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Essais

L’harmonisation des horaires de travail : en finir avec l’heure de pointe ?

Les réflexions menées pour coordonner les horaires de travail à l’échelle des territoires se sont multipliées. En explorant la désynchronisation des déplacements, elles visent à réduire la congestion aux heures de pointe à moindre coût. Prometteuses sur le papier, les expérimentations de terrain se heurtent à une réalité complexe et mouvante, marquée par des agendas quotidiens toujours plus individualisés.

La simultanéité des mobilités domicile–travail est à l’origine de la congestion des différents réseaux de transport, particulièrement dans les grandes villes (Orfeuil 2005). En effet, malgré la plus grande variabilité des horaires de travail (Seys 1975 ; Chenu 2002 ; Sautory 2013), les heures de pointe dans les agglomérations françaises n’ont pas disparu mais, au contraire, ont eu tendance à s’intensifier au moment du pic, également appelé « hyperpointe » [1] (Lavielle 2008). Il n’y a qu’en région parisienne où, en plus de cette intensification, on peut observer un étalement des flux aux marges de la pointe horaire (Observatoire de la mobilité en Île-de-France 2012). Aussi, pour un grand nombre d’actifs, les déplacements domicile–travail sont un moment particulièrement pénible et de plus en plus mal vécu, dans une société où la quête de l’optimisation du temps est renforcée par l’usage des technologies d’information et de communication (Ascher 1997 ; Lipovetsky 2006 ; Rosa 2012).

Face à la saturation des réseaux de transports, les pouvoirs publics ont principalement agi sur l’aménagement de l’espace. Certes, la dimension temporelle transparaît dans ces projets, mais principalement à travers l’accroissement de la vitesse, critère à l’aune duquel bon nombre de projets d’infrastructures sont programmés et évalués. En revanche, la question d’une meilleure organisation chronologique des déplacements domicile–travail n’a été que rarement considérée, ou alors de façon très partielle à l’occasion d’initiatives concernant des territoires restreints (comme un campus universitaire) ou à l’échelle des entreprises.

Il y a bien eu dans les années 1950‑1960 des tentatives de décalage des horaires de travail à une échelle métropolitaine à Paris, Dijon ou encore Strasbourg (Paturle et Blais 1977), mais ces dernières n’ont pas connu le succès escompté, notamment parce qu’elles étaient orientées vers l’optimisation des fonctions économiques de la ville et de ses réseaux, et très éloignées des préoccupations des employeurs et salariés (Veraldi 1958). Aujourd’hui, à l’intersection des objectifs sociaux, économiques et environnementaux, à la croisée des besoins individuels et collectifs, une conception plus collaborative de la grille urbaine des horaires de travail refait son apparition dans le débat public, notamment par l’intermédiaire des opérateurs de transports. La SNCF, à travers son réseau francilien (Transilien), a ainsi récemment exprimé dans la presse généraliste [2] son intention de collaborer avec les entreprises pour réfléchir localement (à la Plaine Saint-Denis) à des horaires de travail moins concentrés, qui permettraient un usage pacifié du réseau ferré.

Une organisation « harmonieuse » des horaires de travail peut-elle donc être un instrument au service du développement pérenne de nos villes ? Comment mettre en œuvre cette nouvelle organisation, et avec quels outils ? Quels en sont les avantages, mais aussi les inconvénients, pour les différents acteurs impliqués ?

En s’appuyant sur un large corpus bibliographique, cet article tente d’apporter quelques réponses et un éclairage prospectif à ces problèmes. Parce que la gestion des temporalités ne bénéficie d’aucune base théorique (Boulin 2008), notre propos vise principalement à identifier les enjeux et les limites opérationnelles de la planification différentielle des horaires de travail. Certains chercheurs ont déjà pu évaluer les modalités et incidences de telles expérimentations. Les références aux expériences américaines se concentrent sur la dilution des trafics sur la route (Hines 1984 ; Giuliano et Golob 1989). Dans un cadre contemporain et français, il est en revanche généralement question de la dispersion des flux de voyageurs sur les réseaux de transports en commun.

Un nouveau souffle pour les politiques temporelles ?

Après-guerre, selon les mêmes principes de dilution de la demande que le tarif vert d’EDF, les premiers aménagements des temps urbains naissent au sein du CNAT et du CATRAL [3]. