Arnaud Le Marchand, enseignant à l’université du Havre (ce qui n’est pas anodin pour un tel sujet), propose dans cet ouvrage d’analyser ensemble habitat et travail mobiles. Des marins aux forains, des ouvriers nomades aux gypsy scholars (universitaires itinérants), des hôtels bon marché aux yourtes, des roulottes aux conteneurs, de la loi de 1912 sur les nomades aux aides au logement contemporaines, l’auteur examine un ensemble « de règles, d’objets, de personnes ». Économiste, il utilise une palette de méthodes à la diversité inhabituelle : recherches dans les archives locales et nationales, dans les recueils statistiques (qui informent moins sur leur objet que sur les catégories qu’elles mettent en œuvre pour le saisir), entretiens (menés notamment avec le soutien d’associations comme No Vox, AC ! et Halem (« Habitants de logements éphémères ou mobiles »), mais aussi économétrie et simulations par automates cellulaires (dont les procédures et hypothèses, qui, certes, auraient compliqué la lecture, sont écartées au profit du résumé des résultats).
Les « mobiles », des populations déconsidérées par les institutions
Forains contribuant aux premiers succès du cinéma, marins mettant en réseau la planète, travailleurs itinérants du nucléaire, étrangers aux autorisations temporaires vantés par l’Union européenne... Sans que l’auteur n’explicite pleinement son parti pris, les individus « mobiles » qu’il décrit ne sont pas les nouveaux cadres de la mondialisation qui ont pour eux une hôtellerie aux standards internationaux, mais plutôt des membres des classes populaires en déplacement, qui doivent dénicher ou inventer des hébergements spécifiques là où leur présence n’est pas forcément prévue ou bienvenue. Les « mobiles » sont réunis par des activités et l’utilité que ces activités représentent dans la mise au point et la circulation des produits – ainsi l’auteur prend-il l’exemple du cinéma des débuts, popularisé par les forains avant que ces derniers soient mis à l’écart par la loi de 1912 sur les nomades et que les firmes comme Pathé monopolisent la distribution des films. Mais ils sont aussi réunis par un ensemble de conventions et d’institutions. Ces dernières apparaissent, classiquement, comme un moyen de réduire les incertitudes : ce sont des « investissements de forme », comme les nomme l’économie conventionnaliste, qui, en fixant un cadre, diminuent l’aléa et autorisent les anticipations.
Mais, dans ce cas particulier, elles manifestent dans le même mouvement une mise à l’écart et une déconsidération des personnes visées. Qu’il s’agisse des recensements de la fin du XIXe siècle, qui comptent à part les « hôtes de passage », ou de ceux d’aujourd’hui, qui peinent à considérer l’« habitat non ordinaire » ou le travail mobile, l’institution statistique contribue à invisibiliser des pratiques qui se faufilent dans les interstices des villes. Quant au droit, depuis les réglementations sur les forains et les nomades du début du XXe siècle jusqu’à la loi Besson [1], il traduit une méfiance persistante et renouvelée à l’égard des populations sans ancrage apparent. Cette déconsidération des personnes n’est pas sans effet sur la constitution des marchés où ils agissent. Alors que leur mobilité est symboliquement escamotée et matériellement bornée par des dispositifs institutionnels mais aussi des équipements urbains, elle contribue à l’activité et à la transformation des villes. La mobilité participe, en effet, « au mouvement des espaces, à la respiration des interstices urbains et régionaux, concourant à des régénérations et à l’invention de formes nouvelles, y compris par les objets et acteurs ‘‘immobiles’’ » (p. 73). Passant de l’histoire d’exemples précis, sur des populations, des objets ou des conventions de mesure, à des théorisations plus abstraites, l’ouvrage se révèle donc singulièrement stimulant. Mais le lecteur peut regretter que les passerelles logiques ou empiriques entre ces différents éléments convoqués pour l’analyse ne soient pas plus longuement déroulées.
Une « minorité culturelle » à reconnaître
À l’instar de la précarité ou des migrations, la mobilité contemporaine ne peut s’analyser uniquement comme un phénomène gouverné par les besoins du capital et piloté par des dispositifs institutionnels tout-puissants. Elle ne découle pas que du recul de l’habitat dit « ordinaire » et du contrat à durée indéterminée, du logement social et de la firme fordiste (rassemblant en un même lieu un processus de production, un produit, une entité juridique et des salariés). Cette résurgence résulte aussi de pratiques de résistance, d’« arts de faire » dispersés ou du « retournement d’un objet contre son système d’apparition » (p. 188). L’histoire du conteneur l’illustre : moyen de transport des marchandises développé dans les années 1960, symbole de la mondialisation et de la standardisation des normes, cet objet a été détourné par des utilisateurs variés et selon des modalités diverses en habitat (plus ou moins) de fortune, avant peut-être de se trouver réintégré à des dispositifs institutionnels, voire des politiques publiques (par exemple, sous la forme de logements étudiants, comme cela s’est fait au Havre). Arnaud Le Marchand ne défend pas que cette résistance constitue une rupture totale, ni qu’elle évitera une « récupération », qui est, en même temps, une forme de reconnaissance.
Montrant l’intégration de militants anarchistes dans le milieu forain pendant la première moitié du XXe siècle, il avance, semblant s’inscrire dans son sillage, que « la pensée anarchiste reconnaissait d’emblée et acceptait la dimension artificielle du social, et donc les institutions comme éléments de la vie sociale, ce qui n’est pas incompatible avec une dénonciation de l’institué, en faveur de l’instituant » (p. 206). Si la foire, et bien d’autres dispositifs mobiles, par leur caractère provisoire, par les « proximités temporaires » (p. 55) qu’ils impliquent et permettent, rejouent plus que d’autres secteurs économiques le processus d’institution, la mise en accord préalable, l’auteur n’en défend pas moins la nécessité d’une reconnaissance accrue et stabilisée des mobiles et des externalités positives que leur passage procure. Cette reconnaissance leur permettrait de mieux négocier leur place dans l’organisation économique et dans les villes. En dépit de « l’absence d’identité collective claire », les mobiles représentent une « minorité culturelle » qu’Arnaud Le Marchand ne veut pas seulement analyser mais aussi re-légitimer, en incitant à « des délibérations, des confrontations sur les usages de la ville au XXIe siècle, pour redéfinir la place des passagers, comme celle d’autres groupes plus ou moins minorés, dans les métropoles en devenir » (p. 221).
Arnaud Le Marchand entend ainsi aider à dépasser un « discours social-démocrate classique » (p. 200) qui reposerait sur la défense de l’ancrage territorial, que ce soit dans l’emploi ou le logement. D’une partie à l’autre de l’ouvrage, on ne sait pas trop si ce dépassement doit se faire au nom d’un pragmatisme tenant pour acquise l’irréversibilité des transformations contemporaines, ou bien plutôt pour vanter une autre utopie – le livre se concluant par la promotion d’un revenu garanti universel. Cette oscillation tient peut-être à ce que l’auteur veut laisser la réflexion ouverte, aux idées mais aussi aux potentialités déjà repérables dans le réel.