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Vue sur mer dans les ruelles du Mont Saint-Clair, à Sète (photo : Cécile Coudrin, 2022)
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Investir et s’investir dans le logement littoral

Trajectoires de multipropriétaires ancrés en bord de mer

Que font les ménages multipropriétaires de logements en bord de mer ? À partir du cas languedocien, Cécile Coudrin, Valérie Lavaud-Letilleul et Isabelle Berry-Chikhaoui montrent les investissements affectifs et financiers attachés aux usages touristiques et résidentiels du logement littoral.


Dossier : Logement : extensions et restrictions du marché

Les prix immobiliers sur le littoral ont à nouveau fait l’actualité l’été 2023. En cinq ans, les logements littoraux ont vu leur prix augmenter de 35,1 % en moyenne contre 25,4 % sur le reste du territoire (Delbecque 2023). Or, dans un contexte littoral contraint et saturé (rareté du foncier constructible, réglementation liée à la loi Littoral de 1986, risques naturels), les dynamiques des marchés immobiliers reposent moins sur la production de logements neufs par les promoteurs ou les investisseurs financiers que sur le réinvestissement par les propriétaires du stock de logement existant. Une des caractéristiques de ce stock est la part importante de logements possédés par des multipropriétaires, en particulier dans les stations balnéaires. Le littoral languedocien, objet de cet article, ne fait pas exception : en 2019, à Palavas-les-Flots et à La Grande-Motte, plus de 70 % des logements sont possédés par des multipropriétaires, soit l’équivalent de la commune de Paris (68 %) (Cerema 2019) [1].

Cet article [2] explore le rapport au logement, les parcours de vie et les trajectoires des logements de multipropriétaires occupant un de leurs biens, de façon temporaire ou permanente, sur le littoral languedocien [3]. Cette côte, structurée à partir d’un chapelet de stations balnéaires, se reconfigure aujourd’hui avec la rencontre entre « le processus de mise en tourisme [et] celui de la périurbanisation des villes-centres » (Volle 2018), notamment dans la périphérie de Montpellier. L’étude croisée des parcours de vie et des trajectoires de logements littoraux permet non seulement de mieux comprendre les dynamiques de ce marché immobilier, mais aussi de retravailler les figures types de l’investisseur, du touriste et du résident. Ces figures sont ici entremêlées en raison de la complexité du rapport à la propriété, au logement et au lieu (« s’investir ») de ces multipropriétaires ancrés, au-delà des seules logiques patrimoniales et/ou financières (« investir ») et de la plasticité croissante du logement littoral qui permet la succession d’usages multiples.

S’ancrer dans une localité littorale : trois trajectoires de logement pour trois parcours de multipropriétaires

Les complexités du rapport au logement en bord de mer peuvent être saisies à partir des trajectoires de trois multipropriétaires ancrés rencontrés sur le littoral et emblématiques des complexités du rapport au logement en bord de mer.

La première trajectoire est celle du logement familial intergénérationnel de villégiature de la famille de Françoise à Palavas-les-Flots (Encadré 1). Palavas-les-Flots est un village de pêcheurs devenu station balnéaire et un lieu privilégié de la villégiature et de l’excursionnisme montpelliérain depuis la fin du XIXe siècle. Cette trajectoire est emblématique du potentiel hybride de la résidence de villégiature, entre logement touristique et résidentiel, qui endosse un rôle de creuset de la mémoire familiale (Ortar 2012). L’intensité d’usage de cette villégiature familiale et intergénérationnelle a évolué sur une période de quarante ans : l’appartement est passé d’une fréquentation de période saisonnière, à mensuelle, puis quasiment hebdomadaire, au fur et à mesure des déménagements de la famille qui s’est rapprochée du littoral, puis a délaissé l’appartement après un décès.

La deuxième trajectoire est celle du logement de l’habitant-touriste de Claude à La Grande-Motte (Encadré 2). L’habitant-touriste se définit comme un acteur « susceptible de devenir alternativement touriste et habitant, [selon une] permanente imbrication entre deux modes de vie qui ne cessent de se rapprocher jusqu’à parfois se confondre » (Crozat et Alves 2018). La trajectoire rend compte de l’ancrage progressif de Claude à La Grande-Motte, « ville-station » emblématique de la Mission Racine [4] (Rieucau 2000). Ses choix résidentiels sont marqués par des allers-retours entre le littoral et le rétro-littoral, au gré de sa santé ou de l’évolution de sa vie professionnelle. Il s’installe finalement au bord de la mer à l’heure de la retraite.

