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Essais

Les organismes de foncier solidaire face aux contraintes du marché

Créés en 2014 par la loi ALUR pour pérenniser les aides à l’accession abordable, les organismes de foncier solidaire (OFS) se sont multipliés en France. Hélène Morel montre qu’ils répondent en partie aux tensions du marché du logement, mais ne résolvent pas la compétition entre opérateurs pour l’accès au foncier.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

En novembre 2018, à Lille, lors des premières rencontres du Réseau des organismes de foncier solidaire (OFS), Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement, affirme qu’à ses yeux « le dispositif OFS-Bail réel solidaire est une des solutions qu’il faut absolument développer pour permettre le logement abordable. C’est la meilleure solution contre l’inflation foncière. Je n’en ai pas trouvé de meilleure. Notre enjeu collectif c’est de dupliquer, de massifier ». Créé en 2014 et 2015, puis précisé par des décrets d’application en 2017, le dispositif rencontre un succès rapide – une centaine d’OFS a été créée en cinq ans – et fait l’objet d’espoirs et attentes importants. Ce texte présente quelques limites et détournements du dispositif, contraint par la compétition autour de l’accès au foncier et en attente de régulation de la part des collectivités locales [1].

À l’origine des organismes de foncier solidaire français : les limites des aides publiques à l’accession

Parmi les symptômes de la crise du logement qui grandit à partir des années 2000, les ménages modestes rencontrent de plus en plus de difficultés à devenir propriétaires. Qu’on la nomme inflation ou spéculation, la hausse du prix des terrains a rendu le montage économique des opérations de plus en plus difficile.

Pour faciliter l’achat, des aides publiques sont mises en œuvre au cours des années 2000 : TVA réduite, prêts aidés, subventions ou encore décotes foncières. Ainsi, depuis 2008, la ville de Lille a fixé dans son PLH (programme local de l’habitat) un cap de 15 % d’accession abordable, soutenue par des réductions de coûts fonciers et/ou des subventions pouvant s’élever jusqu’à 8 000 euros par logement. Cependant, la ville constate rapidement les limites de ces aides : « si les effets de ces politiques ont été immédiats, elles ne résistent pas à l’épreuve du temps. Les contributions financières apportées par le secteur public ont en effet été perdues après la revente des premiers logements sur le marché privé » (Boulanger et Pialucha 2019, p. 1) [2].

Le même phénomène touche les logements en accession sociale via le dispositif PSLA (Prêt social location accession). Lors de la revente, les premiers accédants réalisent une plus-value importante, tandis que tous les efforts consentis par les pouvoirs publics sont « perdus ». L’exemple d’une résidence à Guéthary (petite commune sur la côte basque) illustre bien les limites du dispositif. Construite par une coopérative HLM, sur un terrain décoté par la municipalité, elle devait loger des ménages qui travaillent dans la commune mais ne parviennent pas à y acheter. Le projet fonctionne initialement, puisqu’un appartement T3 est commercialisé autour de 152 000 euros. Mais lors de la revente, au bout de onze ans, après la fin des clauses anti-spéculatives, un de ces appartements devient une résidence secondaire cédée à 400 000 euros. En effet, si des clauses anti-spéculatives peuvent être justifiées en contrepartie d’une aide publique, elles doivent rester limitées dans le temps sous peine d’être défaites devant les tribunaux. Le droit de la propriété en France ne permet pas de limiter les droits des propriétaires sur le très long terme.

Dissocier le foncier du bâti pour pérenniser les aides publiques

Dans de très nombreux territoires, les limites de ces dispositifs interrogent la pertinence du soutien public à l’accession. En 2013, Audrey Linkenheld, élue au logement de la ville de Lille, députée du Nord et rapporteure de la loi ALUR, propose un amendement qui crée un nouvel acteur dans le champ du logement abordable : l’Organisme de foncier solidaire (OFS). Inspiré du modèle états-unien des Community Land Trust, sans but lucratif, sa vocation est de réaliser une « dissociation » entre le foncier, qu’il acquiert, et le bâti. Dans l’exposé sommaire de l’amendement, il est précisé que ces OFS « sont des organismes d’aménagement foncier dont le principal objet est de mettre à disposition du foncier, bâti ou non, pour la production de logements abordables, en location ou en accession à la propriété, tout en préservant leur accessibilité économique sur le très long terme, au fil des locations ou des reventes ».

Pour définir la nouvelle forme de « propriété dissociée » de ces logements, le Bail réel solidaire (BRS) est inventé en 2015. Par ce contrat d’une durée de 18 à 99 ans, l’OFS consent des droits réels [3] sur un logement en résidence principale à un ménage sous condition de ressources. Les accédants possèdent donc des droits sur leur logement, mais pas la propriété complète. Ils peuvent jouir librement de leur bien, dans la limite des clauses du Bail réel solidaire. Ces conditions sont notamment le paiement d’une redevance à l’organisme pendant toute la durée du contrat et l’encadrement du prix à la revente. À chaque mutation, vente ou succession, le contrat est « rechargé » pour sa durée initiale et s’applique au nouvel acquéreur. La plus-value du vendeur est limitée et le logement reste durablement accessible à des ménages modestes. Pensée par une élue municipale entourée d’autres acteurs des territoires, depuis le début, la réglementation des OFS est très souple pour s’adapter aux besoins locaux. Leur statut et leur gouvernance interne sont laissés libres. De même, les clauses du contrat BRS sont très peu encadrées.

Figure 1. Articulation entre les instruments OFS et BRS

Hélène Morel pour Arecoop.

Des logements durablement abordables

L’accessibilité des logements en BRS repose sur le modèle économique de l’OFS et le principe de dissociation. L’organisme achète le terrain en mobilisant soit des subventions, soit un emprunt, souvent les deux. La plupart du temps, l’OFS ne fait pas la promotion immobilière. Pour construire des logements neuf en BRS, il contractualise avec un promoteur HLM ou privé via un premier contrat que les professionnels nomment « BRS opérateur ».

Le ménage, de son côté, fait un emprunt et mobilise son apport pour acheter les « droits réels » au promoteur. Le BRS de l’opérateur lui est « transféré » après agrément de l’OFS. L’accédant paie en outre une redevance mensuelle à l’OFS pour l’usage du foncier ; cette redevance permet à l’organisme d’assumer le financement de la charge foncière et ses coûts de fonctionnement. À court terme, ce dispositif représente un avantage certain pour les ménages, puisqu’il réduit le montant de l’acquisition, auquel s’ajoute, il est vrai, la redevance. Lorsque la Caisse des dépôts prête de l’argent à l’OFS pour financer le terrain, elle le fait sur des durées bien plus longues que les banques de particuliers, si bien que le coût du sol pèse moins mensuellement sur les accédants. Un prêt bancaire particulier de vingt ou vingt-cinq ans ne leur aurait pas permis d’acheter bâti et foncier sur le marché libre. À long terme, le prix étant limité lors des reventes, le logement reste durablement accessible aux ménages modestes. Les aides publiques, notamment la TVA réduite, servent à plusieurs générations d’habitants. La charge foncière est répartie sur les « propriétaires » successifs. Ainsi, les OFS et BRS ont été créés pour permettre la production de logements abordables par l’effet de la dissociation et pour maintenir ce parc hors du marché en encadrant le prix de revente. La visée principale de ce montage est donc la pérennité. Contrairement à d’autres formes d’accession abordable, un logement BRS est par définition anti-spéculatif pour les ménages.

Figure 2. Déroulement d’une opération neuve en BRS

Hélène Morel pour Arecoop.

Limites du dispositif et risques de détournements

Si l’augmentation du prix des logements est contenue par le dispositif, rien en revanche n’est prévu dans la loi pour agir sur l’achat du foncier par l’organisme. Arnaud Portier, directeur de l’EPFL du Pays Basque, agréé OFS, décrit même le dispositif comme un « formidable outil de spéculation foncière ». La concurrence entre promoteurs, dans un contexte général de hausse des prix, les incite à proposer des montants toujours plus élevés aux propriétaires fonciers. Ces derniers sont d’ailleurs tentés par la rétention en cas de baisse. Nombre de promoteurs mesurent la perversité de cet engrenage, dont ils ne parviennent pourtant pas à sortir. Certains en viennent à demander l’intervention de la puissance publique pour limiter les prix du foncier, appelant parfois à une municipalisation des sols.

L’achat d’un terrain par l’OFS ne protège pas automatiquement de la spéculation sur le foncier. Au contraire, la dissociation donne une nouvelle possibilité d’acheter des charges foncières élevées grâce aux financements de long terme. De plus, les organismes n’ont souvent pas beaucoup de moyens pour prospecter des terrains. Dans les faits, si les collectivités ne les fournissent pas, ce sont les promoteurs privés ou HLM qui les leur apportent. Lorsque les OFS sont nombreux, on peut craindre une concurrence entre eux autour du foncier. Le risque est alors que les promoteurs proposent les fonciers aux OFS les plus offrants. Sous la pression d’injonctions publiques ou de stratégies internes, ces derniers pourraient céder à cette « course aux terrains ». La bouffée d’air frais que représente la dissociation risque ainsi de disparaître. Que se passera-t-il dans dix ans quand ce mécanisme aura à son tour poussé les prix fonciers jusqu’au point de rendre la production impossible ? Cette préoccupation est particulièrement présente là où les OFS agréés sont nombreux et les marchés fonciers tendus, comme au Pays Basque. Ici, en octobre 2021, on comptait sept à huit OFS en capacité d’intervenir sur le territoire (pour un peu plus de 300 000 habitants dans l’agglomération) et dix-sept agréés en Nouvelle Aquitaine.

