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Terrains

Patrimoines immobiliers : comment l’espace creuse les inégalités

Tous les propriétaires ne sont pas égaux face aux évolutions des marchés immobiliers. Si certains savent tirer parti de marchés en croissance pour faire fructifier leur patrimoine, d’autres deviennent propriétaires au prix d’un endettement croissant. Loïc Bonneval et Renaud Le Goix montrent comment l’espace joue désormais un rôle capital dans les trajectoires socio-économiques des ménages.

Le récent ralentissement du marché immobilier observé concomitamment à la hausse des taux d’intérêt a conduit à mettre en avant les difficultés d’accès à la propriété du logement. Néanmoins, les inégalités face à la propriété dont souffrent particulièrement les primo-accédants remontent à plus loin (Bugeja-Bloch 2013 ; Driant et Madec 2018) et renvoient depuis une vingtaine d’années à une inflation immobilière qui éclaire la crise actuelle.

Les travaux de Thomas Piketty (2013) ont ainsi pointé le rôle de la propriété immobilière dans la croissance des inégalités de patrimoine. Ils ont toutefois moins porté sur la façon dont les facteurs spatiaux contribuaient à cette croissance. Or, il importe d’inscrire le caractère patrimonial des logements dans une approche géographique : les conditions locales de l’accumulation patrimoniale ne sont pas similaires partout, malgré l’impression d’une inflation immobilière globale depuis les années 2000. En effet, la situation patrimoniale des ménages dépend étroitement des conditions locales des marchés. L’écart croissant entre les prix de l’immobilier et les revenus des ménages, depuis les années 2000 (Friggit 2021), a été spatialement inégal, avec des effets sur l’enrichissement des ménages.

Dans une recherche récente [1], nous avons reconstitué les régimes locaux des marchés du logement dans trois aires urbaines (Paris, Lyon, Avignon), en considérant les conditions locales de l’inflation, des ratios prix/revenus et dette/prix immobiliers. Une enquête par questionnaire a ensuite permis d’analyser la façon dont ces conditions locales agissent sur les trajectoires patrimoniales des ménages. L’article analyse l’effet de l’inégale abordabilité des logements sur la répartition socio-spatiale des propriétaires immobiliers et sur les trajectoires patrimoniales dans ces trois aires urbaines.

Qualifier les contextes locaux d’accumulation patrimoniale

Dans un premier temps, nous caractérisons les territoires par l’abordabilité locale, c’est-à-dire le ratio entre le prix et le revenu (Le Goix et al. 2021), ramené dans la figure 1 au nombre de mois de revenus médian des habitants de la commune nécessaires pour acquérir un mètre carré d’une maison individuelle [2]. Cela permet de mettre en évidence que des communes peu chères relativement au reste de leur agglomération, comme celles de l’est parisien et de l’est lyonnais, peuvent être tout de même inaccessibles à leurs habitants (figure 1). Cette géographie de l’abordabilité est essentielle pour comprendre où et comment se localisent les investissements de ménages.

Figure 1. Abordabilité locale des maisons en 2018

Source : https://rysebaert.gitpages.huma-num.fr/wisdhom-maps/abord.html

L’abordabilité évolue de manière différenciée selon les territoires. Nous avons distingué quatre types d’espaces au sein des aires urbaines étudiées, en fonction de ces évolutions : Urbain valorisé, Urbain diversifié, Périurbain dynamique, Périurbain incertain. La figure 2 précise ces variations dans les quatre types de terrains retenus depuis les débuts de l’inflation immobilière.

Figure 2. Évolution des ratios prix/revenus médians de la commune (graphiques du haut) et montant de l’emprunt immobilier/prix des biens (graphiques du bas) dans les communes de l’enquête

Alors que l’on pourrait penser que l’expansion du crédit a permis aux ménages de faire face à la dégradation de l’abordabilité, la figure 3 montre des divergences entre ces deux dynamiques. L’urbain valorisé est le moins accessible, mais le taux d’endettement y est plus faible qu’ailleurs. À l’inverse, dans les secteurs périurbains, l’endettement repart à la hausse après 2013 alors que l’abordabilité s’améliore légèrement. Cette dynamique du ratio dette/prix [3] permet de distinguer les marchés plutôt financés par l’emprunt de ceux plutôt financés par le recyclage – et la mobilité – du patrimoine immobilier.

