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Du succès à la crise : une fabrique spécifique du logement à La Havane ?

La singularité des politiques résidentielles de La Havane à l’échelle de l’Amérique latine est-elle en train de s’atténuer ? Laurine Chapon questionne les mutations de la production du logement, de la redistribution socialiste à la crise systémique, sur fond de montée des inégalités.

Mariame est née en 1947 dans une famille de paysans du centre de Cuba. Elle participe à la Révolution socialiste de 1960 et devient en 1965 cuisinière dans une école de La Havane, emploi qui lui permet d’obtenir en 1975 un appartement dans la ville nouvelle d’Alamar, à l’est de la capitale. Ce logement moderne améliore considérablement ses conditions de vie et incarne le succès de la politique du logement révolutionnaire. En 2023, neuf personnes vivent dans cet appartement de 50 m2, doté d’une seule chambre et largement dégradé : Mariame et son époux, leur fille, leurs deux petites-filles et leurs quatre arrière-petits-enfants. Ces derniers n’ont pas bénéficié, après les années 1990, des mêmes politiques redistributives que leurs parents et la famille est contrainte de cohabiter, faute d’argent pour s’autonomiser. Leur trajectoire résidentielle révèle à la fois les succès et les limites de la politique du logement socialiste, dans un contexte de crise socio-économique et politique du régime et alors que les sanctions étasuniennes pèsent toujours sur l’île. La crise du logement entraîne une mutation des modes de la fabrique urbaine ; d’une ville produite par l’État, les habitant·es sont devenus des acteurs essentiels de cette fabrique, comme dans de nombreuses autres villes des Suds, dans un contexte d’accentuation de la précarité résidentielle et d’augmentation des inégalités.

L’objectif de cet article est d’apprécier à la fois l’importance déterminante des politiques socialistes sur les trajectoires résidentielles et sur les modes de fabrique de la ville et d’analyser les ressorts de la crise du logement en cours. Je m’appuie sur une enquête ethnographique réalisée à La Havane entre 2021 et 2024 dans la ville nouvelle d’Alamar, l’ancien quartier portuaire et industriel de Regla et dans les marges rurales de Campo Florido. Plus de quatre-vingts récits de vie avec des familles et une vingtaine d’entretiens avec des professionnels de la ville ont été réalisés. L’enquête mobilise la vaste littérature qui questionne les « crises » cubaines et les modalités spécifiques d’habiter, où la lucha et le resolver, qu’on peut traduire par la lutte et la débrouille, sont centraux (Mulet Pascual 2016 ; Bloch 2018). Elle s’inscrit aussi dans la continuité des travaux portant sur La Havane et le logement (Vincenot 2016 ; Geoffray 2013 ; Pleyan 2020 ; Jolivet et Alba-Carmichael 2021). Je montrerai dans une première partie comment les politiques du logement socialiste ont façonné la morphologie de la capitale cubaine, produisant une ville singulière dans le paysage métropolitain latino-américain. Je décrirai dans un second temps les formes actuelles de la crise du logement cubaine et comment celle-ci transforme les modes de la fabrique urbaine.

Démarchandiser et (re)distribuer le logement (1960-1990)

La politique socialiste du logement repose sur un principe social de (re)distribution du parc immobilier, qu’illustre la figure 1 : « La réforme urbaine est en marche ! Car le peuple a le droit au logement ». La loi de réforme urbaine de 1960 transfère la propriété des biens aux personnes locataires et réattribue une partie du parc immobilier laissé par les exilés. Les femmes seules, avec enfants, sont prioritaires dans l’accès à des logements temporaires et collectifs (les albergues). Des politiques sectorielles successives distribuent aussi des logements aux travailleurs des différents secteurs, comme les médecins, les ouvriers de certaines usines d’État, les militaires ou les professeurs. Cette distribution est gérée par une multitude d’acteurs à différentes échelles. L’attribution d’appartements, maisons, chambres et logements sociaux se joue dans les centres de travail et les bureaux du logement de chaque municipalité, en concertation avec le parti et les organisations de masse et à travers les réseaux d’interconnaissance et de voisinage.