La troisième trajectoire est celle du logement coup de cœur du professionnel de la requalification immobilière (Encadré 3). Ville portuaire royale traversée de canaux reliant la mer et l’étang de Thau, centralité du tourisme balnéaire de la fin du XIXe siècle, Sète fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt médiatique et touristique croissant (festivals estivaux, production de séries télévisées). Cette trajectoire montre l’articulation entre un parcours résidentiel et une stratégie d’investissement immobilier chez un ancien promoteur tombé sous le charme d’un quartier de pêcheurs. Les investissements de Michel suivent une volonté d’ancrage dans un quartier de bord de mer où il a choisi d’habiter et de travailler.

Bien que différenciées, ces trois trajectoires ont en commun de rendre compte de l’ancrage des trois multipropriétaires dans le territoire littoral et de la polyvalence de leur investissement dans le logement, à la fois financier et affectif.

Investir et s’investir : le double investissement affectif et financier dans le logement littoral

Pour les multipropriétaires, le logement littoral présente la particularité de répondre à une rationalité d’investisseur – investir – mais aussi aux rêves d’un habitat en bord de mer – s’investir. Le fort potentiel de valorisation du logement littoral, lié aux dynamiques de prix immobiliers, explique que la démarche d’investissement financier imprègne les trajectoires des résidents. Quand l’achat vise à la mise en location du bien, la logique peut être simplement rentière (Michel et Claude), mais se trouve également entrepreneuriale (Michel dans la continuité de son parcours professionnel).

Posséder un logement sur le littoral relève d’un double investissement, tout aussi affectif que financier. Le multipropriétaire s’investit tout d’abord dans des lieux. Pour les trois enquêtés, l’ancrage résidentiel est motivé et façonné par les caractères du lieu. Il peut s’agir des souvenirs familiaux sur le lieu de vacances (Françoise) ou d’un quartier pittoresque (« J’ai eu un flash avec le petit port, le bordel, les baraques, les pêcheurs », Michel) ou de l’habiter touristique littoral « C’est le Club Med ! Tout est proposé à La Grande-Motte […]. Je descends, je vais taper une balle de golf, j’reviens, mais c’est fantastique ! Je me sens en vacances, je me sens en villégiature ! », Claude).

Par ailleurs, le multipropriétaire s’investit dans son logement. Très souvent, le logement littoral acheté pour de l’investissement locatif est aussi acheté pour soi ou pour sa famille. La stratégie d’achat de la résidence principale et secondaire sur le littoral vise à constituer un héritage à transmettre et associe parents et enfants : elle est patrimoniale chez les trois enquêtés. L’ancrage est entretenu par une appropriation du logement à l’échelle familiale : plusieurs membres de la famille peuvent l’occuper, simultanément ou en alternance. Les stratégies d’acquisition d’un logement sur le littoral, même en vue de le louer, intègrent ainsi fréquemment sa valeur d’usage pour se ressourcer, que ce soit dans la logique de « recréation » associée au tourisme (Knafou et Stock 2003), pour la résidence principale ou secondaire pendant la vie active, au moment de la retraite dont l’horizon est mentionné par les trois enquêtés, ou même après une rupture professionnelle ou personnelle.

Faire alterner les usages dans une stratégie multilogements : la plasticité du logement littoral

Les stratégies multilogements des propriétaires sur le littoral languedocien reposent sur un fort potentiel d’alternance d’usages du logement littoral. Au gré de la trajectoire de vie, les usages du logement alternent entre l’occupation par le propriétaire et la mise en location, entre la location à l’année et la location saisonnière, entre les usages touristiques et résidentiels. La vocation hybride du logement, associée au profil du petit investisseur, est fréquente sur le littoral. L’intérieur est aménagé pour cette alternance : l’environnement est décoré pour créer l’atmosphère rassurante du chez-soi et intègre l’imaginaire local des vacances (Figure 1). Très souvent, le logement mis en location est aussi acheté pour soi : pour la retraite, pour les vacances, pour y vivre, maintenant ou plus tard, en été ou en hiver.

