Alors que le modèle des établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) est en pleine controverse à la suite de la publication du livre Les Fossoyeurs (Castanet 2022), un autre type de logement pour seniors connaît un développement sans précédent en France. À la différence des maisons de retraite médicalisées, ces « résidences services seniors » s’adressent à des personnes âgées autonomes, valides et semi-valides de plus de 60 ans, désirant bénéficier d’un cadre de vie sécurisé et adapté (portails d’accès, assistance sept jours sur sept, offre de restauration, de ménage, etc.). Comptant plus de 14,4 millions d’individus en 2020, les personnes âgées de plus de 65 ans représentent 20,5 % de la population française contre 13,8 % en 1990. Loin de s’infléchir, cette tendance est appelée à s’accentuer fortement jusqu’en 2040, date à laquelle un habitant sur quatre aurait plus de 65 ans selon le scénario central des projections de population publiées par l’INSEE en 2016.
Dans ce contexte de vieillissement démographique important, les résidences seniors apparaissent comme une alternative à la prise en charge médicalisée des personnes âgées et aux solutions de maintien à domicile, souvent coûteuses et complexes à mettre en œuvre. Pour les élus locaux, ces établissements présentent l’avantage de constituer des structures privées ne nécessitant aucun apport financier de la part de la collectivité.
Dopés par les discours sur la Silver économie [1], ces programmes résidentiels sont devenus, en moins d’une décennie, un produit immobilier particulièrement prisé des promoteurs et des investisseurs, qui y voient de nouveaux débouchés et un support d’investissement complémentaire aux placements classiques. Tandis que les projets de résidences seniors se multiplient, le phénomène est cependant resté relativement ignoré par la littérature, à l’exception de deux travaux relativement anciens si l’on considère l’essor récent de ces produits (Trouillard 2014 ; Chaudet et Madoré 2017). Cet article s’attache donc à réactualiser les connaissances sur le sujet, d’autant plus que le système de production de ces résidences a largement muté depuis quelques années vers un modèle financiarisé. À travers le cas des résidences seniors, c’est donc une analyse de l’extension progressive de la financiarisation urbaine dans le champ résidentiel qui est proposée ici.
Des résidences de première génération pour répondre au vieillissement démographique
Dans un contexte de déficit structurel de logements adaptés, les premières résidences seniors émergent au milieu des années 1970, portées par des promoteurs précurseurs qui élaborent un modèle de copropriété avec services hôteliers. Le promoteur immobilier Hervé Picot est considéré comme l’inventeur du concept de résidences services seniors de première génération, dont les premiers exemples voient le jour en 1973. Malgré la faillite retentissante de la société de M. Picot après des investissements hasardeux à l’étranger, le concept connaît un succès significatif et essaime dans toute la France.
S’inspirant du modèle des retirement communities de la Sun Belt états-unienne, les opérateurs privés français adoptent une stratégie commerciale articulée autour d’un triptyque fondamental et immuable : « sécurité, confort, autonomie ». Guidés par une recherche de plus-value rapide à la revente, ces promoteurs concentrent leur développement en cœur de ville des grandes aires urbaines prisées de la côte atlantique, du Grand Sud et de la région parisienne. À proximité immédiate des commodités urbaines, et s’adressant à une clientèle de retraités aisés et exigeants, ces résidences proposent une large gamme de services : du système de vidéosurveillance aux agents d’entretien, en passant par la salle de gymnastique, les occupants peuvent profiter d’un haut niveau de prestations fourni par un syndic de résidence moyennant des charges de copropriété élevées et obligatoires. Si ce système original a connu un certain succès auprès de propriétaires âgés qui avaient délibérément choisi ce mode de vie, la situation s’est progressivement dégradée au fil des successions, la génération des ayants droit remettant peu à peu en cause le financement du modèle de ces résidences seniors.
De la fronde des héritiers à la loi ASV de 2015 : la consécration d’un modèle adressé aux investisseurs
Conçues sous la forme de copropriétés classiques, les résidences services seniors rencontrent un certain nombre de critiques relatives au mode de financement des prestations. Car l’équilibre économique de ces résidences repose essentiellement sur le paiement par les copropriétaires de charges fixes correspondant au prix de fourniture des services, et ce, quel que soit l’usage qu’en font les résidents. Au décès du résident, les ayants droit héritent donc d’un bien dont le loyer et le prix de vente se retrouvent fortement grevés par le poids de ces charges incompressibles et obligatoires. En difficulté pour céder l’appartement aux prix du marché, ces héritiers demeurent pourtant redevables des frais de fonctionnement qui bénéficient aux autres résidents. Les défauts de paiement se multiplient et menacent rapidement l’équilibre financier des copropriétés, qui connaissent un nombre croissant de dysfonctionnements.