Pour approfondir ce constat, un questionnaire sur les trajectoires patrimoniales des propriétaires occupants a été passé dans douze communes, chacune représentant l’un des types dans une des agglomérations (n = 1427).

Figure 3. Les terrains de l’enquête

Hypersélectivité, inversion, dualisation : des dynamiques territoriales contrastées

Figure 4. Répartition par catégorie socio-professionnelle des propriétaires de plus de 50 ans sur les différents types de terrains (en %)

Figure 5. Répartition par catégorie socio-professionnelle des propriétaires de moins de 50 ans dans les différents types de terrains (en %)

Dans l’urbain valorisé, la très forte diminution de l’abordabilité locale se traduit par une hypersélectivité sociale : 69 % des propriétaires de moins de 50 ans sont cadres ou professions intellectuelles supérieures (contre 39 % pour les plus de 50 ans). Cette évolution s’accompagne d’un resserrement des origines géographiques : 44 % de ces nouveaux propriétaires vivaient déjà dans la commune avant d’acquérir leur logement actuel (seulement 29 % des plus de 50 ans). Ils sont nombreux à mobiliser le fruit de la revente d’un bien immobilier pour constituer un apport (62 % contre 42 % dans les autres types de terrains). Entrer, ou se maintenir, dans les secteurs les plus valorisés suppose donc non seulement des revenus élevés mais également l’engagement précoce dans un investissement immobilier suffisamment bien situé pour que sa revente garantisse l’accès à la marche suivante. Cette capacité à entretenir une dynamique d’accumulation par le jeu des reventes et des plus-values explique pourquoi le ratio d’endettement y est plus faible que dans les autres terrains.

Dans l’urbain diversifié, la baisse de l’abordabilité produit une inversion des profils sociaux des propriétaires : les employés et les ouvriers sont les catégories les plus représentées parmi les propriétaires de plus de 50 ans (40 %), mais les nouveaux accédants sont majoritairement cadres (51 %) et issus du reste de l’agglomération (seulement 30 % viennent de la commune contre 47 % des plus de 50 ans). Ces communes ne sont pas seulement devenues moins abordables pour la majorité des locataires qui y résident : elles supposent un effort financier accru pour les ménages aisés qui viennent s’y installer, effort dont témoigne la montée du ratio d’endettement depuis le milieu des années 2010.

Le périurbain, où l’abordabilité est restée relativement stable depuis 2005, continue à accueillir majoritairement des primo-accédants, issus le plus souvent du reste de l’agglomération. Le périurbain dynamique a connu une translation des profils sociaux des propriétaires vers le haut de l’échelle sociale tout en maintenant une part élevée de catégories intermédiaires (37 %). Le périurbain incertain est quant à lui marqué par une dualisation des nouveaux propriétaires. Il demeure un territoire de l’accession populaire, la part des employés et ouvriers restant stable au prix d’un recours croissant aux prêts aidés (16 % pour les propriétaires de plus de 50 ans, 23 % pour ceux de moins de 50 ans), mais voit également la part des cadres augmenter au détriment des professions intermédiaires.

Des territoires aux trajectoires : investissement, ancrage, accumulation

On peut préciser les spécificités des trajectoires patrimoniales dans les différents terrains en prenant en compte le fait d’être multipropriétaire. Nous le saisissons ici uniquement pour les propriétaires de moins de 50 ans. La multipropriété concerne environ un tiers d’entre eux. Là encore, des différences importantes apparaissent entre terrains et selon la manière dont ont été acquis les biens secondaires.