Figure 1. Réaménager un logement littoral prêt-à-louer à Palavas-les-Flots : composer avec l’imaginaire local (vue sur le phare), le confort (fermeture du balcon pour créer un salon) et un agrément sans entretien (plante en plastique).

Photo : Cécile Coudrin, Palavas-les-Flots, 16 mars 2021.

Les stratégies d’occupation des multipropriétaires reposent sur un fort potentiel d’appropriation du logement littoral. Ils peuvent circuler d’un logement à l’autre selon leurs besoins, leurs opportunités et leurs envies. Interrogé avant la fin de la construction de l’appartement qu’il a acheté, Claude affirme ne pas savoir lequel de ses deux appartements il occupera, et lequel il louera à l’année. Michel a déménagé plusieurs fois, à chaque fin de rénovation, passant d’une de ses maisons à une autre.

Néanmoins, le rapport affectif fort des propriétaires à leur logement peut limiter l’évolution des usages, voire l’usage tout court. La location, même très occasionnelle, est parfois perçue comme incompatible avec l’appropriation personnelle du logement. Dans le cas de la trajectoire du logement familial de villégiature, l’évolution des usages suit les aléas des trajectoires individuelles et familiales, notamment dans les logiques d’héritage. Françoise raconte : « Moi, depuis le décès de papa, j’ai jamais refoutu les pieds à Palavas. Ça remue trop de choses. On voyait papa arriver du bateau avec ses maquereaux, et tout ça, donc maman n’a plus de plaisir à y aller. »

Finalement, pour les multipropriétaires ancrés du littoral languedocien, le logement n’est pas un bien comme les autres. Il est le lieu non seulement d’un investissement financier, mais aussi d’un investissement intime. Les trajectoires mettent en exergue trois spécificités du logement littoral : sa capacité à fixer ce double investissement et la complexité de ses usages et leur vitesse de changement, ce qui interroge la plasticité d’un logement ancien, souvent conçu pour le tourisme, en vue de sa requalification. La porosité de la figure de l’investisseur, fréquemment mêlée à celle du résident ou du touriste, invite à approfondir l’analyse des scènes sociales locales des marchés immobiliers littoraux.

Bibliographie

  • Cerema, 2019. « Le patrimoine immobilier des personnes physiques  : un éclairage inédit à partir des données foncières », Cerema Hauts de France.
  • Corbin, A. 1988. Le Territoire du vide. L’Occident et le désir du rivage, 1750-1840, Paris : Aubier.
  • Crozat, D. et Alves, D. 2018. Le Touriste et l’habitant, Saint Denis : Connaissances et savoirs.
  • Delbecque, C. 2023. « La flambée des prix du littoral français n’est pas sans conséquences », L’Express, n° 3759, 13 juillet 2023.
  • Insee. 2021. « 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers », France, Portail social, Édition 2021. Insee Références, Paris.
  • Knafou, R. et Stock, M. 2003. « Tourisme », in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin.
  • Lei, R. 2023. La Dynamique de la propriété immobilière  : entre marchés et politiques spatialisés, thèse de doctorat en sciences économiques, Université Bourgogne Franche-Comté (à paraître).
  • Ortar, N. 2012. « La mémoire des résidences secondaires  : quand les objets nous façonnent », in A. Brochet et N. Ortar (dir.), La Fabrique des modes d’habiter. Homme, lieux et milieux de vie, Paris : L’Harmattan, p. 267-282.
  • Rieucau, J.-N. 2000. « La Grande-Motte, Ville permanente, ville saisonnière//La Grande-Motte, a town for all seasons and summertime resort », Annales de géographie, vol. 109, n° 616, p. 631‑654.
  • Volle, J.-P. 2018. « L’urbanisation du littoral du Languedoc-Roussillon ou comment le processus de mise en tourisme rencontre celui de périurbanisation des villes-centres », in D. Crozat et D. Alves, Le Touriste et l’habitant, Saint Denis : Connaissances et savoirs.

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Pour citer cet article :

Cécile Coudrin & Valérie Lavaud-Letilleul & Isabelle Berry-Chikhaoui, « Investir et s’investir dans le logement littoral. Trajectoires de multipropriétaires ancrés en bord de mer », Métropolitiques, 1er avril 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Investir-et-s-investir-dans-le-logement-littoral.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2022

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