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Le marché de la ruine

Stratégies prédatrices dans l’immobilier dévalorisé à Chicago et à Houston

Étudiant l’investissement immobilier dans les quartiers en déclin de deux métropoles états-uniennes, Florence Nussbaum met en lumière les pratiques prédatrices et spéculatives qui tirent parti de la vulnérabilité des populations reléguées dans des logements dégradés.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

La crise financière de 2008, en accroissant rapidement le volume de propriétés disponibles à bas prix, a entraîné une intense activité spéculative sur les marchés immobiliers dans les métropoles états-uniennes [1]. Les médias ont mis en lumière l’activité des investisseurs dits « institutionnels » (fonds spéculatifs, fonds de placement immobilier, etc.), dans un marché résidentiel aujourd’hui dominé par quelques grands groupes d’investissement [2] – exception faite des propriétaires occupants. L’essentiel de ces investissements spéculatifs se concentre sur les marchés attractifs, où les analystes anticipent une valorisation de l’immobilier, en particulier l’hypercentre métropolitain et les banlieues résidentielles.

Dans le même temps, logements vacants et abandonnés se sont multipliés dans les quartiers péricentraux dévalorisés, suggérant un mouvement de désinvestissement de ces zones devenues répulsives. Dans la plupart des métropoles états-uniennes, ces espaces situés en périphérie immédiate des centres urbains présentent les mêmes caractéristiques : un parc de logements ancien, des taux de pauvreté supérieurs à la moyenne et une forte proportion de ménages issus de minorités ethniques, notamment afro-américains. Ces quartiers sont également touchés par un déclin démographique de longue date, lié tant à la désindustrialisation qu’à la périurbanisation.

Au premier abord, les maisons en ruine n’apparaissent pas comme un investissement judicieux : leur dégradation matérielle et les dettes qui leur sont attachées en font des placements risqués, voire malavisés, dans des quartiers qui ne montrent aucun signe de gentrification. Pourtant, il existe un véritable « marché de la ruine », au sein duquel des acteurs spécifiques ciblent les segments les plus dévalorisés des marchés immobiliers. L’étude de ces stratégies d’investissement révèle une logique économique qui repose sur l’exploitation prédatrice des biens dégradés. À Chicago et à Houston, malgré des divergences en termes de modèle urbain, on retrouve des pratiques similaires d’extraction de la rente urbaine fondées sur la spéculation au détriment des plus vulnérables.

Afin d’identifier ces logiques d’investissement spécifiques, plusieurs méthodes d’enquête [3] ont permis d’étudier les pratiques d’acteurs immobiliers peu visibles, dont les activités sont parfois à la limite de la légalité. Il s’agit notamment de l’analyse des registres de propriété, couplée à l’observation d’interactions autour de l’immobilier dévalorisé (audiences du tribunal, ventes aux enchères, soirées destinées aux investisseurs [4]).

De petits investisseurs actifs à l’échelle locale

Avec la crise de 2008, la multiplication des saisies immobilières par les banques a eu pour conséquence la nette diminution du nombre de propriétaires et l’arrivée importante d’investisseurs sur les marchés résidentiels (Ellen et al. 2015). Dans les quartiers en déclin du sud et de l’ouest de Chicago (South Side, West Side), plus d’un tiers des achats de logements sont le fait de sociétés après 2011 (figure 1).

Figure 1. Évolution de la part des sociétés dans les ventes de logements à Chicago

Réalisation : F. Nussbaum, 2022.
Sources : « Share of sales buyers » (2005-2017), Institute for Housing Studies, De Paul University ; d’après Cook County Recorder of Deeds via Property Insight et Cook Conty Assessor’s Office.

Investisseurs professionnels ou plus débutants, les acheteurs qui ciblent ces quartiers sont surtout des acteurs locaux d’envergure modeste, notamment en raison du risque que représente ce type d’investissement locatif (faible qualité du bâti, faible attractivité résidentielle, criminalité élevée, locataires peu solvables, etc.) (Mallach 2010). Dans les quartiers étudiés à Chicago et à Houston, les principaux investisseurs ont ainsi un ancrage local très net : leur siège se situe soit dans la ville centre, soit dans une localité de l’aire métropolitaine, et l’essentiel de leurs investissements se concentrent dans un périmètre réduit. Leur envergure est variable, de quelques dizaines à plusieurs centaines de propriétés, mais aucun investisseur institutionnel ou d’envergure nationale n’est représenté. Il s’agit donc d’une multiplicité de petits investisseurs et de quelques grands groupes locaux spécialisés dans l’immobilier bas de gamme, plutôt que de fonds de pension comme cela a pu être observé dans d’autres contextes plus attractifs, en particulier suburbains.