Figure 1. Promotion de la loi de réforme urbaine dans le journal local El Pais en 1960

Source : El Pais, Bibliothèque nationale de La Havane.

Cette ventilation des logements vise ainsi à garantir un toit à tous les habitant·es, qui accèdent massivement à la propriété. Pour assurer la fonction sociale du logement, le gouvernement révolutionnaire adopte également dès 1960 des mesures visant à démarchandiser ce secteur et à limiter la spéculation foncière et immobilière. L’achat-vente de biens immobiliers est interdit jusqu’en 2011 et le foncier est nationalisé et encadré (Muñoz Hernández et González 2015 ; Trefftz 2011). Les Cubain·es peuvent seulement échanger leur logement, à travers une procédure de permutation (permuta). La multipropriété immobilière est aussi interdite, tout comme l’achat direct par des étrangers. Ces politiques révolutionnaires créent de la mixité socio-résidentielle dans l’ensemble de la capitale, où les formes de la ségrégation sont relativement peu marquées (Geoffray 2013).

Densifier et produire la ville nouvelle socialiste

L’attribution d’un logement pour tous repose sur une redistribution du parc immobilier laissé vacant par les forts mouvements migratoires et sur des constructions nouvelles, essentiellement sous forme de grands ensembles. Deux villes socialistes sont réalisées (Alamar et San Augustin), ainsi qu’une multitude de petits projets dans toutes les villes du pays (González Couret 2020). Les bâtiments d’Alamar sont construits dans les années 1970 et 1980 sur une idée originale de Fidel Castro et avec des capitaux soviétiques. Plus de 100 000 personnes vivent aujourd’hui dans ce quartier construit par le système des microbrigades (figure 2). Une microbrigade était formée de personnes volontaires, détachées du centre du travail qui les employaient habituellement, souvent pour des fonctions tout autre, et participant au chantier. Un appartement leur était ensuite attribué par ce même centre de travail, selon leur mérite supposé et les besoins de la famille. Le matériel de construction et le foncier étaient attribués par l’État (Mathéy 1989).

Figure 2. Édifices de microbrigades et petit parc public dans le quartier d’Alamar, Habana del Este

Photo : L. Chapon, 2023.

Commerces, écoles, hôpitaux, cinéma, piscines et usines ont aussi été installés afin de rendre ce nouvel espace urbain indépendant et fonctionnel. Il est de plus relié au centre par des lignes de bus. Le principe de densification a guidé ces aménagements. Le plan d’urbanisme 2020-2030 réaffirme ces principes et encourage la réhabilitation du bâti dans les espaces centraux plutôt que des constructions nouvelles. Grâce à la politique de (re)distribution des logements, aux constructions nouvelles dans les périphéries, à la politique de rééquilibrage à l’échelle nationale [1] et au contrôle strict des mobilités internes [2], La Havane n’a pas connu d’étalement urbain, contrairement à de nombreuses métropoles latino-américaines (Muñoz Hernández et Rouco Méndez 2019).

Une ceinture de petits logements précaires a certes émergé dans les années 1990 dans les interstices ruraux de la capitale, lors de la crise consécutive à la chute de l’URSS, mais leur nombre reste très limité. Les habitant·es sont intégré·es et ont accès aux services élémentaires (écoles, dispensaires médicaux) et les habitations sont souvent raccordées, de manière plus ou moins formelle, à l’eau et l’électricité. La figure 3 est représentative de ces constructions, souvent produites avec des parpaings et progressivement améliorées. Le terrain est souvent clôturé et jardiné, signe de l’appropriation de l’espace par ses habitant·es. Si la parcelle est mise en culture (souvent par la plantation de bananiers), l’État légalise ensuite le foncier, en échange de l’acquisition d’une partie de la production. On distingue à l’arrière-plan une autre maison, peinte en blanc et avec un patio aménagé, témoin de la consolidation de ces maisons dans leur environnement.

