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Essais

Les Community Land Trusts : vers l’émergence de communs de l’habitat ?

Les organismes fonciers solidaires se développent aujourd’hui en France pour favoriser l’accès au logement ; Daniela Festa revient sur les origines des mécanismes dissociant la propriété foncière de ses usages, afin de réduire les coûts du logement.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

Les symptômes de la crise du logement sont aujourd’hui avérés dans le monde entier et ni le marché ni les programmes publics ne parviennent à produire une offre suffisante de logements abordables. Cette impasse a poussé de nombreuses études critiques, observateurs internationaux et expérimentations sociales vers des solutions alternatives à la dichotomie État-marché (Madden et Marcuse 2016 ; Cabannes 2013 ; Chatterton 2013). En particulier, les commons studies [1] se sont intéressées aux formes de gouvernance alternative du logement comme le Community Land Trust (CLT). Cette institution juridique est fondée sur la dissociation entre la propriété du sol et la jouissance du bâti et sur des dispositifs anti-spéculatifs.

De fait, grâce à la limitation du profit à la revente, les CLT ont vocation à réaliser la démarchandisation des ressources (logements) et à impliquer activement les communautés y participant, dans des dispositifs de répartition des pouvoirs et des utilités qui composent le faisceau des droits de la propriété. Ils proposent des formes, ni publiques ni privées, de gouvernement direct de l’habitat – avec des degrés d’autonomie à évaluer au cas par cas (Balmer et Bernet 2015) – qui apparaissent comme des pistes d’action prometteuses dans l’accès au logement pour tous.

Les Community Land Trusts sont apparus aux États-Unis dans les années 1960, principalement dans les zones rurales et les petites villes côtières. Reconnu par le Housing and Community Development Act américain (1992) en tant qu’organisme de gestion collective, à but non lucratif, créé pour garantir l’accès au logement, le CLT s’est plus récemment étendu également au Royaume-Uni. L’influence du CLT connaît actuellement une importante croissance, au-delà même des systèmes de common law. Dans certaines villes du Sud, comme Voi au Kenya (Simonneau 2018) ou dans les quartiers informels de San Juan à Porto Rico, les CLT ont été mis en œuvre pour éviter le déplacement des populations les plus vulnérables et des projets similaires sont en cours dans les favelas de Rio et en Birmanie. Ce modèle rencontre ainsi un intérêt croissant dans de nombreuses villes du Nord comme outil pour contrer le fléau de la spéculation immobilière. Plusieurs CLT existent en Belgique, dans la métropole de Bruxelles, et d’autres sont en cours de développement à Gand ; Barcelone a lancé son propre projet de CLT en 2020. En France, les CLT existent depuis la loi ALUR (2014) sous la forme d’organismes de foncier solidaire (OFS) et plusieurs métropoles, telles que Lille, Rennes, Lyon, Paris promeuvent activement ce modèle. S’inspirant directement du CLT, les OFS – dans le but de contrer la spéculation immobilière – le traduisent toutefois de manière propre en reprenant le démembrement et la désarticulation de la propriété typique du trust mais rejetant, par exemple, la gouvernance communautaire qui constitue l’autre pilier du noyau originaire du modèle états-unien.

Cette contribution retrace la généalogie du CLT en tant qu’outil juridique et territorial apte à favoriser l’accessibilité du logement sur le long terme, et clarifie ses principes de fonctionnement. Ces premiers repères nous permettent ainsi de mieux comprendre les trajectoires de ce modèle dans le cadre de la mobilité internationale des politiques urbaines (McCann 2011 ; Peck 2011) qui en font aujourd’hui un outil émergent pour faire face à la crise du logement.