Des stratégies permettant de tirer profit de biens dévalués

Bien que paradoxal, le choix de concentrer ses acquisitions sur l’immobilier dévalorisé peut se révéler plus rentable que les investissements ciblant les biens de moyenne gamme. L’essentiel du calcul de rentabilité repose sur le prix d’achat particulièrement bas des propriétés dévalorisées, du fait de la faible qualité de bâtiments peu ou pas entretenus, de leur taille modeste et de leur localisation peu attractive, mais aussi de la précarité de leurs propriétaires. Les biens dévalués font ainsi l’objet de modes de transaction spécifiques : vente aux enchères de propriétés saisies par les banques (foreclosures), vente aux enchères pour taxes impayées (tax sales), ou encore vente par des particuliers de propriétés menacées de saisie (short sales) dans des conditions à l’avantage de l’acheteur. La menace d’une saisie ou d’une démolition participe dès lors de la dévalorisation de ces logements au moment de leur acquisition. Dans les quartiers dévalorisés, une multitude de pancartes publicitaires proposent ainsi d’acheter des maisons concernées par des dettes ou des saisies, et ce quel que soit leur état matériel (figure 2).

Figure 2. Pancartes proposant l’achat de maisons bas de gamme, disséminées dans les quartiers dévalorisés de Houston

Clichés : F. Nussbaum, juin 2017.

Si quelques investisseurs se spécialisent dans certains types de propriétés (les friches non bâties ou les petits immeubles d’habitat collectif par exemple), la plupart procèdent à des achats systématiques. L’investisseur doit alors opérer un tri parmi les biens qu’il a acquis en fonction de la rentabilité potentielle de chacun d’entre eux. C’est le cas de l’entreprise Z Financial, qui possède plus de 200 propriétés à Chicago, acquises principalement lors de ventes aux enchères pour taxes impayées (tax sales). L’entreprise combine diverses stratégies selon le profil des propriétés : revente rapide des biens les plus attractifs, location d’une partie des logements et abandon [5] des propriétés trop délabrées ou endettées. En effet, la rentabilité de l’immobilier dégradé est conditionnée à la stricte minimisation des dépenses, qui pousse certains investisseurs à négliger délibérément les dépenses d’entretien ou le paiement de l’impôt (Aalbers 2006).

Des pratiques illégales invisibilisées

La faible visibilité scientifique et médiatique des propriétaires étudiés, notamment en comparaison avec les investisseurs institutionnels, s’explique en partie par leur discrétion calculée. Certains investisseurs choisissent ainsi explicitement de s’effacer derrière une société ou une fiducie foncière (trust), voire de multiplier les sociétés-écran et de recourir à des boîtes postales pour empêcher toute identification. Lors d’une soirée du Real Estate Investment Club Houston (RICH Club), dédiée à l’investissement dans l’immobilier bas-de-gamme (distressed real estate) [6], le formateur conseillait aux apprentis investisseurs présents de ne pas dévoiler leur identité : dans les négociations avec les propriétaires, il se fait passer pour un simple employé d’une société d’investissement immobilier, alors même qu’il travaille seul ; face aux locataires, il se présente comme le gestionnaire du logement :

C’est pour protéger vos actifs, ils ne peuvent pas savoir que vous êtes le propriétaire. J’ai un faux badge qui dit « property manager » pour qu’ils ne puissent pas négocier avec des arguments du style « c’est Noël » ou « ma mère est décédée ». Je n’ai pas de gestionnaire immobilier, ils prennent trop de bénéfices. Et puis les sociétés de gestion immobilière ne font pas dans le logement pour les faibles revenus [7].

Les investisseurs spécialisés dans l’immobilier dégradé organisent leur invisibilité notamment pour dissimuler des pratiques frauduleuses, par exemple lorsqu’ils mettent en location des logements impropres à l’habitation ou ne s’acquittent pas des taxes foncières. L’usage de sociétés-écran, dont l’existence est souvent de courte durée, permet par exemple de limiter le risque de poursuites judiciaires.

Une exploitation prédatrice des quartiers dégradés

Dans un contexte où les perspectives de valorisation sont incertaines, les stratégies des multipropriétaires étudiés reposent le plus souvent sur un investissement minimal, voire une exploitation prédatrice des quartiers concernés. Du fait du manque de logements abordables dans les grandes métropoles, les locataires à bas revenus sont captifs du marché du logement dégradé, qui constitue alors un parc social de fait (Bergerand 2020). L’investissement dans ces propriétés est d’autant plus rentable que l’exploitation des locataires – à travers des loyers bien supérieurs au prix du marché – assure aux propriétaires une marge bénéficiaire plus importante dans les quartiers défavorisés que partout ailleurs (Desmond et Wilmers 2019).