De nombreux articles de presse se font alors l’écho de ces difficultés, tandis que la vague croissante de mécontentement donne naissance à des groupes de pression, comme l’Association de défense des victimes des résidences services seniors, créée en 2011, qui milite pour une meilleure répartition des charges entre propriétaires, en fonction de l’usage effectif des services de la résidence. Alerté par plusieurs parlementaires, le gouvernement Ayrault crée, en 2013, un groupe de travail réunissant représentants d’exploitants de résidences, agents des ministères (Affaires sociales, Intérieur, Logement), membres des caisses de retraite et services techniques des conseils départementaux. Ce comité soumet ses conclusions en janvier 2014 à la ministre déléguée en charge des Personnes âgées et de l’Autonomie, préfigurant largement le projet de loi relative à l’Adaptation de la société au vieillissement (ASV), adoptée par le Parlement en décembre 2015. Bouleversant le modèle des résidences, cette loi introduit une distinction fondamentale entre des services non individualisables, payés par l’ensemble des résidents, et des services individualisables, auxquels les occupants choisiront ou non d’avoir recours. Ces services individualisables devront par ailleurs être fournis par un exploitant, à la fois bailleur des logements et prestataire de services.
Ces évolutions législatives mettent donc un terme à la gestion des services par un simple syndic de copropriété en intronisant l’exploitant comme acteur pivot de la résidence. Avec la fin du principe de mutualisation des charges, l’aptitude de la résidence à proposer une large gamme de services ne repose dès lors plus seulement sur le nombre d’occupants mais aussi sur sa capacité à facturer des prestations facultatives à des résidents devenus clients. Afin d’assurer la viabilité de son modèle d’exploitation, l’exploitant a donc tout intérêt à ce que les occupants consomment le plus de services possible, tout en présentant un niveau de loyer et de charges attractif.
Conséquemment, le fonctionnement de ces résidences de seconde génération se structure autour de quatre catégories d’acteurs clés : le promoteur qui construit et commercialise une première fois le bien, l’investisseur qui acquiert un ou plusieurs appartements dans l’optique de le(s) louer, l’exploitant qui assure la commercialisation locative des logements et la fourniture des services en son sein, et le résident qui occupe les lieux. Propriété d’un investisseur unique ou de copropriétaires, la résidence devient alors tributaire des stratégies adoptées par l’exploitant pour gagner la confiance des investisseurs et leur assurer des rendements suffisamment attractifs.
De la défiscalisation à la financiarisation : le retour des investisseurs institutionnels
Par l’entremise managériale de l’exploitant, le modèle de seconde génération se centre non plus sur le résident copropriétaire mais sur le propriétaire investisseur qui acquiert le logement selon une pure perspective d’investissement locatif : dans la droite ligne des arbitrages néolibéraux opérés depuis les années 1980 par l’État, les résidences services seniors font ainsi l’objet de mesures d’exonération fiscale attractives. Ce processus de défiscalisation (Vergriete 2013) a d’ailleurs largement contribué à faire de la vente « à la découpe [2] » des appartements le principal canal d’écoulement des résidences seniors auprès d’investisseurs particuliers séduits par les dispositifs de défiscalisation (Pinel, Censi-Bouvard) [3].
Mais plus déterminant encore que l’engouement initial des ménages pour ces placements défiscalisés, c’est l’arrivée d’investisseurs institutionnels sur le marché des résidences gérées qui opère un glissement sensible d’une situation où primait la valeur d’usage (pour les propriétaires-occupants) à un univers où l’emporte la valeur financière (pour les propriétaires-bailleurs). Compagnies d’assurances vie et dommage, mutuelles santé, fonds de pension ou souverains : ces organismes collecteurs d’épargne ont en effet pour objectif de placer les capitaux que leur confient leurs clients en s’engageant à leur assurer un rendement minimal à partir d’un portefeuille d’actifs donné (actions, obligations, immobilier…). Restés longtemps absents du segment résidentiel (Nappi-Choulet 2012 ; Halbert 2013), ces acteurs trouvent dans les résidences services un canal de diversification de leurs portefeuilles, et ce, dans un contexte de crise de l’immobilier de bureaux et de baisse des taux de rendement d’autres actifs financiers. Suivant un processus de financiarisation urbaine documenté depuis les années 1980 outre-manche et outre-Atlantique (Ball 1986), les résidences seniors sont alors peu à peu saisies par les instruments de la finance de marché et ses acteurs gestionnaires spécialisés.
Au même titre que les grandes infrastructures (Torrance 2008 ; Ashton, Doussard et Weber 2020) et l’immobilier d’entreprises (Feagin 1987 ; Healey 1994 ; Pryke 1994), les résidences services seniors sont intégrées à divers véhicules d’investissement (Société civile de placement immobilier, Organisme de placement collectif immobilier, Société d’investissement immobilier coté, etc.) et transformés en titres de propriétés monétisés et échangeables, offrant une rente régulière (issue des revenus locatifs) et des perspectives de plus-values (en cas de vente) à leurs détenteurs (Coakley 1994). Entre 2016 et 2019, le volume de transactions réalisées en France sur ce segment passe ainsi de 110 à 523 millions d’euros. Désormais soumises aux schémas d’arbitrages rendement-risque, les résidences seniors sont donc elles aussi absorbées par le processus de financiarisation urbaine abondamment décrit par la littérature ces dernières années (Lorrain 2011 ; Attuyer et al. 2012 ; Halbert et al. 2014).
