dits alternatifs (Hedge Funds, Private Equity…) pour le logement dans diverses zones géographiques du monde, comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne (Brill et Durrant 2021) ou encore au Japon (Aveline-Dubach 2022) [2]. Cette littérature indique que les métropoles mondiales sont particulièrement visées, et à travers elles les ménages assez aisés pour y payer des loyers parfois au-dessus des prix de marché, mais qui n’ont pas pour autant la capacité d’accéder à la propriété, faute de solvabilité ou parce qu’en situation de mobilité.

En France, c’est l’immobilier de bureau qui a les faveurs des grands investisseurs privés depuis les années 1990, tandis que le logement est resté à la marge de ce phénomène de financiarisation (Nappi-Choulet 2011, 2012). La crise financière mondiale de 2008 n’a pas provoqué de sous-capitalisation des acteurs classiques de l’investissement que sont les bailleurs sociaux et les particuliers, et n’a donc pas ouvert la porte à des acteurs opportunistes, qui achètent au plus fort de la crise pour revendre plus tard, comme en Espagne par exemple (Vives-Miró 2018). Des travaux récents pointent cependant un retour des institutionnels dans le logement, en particulier via le « logement locatif intermédiaire », qui repose sur la construction publique d’un marché attractif à leur destination (Halbert 2018 ; Bigorgne et Le Corre 2021).

Si cette dynamique est réelle, et caractérisée par des données de marché ou des articles de presse, elle doit être fortement relativisée, car largement distancée par la production historiquement élevée de prêts à l’habitat aux particuliers par les banques, au titre de leurs résidences principales mais aussi de leurs investissements locatifs (Kireche 2021) [3].

Des travaux plus anciens avaient quant à eux mis en lumière une évolution des politiques du logement à partir des années 1980 pour favoriser la contribution des particuliers au logement locatif en France, notamment via les dispositifs de défiscalisation qui se sont succédé depuis lors. Ils associent tous un soutien à la filière logement, par une stimulation de la production neuve, à une réduction d’impôt pour les ménages [4] (Michel 2000 ; Pollard 2010). La manière dont des acteurs locaux privés et publics s’en sont saisis a paradoxalement favorisé une production de logement dans les villes petites et moyennes, là où le foncier est plus abordable, mais où la demande locative est plus faible (Vegriete 2012). Pour des raisons d’équilibre économique, les circuits de la défiscalisation ne mènent pas à investir au cœur des métropoles, du fait de plusieurs contreparties, comme le plafonnement des loyers et des prix d’acquisition plafonnés [5].

Ainsi, ni l’approche par la « financiarisation », ni celle par la « défiscalisation » ne permettent d’expliquer qui fait le marché locatif privé des grandes métropoles françaises.

Ces particuliers qui font les marchés locatifs métropolitains

D’après les statistiques disponibles, la propriété des logements locatifs était en 2018 encore massivement aux mains des bailleurs sociaux (41,8 % en comptant toutes les catégories de bailleurs sociaux) et plus encore des particuliers (56,56 %), tandis que la contribution des personnes morales « privées » (compagnies d’assurances, caisses de retraite, SCPI, foncières) est devenue résiduelle au fil du désengagement des institutionnels du logement [6].

Figure 1. Évolution de la contribution des différentes catégories de bailleurs français au parc locatif (en % du parc total de logements locatifs)

Source : INSEE – SDES 2018.

Des données récentes de l’INSEE permettent de mieux cerner le poids des particuliers dans les marchés locatifs locaux, et notamment celui des 7,3 millions de ménages qui possèdent deux logements ou plus, en nom propre ou via des Sociétés civiles immobilières (SCI) [7]. Elles témoignent d’abord des logiques d’accumulation de patrimoine immobilier à l’œuvre : notamment via les SCI : plus les ménages ont de logements, plus ils ont recours à cette forme juridique (cela concerne environ 40 % du patrimoine des personnes ayant vingt logements ou plus) [8]. Et sans surprise, plus ils possèdent de logements, plus ils les louent : les ménages qui possèdent cinq logements ou plus mettent en location environ 40 % de leurs biens, et cette proportion monte à 71,1 % pour ceux qui possèdent plus de vingt logements [9]. Enfin, l’INSEE confirme une double forme de concentration du logement locatif détenu par des particuliers. D’abord 3,5 % des ménages détiennent la moitié de ces logements. Ensuite ces biens se concentrent dans les grandes aires urbaines : les ménages propriétaires de cinq logements et plus possèdent plus de 58 % des logements en location à Paris, et 57 % à Lyon, 56 % à Marseille, 62 % à Lille.