Figure 3. Une maison autoconstruite près de Campo Florido, à une vingtaine de kilomètres à l’est du centre de La Havane

Photo : L. Chapon, 2022.

Crise du logement et débrouille quotidienne (depuis 1990)

Malgré des succès évidents de ces politiques, dont l’effet redistributif a été réel, le secteur du logement connaît une crise systémique depuis les années 1990. Il manquerait à ce jour plus de 200 000 logements à La Havane (Pleyan Garcia 2020). Les jeunes ménages accèdent difficilement au logement et cohabitent avec leurs parents dans des superficies souvent restreintes. Une tendance à la décohabitation s’observe toutefois depuis quelques années, et a été accélérée par la crise migratoire de 2021-2023 [3]. Plutôt qu’un réel manque de logements, la crise semble aussi liée à une crise du système redistributif de l’État social et des instances de gouvernance. L’Office national du logement, créé en 1960, a par exemple été supprimé en 2021, pour cause de corruption selon plusieurs interlocuteurs proches de ces institutions. La gestion du parc immobilier a été transférée au ministère de la Construction (MICONS), sous tutelle directe du conseil des ministres. Les arrangements et transactions informelles sont structurels, notamment au sein des bureaux du logement à l’échelle locale, créant de nombreux litiges et remettant en cause l’effectivité de la fonction sociale du logement. D’après les récits de plusieurs enquêtés, il faut aujourd’hui payer le fonctionnaire en charge des attributions pour obtenir la légalisation d’une propriété ou une chambre dans une auberge. Par ailleurs, l’État et les municipalités se sont désengagés progressivement du maintien des immeubles, laissant à la charge des habitant·es la gestion des espaces collectifs. À Alamar, la distribution de l’eau dans les appartements est un objet de conflit majeur entre voisins. Face à ces différents blocages, de nombreux habitant·es s’installent dans les interstices de la ville, dans des logements laissés vacants par les personnes immigrées ou construisent de nouvelles maisons dans les marges rurales de la capitale.

Les pénuries de matériaux de construction et des objets de maintenance des logements ajoutent à cette crise de la redistribution une dimension matérielle. Le parc de logements se précarise à mesure que la crise affecte le pays. Ces pénuries s’expliquent à la fois par les sanctions étasuniennes, qui empêchent toujours l’importation de nombreux biens de consommations, et par les fragilités de l’économie cubaine à une échelle macroéconomique. Le ciment, rare et onéreux, est par exemple au cœur d’un vaste marché noir. Les habitant·es inventent des matériaux de récupération avec plus ou moins de succès. La figure 4 montre une ponedora, petite machine qui fabrique des parpaings (bloques) à partir de gravats d’un immeuble en ruine.

Figure 4. La ponedora, machine artisanale pour fabriquer des bloques à partir de matériaux recyclés

Photo : L. Chapon, 2022.

Les cultures matérielles singulières développées pour « faire sans » produisent une ville marquée par « l’architecture de la nécessité » (Asaa et al. 2011). De la peinture au placo, des carrelages muraux aux bloques artisanaux, les habitant·es (re)produisent, inventent ou détournent les usages des matériaux, donnant à voir des formes de construction singulières. Faute de constructions nouvelles, les maisons sont transformées pour s’adapter aux évolutions familiales ; les pièces sont souvent séparées en plusieurs sous-ensembles par des murs bricolés, et de nouvelles unités sont parfois construites sur les toits, en hauteur. La figure 5 montre une maison en bois, qui a été progressivement bétonisée et divisée en étages (appelés barbacoas, en raison de la chaleur qu’il fait dans ces mezzanines sous plafond). Le care et la maintenance des objets du quotidien sont alors centraux dans un contexte de crise (Denis et Pontille 2022) et témoignent « d’arts de faire » (De Certeau 1990) originaux, souvent valorisés dans la littérature sur les villes dites des Suds, mais qu’il convient de ne pas idéaliser ; ils sont en effet aussi une réponse contrainte à des pénuries subies.

Figure 5. Une maison en bois transformée à Regla : durcification et divisions

Photo : L. Chapon, 2022.

