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« Revoir Paris », imaginaires d’une ville rêvée

Dans les bandes dessinées de François Schuiten et Benoît Peeters, les villes ne sont pas de simples décors mais des incubateurs d’utopie. Revoir Paris, l’exposition dont ils ont été les commissaires, explore les représentations passées de la capitale afin d’en mieux imaginer l’avenir.
Recensé : François Schuiten et Benoît Peeters, Revoir Paris – L’Exposition, Cité de l’architecture et du patrimoine, novembre 2014 – mars 2015.

Revoir Paris est à la fois le titre de la dernière bande dessinée de Benoît Peeters et de François Schuiten (Schuiten et Peeters 2014) et celui de l’exposition que ces deux auteurs ont imaginée à la Cité de l’architecture et du patrimoine [1]. Si ce titre correspond bien au cheminement de Kârinh – héroïne issue d’une humanité qui a fui la Terre mais veut à tout prix y retourner et voir Paris –, l’exposition, elle, conduit à quitter l’esplanade du Trocadéro pour plonger dans les entrailles du palais de Chaillot.

Ce « revoir » auquel invite l’exposition se décline en un triple sens : revoir, c’est voir le passé d’une ville qui a changé bien plus qu’on ne le croit souvent ; revoir, c’est voir à nouveau, revisiter avec un regard différent, le Paris d’aujourd’hui ; revoir, c’est aussi, comme pour une copie, penser ce que la ville pourrait ou devrait être. Les planches de François Schuiten et de Benoît Peeters, que l’exposition associe aux autres représentations de la ville, permettent d’appréhender ces trois dimensions et montrent que la bande dessinée est un médium pertinent pour interroger la ville.

D’hier à demain, du chantier à la conservation

Mais, pour être en mesure de revoir, il faut tout d’abord avoir vu. C’est là un questionnement qui traverse l’ensemble de l’exposition. Si nous possédons tous des représentations mentales de la capitale, nous dépendons largement des vues obliques que la conquête de l’air au XIXe siècle a rendu possible. Ceci permet à la fois de conférer une profondeur visuelle que la verticalité du bâti bloque bien souvent, en dehors des perspectives tracées dans ce but, et d’embrasser la ville d’un seul regard. De là naît le paysage urbain global qui conduit à penser la ville non seulement comme un assemblage hétéroclite de bâtiments, mais aussi comme un tout cohérent que l’on souhaite à la fois pratique et esthétique.

Pour parvenir à ce but, la reconstruction de la ville sur elle-même est indispensable. Au-delà des travaux haussmanniens, les vues des installations des différentes expositions universelles qui se sont échelonnées à Paris de 1855 à 1937 permettent de prendre conscience que le cœur emblématique de Paris (la perspective du Champ de Mars et la butte de Chaillot) a été construit et déconstruit à un rythme effréné. Et si la tour Eiffel est restée, le palais de Chaillot, lieu même de la Cité de l’architecture et du patrimoine, est situé sur l’esplanade du Trocadéro, le toponyme étant le seul reste du palais du même nom qui n’aura vécu que 57 ans [2].

Le cas des expositions universelles, symboles d’innovation et d’un avenir radieux, interroge également la modernité de la ville. On s’étonne de la récurrence des questionnements, que ce soit au XIXe ou au XXIe siècle : comment parvenir à un habiter plus sain et à une circulation plus aisée ? Ce qui rendra la ville réellement moderne ne semble donc pas avoir d’âge ; seules les solutions et l’extension spatiale de l’emprise varient, la période actuelle ayant, en suivant l’urbanisation, inclus les territoires au-delà du périphérique. En outre, les expositions universelles ont illustré la capacité – largement abandonnée au deuxième XXe siècle – de détruire ce qui avait été construit il y a peu, et conduisent donc à mettre en relief une idée de la conservation bien différente de ce qu’elle est maintenant [3]. Si l’exposition présente les nombreux projets d’architectes pour Paris, bien peu ont vu le jour, laissant voir une ville qui semble désormais immuable. Ainsi, l’exposition montre que la quête constante de modernité de Paris est en elle-même signe d’échec et que l’espoir d’une modernité radicale apportée par la science triomphante n’a pas survécu au premier XXe siècle. La mise en valeur du patrimoine semble devenue, paradoxalement, aussi bien le cœur de l’identité urbaine que son avenir.

Un urbanisme de l’imaginaire

On voit alors apparaître l’intérêt de l’autre aspect de l’exposition : le lien entre le Paris imaginé par les architectes et les urbanistes, et l’imaginaire de la ville porté par les planches de Schuiten et Peeters [4]. Cette nécessité de l’imaginaire est d’autant plus importante qu’est grande la différence entre la ville future, pensée aussi bien au XIXe qu’au XXe siècle, et sa réalité du XXIe. Seule cette extension extérieure de Paris qu’est la Défense semble porteuse d’une autre architecture, d’une autre conception de la ville. La bande dessinée permet de donner vie à des villes imaginaires et aux populations qui les peuplent. Elle rappelle que la ville n’est pas seulement paysage mais aussi lieu de vie, expression d’une société et de ses fonctionnements.