L’origine militante des CLT

Leurs racines idéologiques remontent à la théorie d’Henry George, auteur de la fin du XIXe siècle (Davis 2010), qui considérait le contrôle des terres, leur utilisation et leur destination comme des questions centrales de justice sociale. Contrairement à Marx, qui analyse le rôle de la propriété des moyens de production dans les économies industrielles émergentes, George, dans son ouvrage principal Progress and Poverty (1879), s’intéresse aux mécanismes de valorisation de la terre en mettant en évidence, dans le sillage des travaux de John Stuart Mill, la capacité de la propriété foncière à capter les valeurs collectivement créées par le développement des sociétés. Il s’agit de ce que nous appellerions aujourd’hui des externalités positives capables de générer des rentes de position. Selon George, qui reprend un argument typiquement lockien, contrairement aux fruits du travail selon lui parfaitement appropriables, la terre devrait constituer un héritage commun partagé et transmis plutôt qu’une rente. Cette perspective a inspiré d’importants essais, tels que The Garden Cities of Tomorrow, d’Ebenezer Howard (1898) et a profondément marqué l’urbanisme de l’époque. Ce n’est pas une coïncidence si l’un des CLT les plus influents du Royaume-Uni est la Letchworth Garden City. Cité-jardin fondée au nord de Londres en 1903, et orientée depuis ses origines à capter en perpétuité la plus-value pour la destiner au développement de la communauté, elle s’est constituée en CLT en1995.

Les premières expériences nord-américaines de démarchandisation du foncier – comme la School of living, communauté rurale d’éducation et de travail fondée en 1934 par le théoricien agraire Ralph Borsodi, au nord de New York – sont des prolongements directs de la pensée de George mêlant également d’autres inspirations à partir des mouvements de réforme foncière (le Gramdan en Inde, les coopératives agricoles en Palestine, l’ejido au Mexique) et des cités-jardins créées selon les suggestions de Howard (Davis 2010). Le contrôle des terres met en lumière une question politique cruciale pour les groupes minoritaires et marginalisés.

Le premier prototype de CLT, la New Communities Inc., très liée aux mouvements des droits civiques et du Black Power, a été fondé en 1968 en Géorgie par le pacifiste Bob Swann et le militant des droits civiques Slater King (frère de Martin Luther). Cette organisation à but non lucratif, gouvernée de manière collective, est destinée à détenir 6 000 acres de terres en fiducie [2] perpétuelle afin d’alléger « la situation résidentielle et économique critique des Afro-Américains vivant dans le Sud rural » (Davis 2010, p. 5). À la fin des années 1970 seulement, un autre CLT, le Woodland, fondé par des femmes dans les montagnes du Tennessee, établit que les propriétaires qui revendent leur maison ne doivent conserver qu’une partie du profit, laissant une part au trust – l’organisme à but non lucratif qui régit cette organisation – pour soutenir l’accès des futurs résidents. Les fondamentaux de l’actuel CLT sont donc déjà posés au sein de ces expériences pionnières.

Au cours de ces mêmes années, dans le cœur de Manhattan, se met en place un des plus importants CLT en milieu métropolitain : le Cooper Square CLT. Portée par des habitants et militants socialistes du Lower East Side et animée par un leadership principalement noir et féministe, cette expérience s’inscrit en contestation des projets de renouvellement de l’urbaniste et politicien Robert Moses qui vont redessiner la ville de New York (Angotti 2007 ; Le Rouzic 2019).

Les Community Land Trusts : principes et gouvernance

Depuis cette période fondatrice, les CLT, aux États-Unis et au Royaume-Uni, sont des organismes à but non lucratif conçus pour assurer la gouvernance des logements abordables par la gestion communautaire de terrains placés en trust au profit d’une communauté spécifique. Ces trois éléments – communauté (community), terrain (land), fiducie (trust) – constituent le noyau du modèle.

Le CLT acquiert généralement des terrains à un prix favorable, parfois symbolique, soit auprès d’institutions publiques de parrainage, soit par donation, dans l’intention de contrôler la propriété à perpétuité et de retirer le terrain du marché spéculatif. Le CLT conclut ainsi des accords de long terme avec des personnes à revenus faibles ou modérés, qui bénéficient d’une forme particulière de jouissance, habile intermédiaire entre la propriété et la location. Quant à la fiducie des terres, elle est assurée selon diverses méthodes. Le contrat d’attribution du logement établit un certain nombre de restrictions telles que, en premier lieu, la formule de calcul du prix de revente qui devra garantir l’accessibilité et donc réduire considérablement le bénéfice de la revente, ainsi que les critères d’éligibilité de l’acheteur. Lorsque les résidents veulent quitter le trust, le CLT est non seulement chargé de vérifier les conditions de revente mais aussi d’exercer l’option de rachat au cas où les résidents ne trouveraient pas d’acheteurs.