Vers une ville fragmentée : la fin de l’exceptionnalisme cubain ?

Ces nouvelles dynamiques accentuent les inégalités, déjà visibles dans le secteur du logement, depuis l’ouverture du marché immobilier en 2011. Celui-ci a en effet provoqué la hausse des prix et entraîné des formes de gentrification, essentiellement dans les quartiers centraux de la capitale (Jolivet et Alba-Carmichael 2021). Dans les quartiers résidentiels et périphériques que j’étudie, les inégalités tendent aussi à se creuser, entre ceux qui peuvent maintenir le logement, ou accéder à un nouveau logement, et ceux qui sont contraints de cohabiter et de se débrouiller pour réparer un bâti qui se dégrade, alors que l’État se désengage largement. L’inégal accès aux matériaux de construction est particulièrement discriminant, entre ceux qui peuvent s’approvisionner sur le marché noir, grâce à des devises et ressources transnationales notamment, et ceux qui dépendent des subventions étatiques. Cela souligne les paradoxes d’une politique du logement qui s’affiche toujours officiellement socialiste, et à ce titre spécifique par rapport à bien des villes latino-américaines, mais qui se heurte aux changements et limites d’une crise structurelle.

Bibliographie

  • Asaa, M., Kongstein, M. et Oroza E. 2011. Editing Havana. Stories of Popular Housing, Copenhague : Aristo Bogforlag.
  • Bloch, V. 2018. La Lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS, Paris : Vendémiaire.
  • Certeau, M. de. 1990. L’Invention du quotidien, Paris : Gallimard.
  • Denis, J. et Pontille, D. 2022. Le Soin des choses. Politiques de la maintenance, Paris : La Découverte.
  • Geoffray, M.-L. 2013. « La Havane après 1989 : vers une ville postsocialiste ? », in M. Carrel, P. Cary et J.-M. Wachsberger (dir.), Ségrégation et fragmentation dans les métropoles. Perspectives internationales, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, p. 155-170.
  • González Couret, D. 2020. « La industrialización de la vivienda en Cuba. Década del 70 », Revista Científica de Arquitectura y Urbanismo, vol. 42, n° 1, p. 34-47.
  • Jolivet, V. et Alba-Carmichael, M. 2021. « Reinvertir en la Habana : mercantilización de la vivienda, y gentrificación en los barrios céntricos de una ciudad socialista del sur global », International Journal of Cuban Studies, vol. 13, n° 2, p. 275-302.
  • Mathéy, K. 1989. « Microbrigadas in Cuba : a collective form of self-help housing », The Netherlands Journal of Housing and Environmental Research, vol. 4, n° 1, p. 67-83.
  • Mulet Pascual, M. 2016. « Resolver, un art cubain de la débrouille  : la gestion du quotidien des Vazquez, une famille transnationale dans la Cuba des années 2000 », thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, Paris, EHESS.
  • Muñoz Hernández, R. et González, G. 2015. « The work of the National Institute of Savings and Housing (INAV) in Havana (1959-1962) », Revista INVI, vol. 30, n° 84, p. 89-120.
  • Muñoz Hernández, R. et Rouco Méndez, A. J. 2019. « La periferia habanera 1940-1960 : una mirada a su retícula urbana », Arquitectura y Urbanismo, vol. 40, n° 3, p. 5-20.
  • Pleyan Garcia, C. 2020. « El mercado inmobiliario en Cuba : carencias legislativas y tributaries », International Journal of Cuban Studies, vol. 12, n° 1, p. 135-148.
  • Trefftz, E. 2011. « 50 años de la ley de reforma urbana en Cuba : En el aniversario del cambio de paradigma », Revista INVI, vol. 26, n° 72, p. 19-62.
  • Vincenot, E. 2016. Histoire de La Havane, Paris : Fayard.

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Pour citer cet article :

Laurine Chapon, « Du succès à la crise : une fabrique spécifique du logement à La Havane ? », Métropolitiques, 23 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Du-succes-a-la-crise-une-fabrique-specifique-du-logement-a-La-Havane.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2078

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