Les territoires ciblés se caractérisent en outre par la concentration de ménages issus des minorités ethniques, parfois non anglophones et dans certains cas en situation irrégulière. Les habitants des quartiers dégradés connaissent mal leurs droits et la législation relative à la propriété, ils sont donc plus souvent victimes d’escroqueries qui participent de leur appauvrissement (Lees 2016). Ces populations peu solvables étant exclues de l’accès au crédit conventionnel, elles sont plus fréquemment victimes de contrats fallacieux pour l’acquisition d’un bien immobilier. C’est notamment le cas à Houston, où un investisseur qui possède en 2017 plus de 380 propriétés dans des quartiers majoritairement afro-américains (figure 3) est accusé d’avoir fait signer des contrats de location-accession à des ménages hispanophones en facturant des frais injustifiés et en n’enregistrant pas correctement les propriétés auprès du cadastre, profitant de l’incompréhension des acheteurs pour les tromper et revendre leur bien à d’autres ménages [8].

Figure 3. Le patrimoine de John Masterson (nom pseudonymisé), un investisseur prédateur ciblant les minorités ethniques à Houston

Réalisation : F. Nussbaum, 2019.
Source : HCAD.

En ciblant les quartiers dévalorisés, les acteurs de la spéculation immobilière tirent profit de la vulnérabilité des populations en marge des marchés du logement, particulièrement les ménages issus des minorités ethno-raciales. Si ces pratiques prédatrices ont été favorisées par la crise de 2008 qui a dévalorisé une part importante du parc immobilier des villes états-uniennes, on les retrouve bien au-delà du cadre états-unien et du contexte temporel de l’après-crise. L’achat de lots de copropriétés dégradées par des marchands de sommeil, qui spéculent sur ces logements au détriment des locataires défavorisés comme des autres copropriétaires, a également été observé en France, même si ces pratiques restent mal connues. L’investissement prédateur dans les villes états-uniennes suit des logiques similaires, mais les différences de contexte (marchés locaux du logement, cadre réglementaire) impliquent des variations dans le type de biens ou de quartiers ciblés et dans l’ampleur du phénomène. Enfin, ces logiques prédatrices sont très anciennes, puisque dans The Jungle (1905), Upton Sinclair décrit déjà des arnaques immobilières ciblant les ménages immigrés dans les quartiers ouvriers de Chicago. Bien que marginales et peu visibles, les stratégies d’investissement dans l’immobilier dévalorisé restent un aspect majeur des marchés du logement qui affecte les conditions résidentielles des ménages vulnérables, bien au-delà des contextes de crise.

Bibliographie

  • Aalbers, M. B. 2006. « “When the Banks Withdraw, Slum Landlords Take Over” : The Structuration of Neighbourhood Decline Through Redlining, Drug Dealing, Speculation and Immigrant Exploitation », Urban Studies, vol. 43, n° 7, p. 1061-1086.
  • Bergerand, M. 2020. « L’éternel retour du “parc social de fait” », Métropolitiques, 26 novembre 2020.
  • Desmond, M. et Wilmers, N. 2019. « Do the Poor Pay More for Housing ? Exploitation, Profit, and Risk in Rental Markets », American Journal of Sociology, vol. 124, n° 4, p. 1090-1124.
  • Ellen, I. G., Madar, J. et Weselcouch, M. 2015. « The Foreclosure Crisis and Community Development : Exploring REO Dynamics in Hard-Hit Neighborhoods », Housing Studies, vol. 30, n° 4, p. 535-559.
  • Fields, D. 2018. « Constructing a New Asset Class : Property-led Financial Accumulation after the Crisis », Economic Geography, vol. 94, n° 2, p. 118-140.
  • Fields, D. et Uffer, S. 2016. « The Financialisation of Rental Housing : A Comparative Analysis of New York City and Berlin », Urban Studies, vol. 53, n° 7, p. 1486-1502.
  • Lees, J. 2016. « Quand la vulnérabilité autorise l’exploitation  : l’arnaque, une pratique ordinaire en copropriétés dégradées », Métropolitiques. 24 février 2016.
  • Mallach, A. 2010. Meeting the Challenge of Distressed Property Investors in America’s Neighborhoods, New York : Local Initiatives Support Corporation.

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Pour citer cet article :

Florence Nussbaum, « Le marché de la ruine. Stratégies prédatrices dans l’immobilier dévalorisé à Chicago et à Houston », Métropolitiques, 16 mars 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Le-marche-de-la-ruine.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1897

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