La dimension liée à la communauté des CLT se traduit par une structure de gouvernance démocratique, qui reflète l’idée que le CLT opère au sein d’une communauté, d’un quartier ou d’un territoire donné, et que tous les membres de la communauté devraient avoir un certain degré de contrôle sur leur habitat. L’adhésion au CLT est ouverte à toute personne vivant dans les limites géographiques de la communauté. Le conseil d’administration est tripartite et comprend, dans la plupart des CLT nord-américains et anglais, des représentants des résidents, des membres de la communauté non résidents (issus de comités ou associations locales) et des représentants de l’intérêt public (fonctionnaires, dirigeants d’organisations à but non lucratif, personnalités engagées dans les questions d’accès au logement, universitaires et chercheurs).

La gouvernance élargie est une caractéristique importante de la fiducie. Tout d’abord, elle est imprégnée de la vision américaine d’une communauté comme synthèse d’un pluralisme d’intérêts qui sont mis en tension au sein du conseil afin de pouvoir interagir dans un rapport d’agonisme (Mouffe 1999). Le modèle de gouvernance permet également de mieux comprendre l’objectif de l’institution : bien que les CLT aient pour mission principale de maintenir l’offre de logements abordables, ils peuvent être utilisés pour développer divers projets locaux d’aménagement, notamment des espaces publics, des jardins communautaires, des activités commerciales et récréatives à l’échelle locale, et peuvent être configurés comme un outil de politique territoriale intégrée qui envisage le logement comme une dimension complexe. Il ne s’agit donc pas seulement de faciliter l’accès au logement des groupes les plus vulnérables dans les zones centrales. L’enjeu est à la fois de soutenir les communautés avec une expertise économique et sociale (conseils et garanties pour les formes de crédit bancaire subventionné, accompagnement des résidents et des membres du conseil) pour contrer localement la gentrification, et en particulier ses effets financiers les plus accrus (Lees et al. 2008) et de favoriser, hors des logiques spéculatives, l’émergence d’un ensemble d’infrastructures territoriales (jardins, petits commerces, lieux de sociabilité et de coworking) garantissant l’enracinement territorial et la diversité socio-économique et ethnique des quartiers.

Des communs pour repenser l’accès au logement pour tous

Il faut préciser que l’univers des CLT aux États-Unis est beaucoup plus hétérogène et ambivalent que ce qu’on pourrait imaginer à partir de cette sommaire reconstruction. Nous retrouvons dans ce contexte des CLT opérant selon des orientations et des objectifs variés (Durose et al. 2021) et remarquons plusieurs voix critiques envers le développement grandissant de CLT sans mécanisme de contrôle communautaire (DeFilippis et al. 2018).

Néanmoins, à partir de cette première réflexion sur la généalogie et la structure institutionnelle du CLT aux USA, nous pouvons esquisser plusieurs lignes thématiques. Cet article n’en évoquera qu’une : l’émergence d’une vision postmoderne, féministe et décoloniale de la propriété qui participe à alimenter les théories comme les pratiques des communs. Ces expériences, dans leur cœur originaire, montrent en effet comment les savoirs issus des mouvements radicaux, noirs et féministes ont su saisir ces éléments problématiques de la propriété qui pèsent plus particulièrement sur les minorités, les noirs, les femmes et réimaginer/réaménager la propriété à partir des positions et des méthodes de ce qui habite la « marge » (Hooks 1989 ; Gibson-Graham 2008 ; Huron 2018). Ces pratiques se tournant vers les savoirs d’acteurs traditionnellement périphériques (Quijano et Wallerstein 1992 ; Rose 1997 ; de Sousa Santos 2016), ont non seulement su produire une critique avancée de la propriété moderne et de ses effets sociaux, mais également – en s’appropriant le langage du droit de manière performative (Blomley 2013) – proposer des alternatives viables qui montrent aujourd’hui une portée systémique.

Pour les différents éléments ici mentionnés, ces Community Land Trusts, au moins en principe et dans leurs versions les plus larges et participatives, peuvent être analysés dans le cadre interprétatif des communs. Ces derniers constituent des pratiques ainsi que des institutions originales, ni publiques ni privées, créées afin de gouverner des ressources essentielles en les préservant de la marchandisation et en garantissant l’accès et la répartition de leurs utilités au sein de communautés aux échelles et aux contours variables.