Ces particuliers qui choisissent d’accumuler les opérations au cœur des grands centres urbains y trouvent nombre d’avantages spécifiques : tension locative et pouvoir d’achat des locataires élevés (cadres, expatriés…), perspective de plus-value et qualité de la transmission aux héritiers à long terme, voire appartenance à un marché mondial d’immobilier de luxe. Aujourd’hui, ils y investissent surtout selon des stratégies dites « patrimoniales » – de conservation et de transmission des biens – compte tenu de la dégradation des rendements locatifs des dernières années, sur fond de hausse des prix immobiliers décorrélée de celle des loyers [10]. Ce constat est d’autant plus vrai à Paris, ou à l’échelle du Grand Paris, qui compte nombre de communes parmi les plus chères de France.

Une démarche entrepreneuriale, facilitée par des dispositifs fiscaux et bancaires discrets

Les investisseurs qui ciblent le cœur des métropoles sont beaucoup moins guidés commercialement que les ménages acquéreurs de logements de type « Pinel ». Des prestations « clés en main » existent bien, mais sur des niches de marché. Des sociétés commercialisent par exemple des logements locatifs en dispositif « Malraux », à partir de la rénovation complète d’immeubles dans des centres anciens avec une valeur patrimoniale et architecturale. De manière générale, les ménages investisseurs restent dépendants d’un certain nombre d’acteurs qui viennent les professionnaliser dans le montage juridique et fiscal de leurs opérations, le financement, la sélection et mise sur le marché des biens : notaires, fiscalistes, banquiers, agents immobiliers, professionnels du bâtiment… Cette catégorie d’investisseur renverse donc la démarche, et adopte une méthode de type entrepreneuriale, selon trois étapes fortement interdépendantes : sélection du bien locatif, choix juridiques et fiscaux et montage du financement.

La sélection du bien locatif, tout d’abord, est le fruit d’une réflexion de l’investisseur sur la demande locative sur un territoire donné, en fonction de l’offre de transport, du bassin d’emploi, de la présence d’universités, d’administrations, du tourisme…

Vient ensuite le montage juridique et fiscal de l’opération. Les entretiens réalisés indiquent que deux dispositifs se distinguent fortement dans ce monde d’investisseurs : les statuts LMNP/LMP (location meublée non professionnelle/professionnelle), dans le cas d’un achat en nom propre (y compris dans l’ancien), et le passage par une SCI « à l’IS » (à l’impôt sur les sociétés). Ces deux options juridiques et fiscales proposent des mécanismes d’amortissement comptable qui permettent de déduire un ensemble de frais – y compris la perte de valeur théorique du bien – ce qui constitue un effet d’aubaine fiscal compte tenu de la prise de valeur réelle des biens sur le long terme. Elles laissent de surcroît des marges de manœuvre importantes à l’investisseur, en n’imposant ni publics cibles, ni plafonds de loyer, ni géographie particulière face à l’obtention de l’avantage fiscal. Autrement dit, elles sont parfaitement adaptées au multi-investissement dans le cœur des métropoles.

La dernière étape concerne la demande de financement. En ciblant les métropoles, ces investisseurs accroissent leurs capacités à obtenir des financements bancaires. L’accord de financement passe en effet par une revue des risques : situation professionnelle et revenus des emprunteurs, caractéristiques du bien. Les banques, ainsi que les organismes de cautionnement, regardent de près la localisation du bien, car elle offre des garanties à la fois sur le niveau de demande locative et sa revente en cas de sinistre sur le prêt.

Par ailleurs les « particuliers professionnalisés » forgent au fil des démarchages et opérations des relations étroites avec des directeurs d’agences bancaires aux pouvoirs de décision importants, qui peuvent agir sans en référer à leurs sièges, et favoriser ainsi l’accumulation d’opérations.