La prise en charge du foncier par un OFS facilite le travail de promotion. Le fait de sortir cette charge améliore le bilan économique, ce qui peut se traduire par un prix de vente plus bas, une marge plus grande, ou un peu des deux. Mais créer ou participer à un organisme de foncier solidaire représente surtout une prise de risque. Il faut gérer les baux, facturer les redevances, ainsi qu’indemniser les ménages qui ne parviennent pas à revendre puisqu’il s’agit d’une accession sécurisée. Comme ces organismes sont à but non lucratif, les risques ne sont compensés par aucune perspective de bénéfice. Il y a donc peu d’intérêt pour les acteurs de la production à s’engager dans un OFS, si ce n’est pour trouver des fonciers pour produire. En revanche, la production peut être source d’enrichissement pour le propriétaire foncier initial qui peut vendre son terrain plus cher à l’OFS, mais aussi pour le promoteur et les entreprises, en leur permettant des marges plus importantes.

Figure 3. Les possibles enrichissements dans le circuit de financement des logements en BRS

Illustration : Hélène Morel.

En s’associant aux OFS, les acteurs du logement social remplissent leur mission d’intérêt général tout en sécurisant en partie leur capacité à construire, notamment en facilitant le montage financier des opérations. Leurs statuts limitent la lucrativité et ils sont soumis au code des marchés publics, ce qui prévient une part des risques de détournements du dispositif. En revanche, les grands promoteurs privés (qui n’y sont pas soumis) commencent également à se faire agréer en tant qu’OFS. Ils pourraient notamment passer par des fondations d’entreprises vers lesquelles ils peuvent défiscaliser. Dans les zones très tendues, ils sont prêts à porter les risques du rôle d’OFS si cela leur permet d’échapper aux règles posées par les OFS avec lesquels ils collaboraient jusque-là, comme l’obligation de coproduction avec un organisme HLM, la participation aux risques de l’OFS ou encore l’encadrement des prix de vente et des redevances.

Enfin, les risques de détournement existent aussi du côté des collectivités locales. Le BRS peut être utilisé pour échapper aux obligations de construction de logements locatifs sociaux (car il est compté au titre de l’article 55 de la loi SRU) ou favoriser les habitants déjà implantés. Les motifs de recours à ce nouveau mode d’accession sont parfois purement économiques. Certaines collectivités essayent de vendre leurs fonciers un peu plus chers que pour du locatif social. D’autres préfèrent le BRS, qui leur laisse le choix de percevoir la taxe foncière ou d’en exonérer les habitants, par rapport à l’autre dispositif d’accession sociale, Prêt social location-accession (PSLA), qui en est exonéré réglementairement pendant quinze ans.

Une attente de régulation publique locale des marchés

Les acteurs de la production du logement – privés et HLM – mesurent les risques de détournements des OFS et BRS, ce qui renforce l’attente de régulation. À l’échelle nationale, le réseau Foncier Solidaire France, officialisé en 2021, cherche à améliorer le dispositif par des échanges avec l’État. Si certaines modifications structurelles doivent être nationales, les acteurs attendent surtout des régulations locales adaptées aux contextes et besoins de chaque territoire. À cette échelle, le dispositif pourrait être utilisé pour lutter contre la spéculation foncière. Parmi les mesures proposées, des critères plus sélectifs pourraient être adoptés localement pour limiter les agréments de nouveaux OFS et freiner ainsi les phénomènes de concurrences. Par ailleurs, comme certains territoires ont plafonné le prix des Vente en l’état futur d’achèvement (Véfa) pour les opérateurs HLM, l’achat de terrains par les OFS pourrait aussi être encadré (Hincker Jourdheuil 2019). Par exemple, le règlement intérieur de l’OFS malouin, dont la collectivité fait partie, limite la charge foncière à 400 euros/m2 de surface habitable (SHAB). Enfin, les règles d’urbanisme peuvent également réguler les prix de sortie des logements et les objectifs de production.

Mais surtout, la majorité des acteurs pionniers insistent sur le fait que les OFS et BRS ne sont qu’un outil parmi un très grand nombre au service des politiques publiques locales de l’habitat. Ils rappellent qu’il est dangereux de considérer les OFS-BRS comme un mode de production. Il s’agit plutôt d’un outil de gestion de long terme de l’offre de logement et de la politique de peuplement. Les dérives expliquées dans cet article viennent de ce malentendu. Nathalie Desmelay, de la métropole de Rennes, s’inquiète de cette confusion lors d’un entretien en juillet 2020 : « Alors que la fonction première des OFS était la gestion de longue durée, comment cela a-t-il pu être déformé pour devenir un outil de pénétration du marché ponctuellement ? » Cette confusion révèle, en creux, les limites de la régulation des marchés fonciers.

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Pour citer cet article :

Hélène Morel, « Les organismes de foncier solidaire face aux contraintes du marché », Métropolitiques, 23 octobre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Les-organismes-de-foncier-solidaire-face-aux-contraintes-du-marche.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1962

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