Figure 6. Part des multipropriétaires parmi les propriétaires de moins de 50 ans selon le mode d’acquisition des biens secondaires (en %)

L’urbain valorisé se distingue par une forte proportion de multipropriétaires, et plus particulièrement de multipropriétaires n’ayant pas (encore) hérité : ils sont presque deux fois plus fréquents dans ce type de terrain que dans les autres. Cet écart n’est pas un simple reflet de l’inégale répartition des catégories socioprofessionnelles. En effet, si les cadres sont aussi nombreux à acquérir des biens secondaires dans chacun des terrains (un tiers environ), la proportion varie pour les ménages de professions intermédiaires : ils sont 56 % de multipropriétaires par acquisition dans l’urbain valorisé, mais seulement 17 % dans l’urbain diversifié et 26 % dans les deux types de périurbain.

Les variations locales des trajectoires patrimoniales se donnent aussi à lire dans les projets immobiliers, qui peuvent relever de motivations résidentielles (projet de déménagement) ou de stratégies d’accumulation. Ces dernières sont plus fréquentes dans notre échantillon : 39 % des enquêtés veulent réaliser une autre acquisition, le plus souvent un investissement locatif, quand seulement 27 % pensent déménager.

Figure 7. Projets résidentiels et d’investissements des propriétaires de moins de 50 ans

L’urbain diversifié fait exception, dans la mesure où les propriétaires y sont aussi nombreux à vouloir déménager qu’à investir (et, le plus souvent, à mener les deux de front). Il s’affirme donc comme un territoire d’investissement là où les autres apparaissent plutôt comme des lieux d’ancrage, dont on souhaite peu déménager mais où, une fois la trajectoire résidentielle stabilisée, l’accumulation patrimoniale peut se poursuivre. L’urbain valorisé apparaît une fois de plus comme le terrain privilégié de l’accumulation dans la mesure où plus de la moitié des propriétaires envisagent une ou plusieurs acquisitions dans les cinq ans, alors qu’ils sont déjà fréquemment multipropriétaires. Cet appétit semble moins insatiable dans le périurbain. Il ressort toutefois plus nettement dans le périurbain dynamique avec 40 % de ménages déclarant un projet d’acquisition (30 % dans le périurbain incertain), part qui atteint 55 % pour les ménages multipropriétaires (contre seulement 33 % pour ceux du périurbain incertain).

Les ménages ne sont pas tous en mesure de tirer parti des opportunités et des contraintes locales de marché. Notre enquête montre toute l’importance qu’il y a à prendre en compte les variations spatiales et les contextes dans l’analyse des trajectoires patrimoniales et dans la compréhension des inégalités sociales contemporaines. L’évolution des marchés locaux, en particulier leur caractère abordable ou non aux familles locales, a des effets importants sur le profil social des propriétaires des territoires étudiés. De l’infléchissement, dans le périurbain dynamique, au retournement complet de la répartition des catégories sociales dans l’urbain diversifié, ces effets peuvent changer considérablement les profils socio-économiques de certains territoires. La recomposition des inégalités socio-spatiales qui en résulte ne se réduit pas au filtre social opéré par le marché mais concerne également les opportunités de valorisation qui apparaissent moins sûres dans les terrains où les catégories populaires et intermédiaires se maintiennent et où le poids de l’endettement peut fragiliser les trajectoires patrimoniales.

Bibliographie

  • Bugeja-Bloch F. 2013. Logement, la spirale des inégalités, Paris, PUF.
  • Driant J.-C. et Madec P. 2018. Les Crises du logement, Paris, PUF-La Vie des idées.
  • Friggit, J. 2021. « Prix immobilier. Évolution 1936-2021 », CGEDD, Conseil général de l’environnement et du développement durable.
  • Le Goix R., Casanova Enault L., Bonneval L., Le Corre T., Benites E., Boulay G., Kutz W., Aveline N., Migozzi J. et Ysebaert R. 2021. « Housing (In)Equity and the Spatial Dynamics of Homeownership in France : A Research Agenda », Tijdschrift voor Economische en Sociale Geografie, vol. 112, n° 1, p. 62-80. DOI : 10.1111/tesg.12460.
  • Piketty T. 2013. Le Capital au XXIe siècle, Paris, Éditions du Seuil.

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Pour citer cet article :

Loïc Bonneval & Renaud Le Goix, « Patrimoines immobiliers : comment l’espace creuse les inégalités », Métropolitiques, 22 avril 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Patrimoines-immobiliers-comment-l-espace-creuse-les-inegalites.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2030

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