Bibliographie

  • Angotti, T. 2007. « Community Land Trusts and Low-Income Multifamily Rental Housing (working paper) : The Case of Cooper Square, New York City », 2007.
  • Balmer, I. et Bernet, T. 2015. « Housing as a Common Resource ? Decommodification and Self-Organization in Housing. Examples from Germany and Switzerland », in M. Dellenbaugh, M. Kip, M. Bienick, A. K. Müller et M. Schwegmann (dir.), Urban Commons. Moving Beyond State and Market, Basel : Birkhäuser, p. 178-195.
  • Blomley, N. 2013. « Performing Property : Making the World », Canadian Journal of Law and Jurisprudence, vol. 26, n° 1, p. 23-48.
  • Cabannes, Y. 2013. Collective and Communal Forms of Tenure, UN Special Rapporteur on Adequate Housing, Background Paper.
  • Chatterton, P. 2013. « Towards an Agenda for Post‐Carbon Cities : Lessons from Lilac, the UK’s First Ecological, Affordable Cohousing Community », International Journal for Urban and Regional Research, vol. 37, n° 5, p. 1654-1674.
  • Davis, J. E. 2010. The Community Land Trust Reader, Cambridge : Lincoln Institute of Land Policy.
  • De Sousa Santos, B. 2016. Epistemologies of the South : Justice against Epistemicide, Londres : Routledge.
  • DeFilippis, J., Stromberg, B. et Williams, O. R. 2018. « W(h)ither the Community in Community Land Trusts ? », Journal of Urban Affairs, vol. 40, n° 6, p. 755-769.
  • Durose, C., Richardson, L., Rozenburg, M., Ryan, M. et Escobar, O. 2021. « Community Control in the Housing Commons : A Conceptual Typology », International Journal of the Commons, vol. 15, n° 1, p. 291-304.
  • Gibson-Graham, J. K. 2008. « Diverse Economies : Performative Practices for “Other Worlds” », Progress in Human Geography, vol. 32, n° 5, p. 613-632.
  • Hooks, B. 1989. « Choosing the Margin as a Space of Radical Openness », in Yearnings : race, gender and cultural politics, New York : South End Press, p. 203-209.
  • Huron, A. 2018. Carving Out the Commons : Tenant Organizing and Housing Cooperatives in Washington, D.C., University of Minnesota Press.
  • Lees, L., Slater, T. et Wyly, E. 2008. Gentrification, Londres : Routledge.
  • Le Rouzic, V. 2019. Essais sur la post-propriété : les organismes de foncier solidaire face au défi du logement abordable, thèse de doctorat, Université Paris 1.
  • McCann, E. 2011. « Urban policy Mobilities and Global Circuits of Knowledge : Toward a Research Agenda », Annals of the Association of American Geographers, vol. 101, n° 1, p. 107-130.
  • Madden, D. et Marcuse, P. 2016. In Defense of Housing. The Politics of Crisis, Londres-New York : Verso.
  • Mouffe, C. 1999. « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism ? », Social Research, vol. 66, n° 3, p. 745-758.
  • Peck, J. 2011. « Geographies of Policy : From Transfer-Diffusion to Mobility-Mutation », Progress in Human Geography, vol. 35, n° 6, p. 773-797.
  • Quijano, A. et Wallerstein, I. 1992. « Americanity as a Concept or the Americas in the Modern World-System », International Social Science Journal, n° 134, p. 549-557.
  • Rose, G. 1997. « Situating Knowledges : Positionality, Reflexivities and Other Tactics », Progress in Human Geography, vol. 21, n° 3, p. 305-320.
  • Simonneau, C. 2018. « Le Community Land Trust aux États-Unis, au Kenya et en Belgique. Canaux de circulation d’un modèle alternatif et jeu d’intertextualité », RIURBA, n° 6.

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Pour citer cet article :

Daniela Festa, « Les Community Land Trusts : vers l’émergence de communs de l’habitat ? », Métropolitiques, 11 mai 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Les-Community-Land-Trusts-vers-l-emergence-de-communs-de-l-habitat.html

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