En définitive, des choix de politiques publiques discrets et de long terme, couplés à des pratiques bancaires favorables expliquent les capacités de certains particuliers à agir sur les marchés locatifs les plus tendus et attractifs, selon des stratégies de plus en plus « patrimoniales ».

Le contexte de taux bas, depuis 2015, a certes contribué au regain d’intérêt des investisseurs institutionnels pour le logement, mais il a tout autant permis aux particuliers de bénéficier de conditions de financement très favorables : en témoignent les niveaux élevés de production de crédit à l’habitat des dernières années, y compris pour le locatif. Le « retour » des institutionnels dans le résidentiel n’aura alors sans doute pas d’impact statistique significatif, à moins qu’il ne soit accompagné de choix politiques visant à réduire les marges de manœuvre fiscales et bancaires de ces « particuliers professionnalisés ».

Bibliographie

  • Aalbers, M. B. 2017. « The Variegated Financialization of Housing », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 41, n° 4, p. 542-554.
  • Aveline-Dubach, N. 2022. « The Financialization of Rental Housing in Tokyo », Land Use Policy, vol. 112.
  • Bergerand, M. 2020. « L’éternel retour du “parc social de fait” », Métropolitiques.
  • Bigorgne M. et Le Corre, T. 2021. « Une tentative de financiarisation du logement en France. Le Fonds de logement intermédiaire de la CDC », Métropolitiques.
  • Brill, F. et Durrant, D. 2021. « The Emergence of a Build to Rent Model : The Role of Narratives and Discourses », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 53, n° 5, p. 1140-1157.
  • Fernandez, R. et Aalbers, M. B. 2016. « Financialization and Housing : Between Globalization and Varieties of Capitalism », Competition and Change, vol. 20, n° 2, p. 71-88.
  • Halbert, L. 2018. « Infrastructures financières et production urbaine : quatre circuits de financement de l’immobilier locatif en France métropolitaine », Espaces et sociétés, n° 174, p. 71-86.
  • Kireche, N. 2021. « Panorama de l’investissement dans l’immobilier résidentiel en France » (Working paper n° 1), École urbaine de Sciences Po, Chaire « Villes, Logement, Immobilier ».
  • Michel, H. 2000. « Propriété », in Propriétaires : politiques publiques et groupes d’intérêt dans le secteur immobilier en France, thèse de l’EHESS, Paris.
  • Nappi-Choulet, I. 2011. « La financiarisation des quartiers d’affaires : l’exemple de “Cœur Défense” », Esprit, 2011/11, p. 30-43.
  • Nappi-Choulet, I. 2012. « Le logement, laissé-pour-compte de la financiarisation de l’immobilier », Esprit, 2012/1, p. 84-95.
  • Pollard, J. 2010. « Soutenir le marché : les nouveaux instruments de la politique du logement », Sociologie du travail, vol. 52 n° 3.
  • Trouillard, E. 2014. « L’ancrage territorial des “résidences avec services” privées en IDF : une géographie d’actifs immobiliers financiarisés ? », L’Espace géographique, vol. 43, n° 2, p. 97-114.
  • Vergriete, P. 2013. La Ville fiscalisée. Politique d’aide à l’investissement locatif, nouvelle filière de production du logement et recomposition de l’action publique locale en France (1985-2012), thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et Urbanisme, Université Paris-Est.
  • Vives-Miró, S. 2018. « New Rent Seeking Strategies in Housing in Spain after the Bubble Burst », European Planning Studies, vol. 26, n° 10, p. 1920-1938.
  • Wijburg, G., Aalbers, M. B. et Heeg, S. 2018. « The Financialisation of Rental Housing 2.0 : Releasing Housing into the Privatised Mainstream of Capital Accumulation », Antipode, vol. 50, n° 4, p. 1098-1119.

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Pour citer cet article :

Nordine Kireche, « Dans les métropoles françaises, un parc locatif capté par des « particuliers professionnalisés » », Métropolitiques, 23 janvier 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Dans-les-metropoles-francaises-un-parc-locatif-capte-par-des-particuliers.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1875

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