Réalisation : S. Mendoza.
Profitant de l’engouement massif de ces investisseurs, de nombreux groupes de promoteurs-exploitants spécialisés réorientent une part croissante de leurs produits vers la vente aux investisseurs institutionnels. Leader du secteur, le groupe Domitys, dont le modèle reposait initialement sur la vente à la découpe à des investisseurs particuliers, affiche en 2018 un résultat de treize ventes en bloc à des institutionnels (environ 1 200 logements), en hausse de 15 % par rapport à 2017. Ce glissement progressif traduit une mutation plus globale du segment des résidences seniors vers un modèle de produits d’investissement destinés à des acteurs spécialisés. Suivant une rationalité proprement financière, ces investisseurs tendent alors à imposer leurs impératifs de rendements aux professionnels de la filière (promoteurs et exploitants) contraints de concevoir des produits conformes aux critères spécifiques de ces nouveaux acteurs.
Comme l’immobilier de bureau et commercial, les résidences seniors suivent des logiques davantage tournées vers la valeur de rendement que vers la valeur d’usage, au risque de donner naissance à des produits standardisés et uniformes (Guironnet et al. 2016). Car si la financiarisation des résidences services seniors apparaît sans équivoque, reste à déterminer avec précision ses effets sur les formes urbaines, les modes de fonctionnement et la répartition géographique de ces nouveaux actifs financiarisés, notamment en l’absence de régulation de la part des pouvoirs publics.
Bibliographie
- Ashton, P., Doussard, M. et Weber, R. 2020. « Sale of the Century : Chicago’s Infrastructure Deals and the Privatization State », Metropolitics.
- Attuyer, K., Guironnet, A. et Halbert, L. 2012. « La ville à 7 %. Stratégies d’investissement, politiques publiques et droit de cité », Urbanisme, n° 384, p. 72-74.
- Ball, M. 1986. « The Built Environment and the Urban Question », Environment and Planning D, vol. 4, n° 4, p. 447-464.
- Castanet, V. 2022. Les Fossoyeurs, Paris : Fayard.
- Chaudet, B. et Madoré, F. 2017. « Intégration spatiale des résidences avec services seniors en France : stratégies d’implantation et de diffusion », L’Espace géographique, vol. 46, n° 1, p. 41-60.
- Coakley, J. 1994. « The Integration of Property and Financial Markets », Environment and Planning A, vol. 26, n° 5, p. 697-713.
- Feagin, J. 1987. « The Secondary Circuit of Capital : Office Construction in Houston, Texas », International Journal for Urban and Regional Research, vol. 11, n° 2, p. 172-192.
- Guironnet, A., Attuyer, K. et Halbert, L. 2016. « Building Cities on Financial Assets », Urban Studies, vol. 53, n° 7, p. 1442-1464.
- Halbert, L. 2013. « Les acteurs des marchés financiers font-ils la ville ? Vers un agenda de recherche », EspacesTemps.net, 9 juillet 2013.
- Halbert, L., Henneberry, J. et Mouzakis, F. 2014. « The Financialization of Business Property and What It Means for Cities and Regions », Regional Studies : The Journal of the Regional Studies Association, vol. 48, n° 3, p. 547-550.
- Healey, P. 1994. « Urban Policy and Property Development : The Institutional Relations of Real-estate Development in an old Industrial Region », Environment and Planning A, vol. 26, n° 2, p. 177-198.
- Lorrain, D. 2011. « La main discrète. La finance globale dans la ville », Revue française de science politique, vol. 61, n° 6, p. 1097-1122.
- Nappi-Choulet, I. 2012. « Le logement, laissé-pour-compte de la financiarisation de l’immobilier », Esprit, janvier 201, p. 84-95.
- Pryke, M. 1994. « Looking Back on the Space of a Boom : (Re)developing Spatial Matrices in the City of London », Environment and Planning A, vol. 26, n° 2, p. 235-264.
- Torrance, M. I. 2008. « Forging Glocal Governance ? Urban Infrastructures as Networked Financial Products », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 32, n° 1, p. 1-21.
- Trouillard, E. 2014. « L’ancrage territorial des “résidences avec services” privées en Île-de-France : une géographie d’actifs immobiliers financiarisés ? », L’Espace géographique, vol. 43, n° 2, p. 97-114.
- Vergriete, P. 2013. La Ville fiscalisée : politiques d’aide à l’investissement locatif, nouvelle filière de production du logement et recomposition de l’action publique locale en France (1985-2012), thèse de doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme, Université Paris Est.