Quand François Schuiten imagine des buildings-arbres, qui n’ont rien de réalistes, pour faire « mémoire des forêts » à Aulnay-sous-Bois, il insiste sur le fait que le Grand Paris naissant a besoin de marqueurs identitaires forts. Comment, en effet, donner du sens à cette nouvelle ville ? Nouvelle ville, et non ville nouvelle, car en changeant d’échelle aussi bien dans son extension qu’en tant que ville mondiale, Paris change intrinsèquement ; et besoin de sens, car si l’on continue à ne voir Paris que par ses 20 arrondissements, ses monuments historiques et son schéma haussmannien, le Grand Paris ne pourra pas exister. Ou, plus certainement, il se limitera à rendre fonctionnelle une agglomération plus étendue mais toujours marquée par son manque de cohésion, assemblage disparate socialement ségrégé. L’imaginaire est donc là pour dépasser nos cadres usuels, les découpages auxquels nous sommes si habitués, et nous permettre de les réinventer, car l’espace réel, dans sa matérialité, laisse peu de place à l’expérimentation. À l’évidence, l’imaginaire de François Schuiten et Benoît Peeters est peut-être trop outrancier pour que les bâtiments qu’il produit puissent servir de « phares » au nouveau Grand Paris. Cependant, il illustre bien le caractère indispensable de nouveaux lieux dont l’appropriation par les habitants permettrait de faire émerger des représentations communes.

La bande dessinée, médium pour (conce)voir la ville

Mais, au-delà du cas parisien, la bande dessinée apparaît comme un médium utile pour penser la ville. En effet, la bande dessinée ne se limite pas à la représentation graphique. Sa structure séquentielle offre à la fois l’illustration et les liens logiques entre les vignettes. Ces liens permettent de donner corps à la narration, à l’histoire, en même temps que celle-ci donne vie à l’espace où elle se déroule.

C’est dans cet espace créé par la bande dessinée et vécu par les personnages que réside son intérêt premier. Car, comme on l’a dit initialement, nous avons tous des représentations de la ville, une image non seulement paysagère mais aussi liée à notre vécu, et il est nécessaire d’offrir, non pas contre, mais au service de cette image, des évolutions possibles – des évolutions que la bande dessinée ne limite pas à des dessins d’architectes, à des esquisses partielles souvent déconnectées du reste de la réalité de la ville. La bande dessinée, en créant un espace vécu par ses personnages, permet d’appréhender autrement la ville, de façon située et incarnée. Elle intègre aussi bien les paysages que les fonctionnements, c’est-à-dire les liens humains et sociaux que la ville héberge et qui en sont l’élément premier. L’urbain ne peut se concevoir que comme lieu de la coprésence et de l’échange.

Au-delà du cas particulier des ouvrages de François Schuiten et Benoît Peeters, la bande dessinée permet donc de mettre en scène cette question ancienne du rôle de l’architecture dans l’évolution de la société. Si les visions hygiénistes apparaissent dépassées et si les grands ensembles sont des échecs, la question de l’architecture et de l’organisation de la ville comme symboles de l’état d’une société, de sa mémoire sociale, et comme cadre de son évolution demeure ; et ceci d’autant que l’urbanisation est croissante. La bande dessinée est alors un lieu de grande liberté pour explorer les futurs possibles de nos villes – futurs qui se définiront aussi bien au travers d’une architecture différente que de fonctionnements sociaux à inventer.

Revoir Paris, à l’aune de l’imaginaire passé qui voyait la capitale se couvrir d’aérostats et la Seine d’un aérodrome, nous renvoie l’image d’une ville sans doute bien sage ; certains diront bourgeoise. Mais elle invite également à concevoir un futur qui ne soit pas seulement un palimpseste. Enjeu majeur, tout en conservant à Paris ce qui la différencie des autres métropoles mondiales, que de parvenir à « l’émergence d’un imaginaire grand-parisien », selon les mots de Régine Robin (2014).

Bibliographie

  • Robin, Régine. 2014. Le Mal de Paris, Paris : Stock.
  • Schuiten, François et Peeters, Benoît. 2014. Revoir Paris, Bruxelles : Casterman.

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Revoir Paris – L’Exposition, Cité de l’architecture et du patrimoine, du 20 novembre 2014 au 9 mars 2015. Site web : www.citechaillot.fr/fr/expositions/expositions_temporaires/25655-revoir_paris.html.

Pour citer cet article :

Julien Champigny, « « Revoir Paris », imaginaires d’une ville rêvée », Métropolitiques, 16 mars 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Revoir-Paris-imaginaires-d-une.html

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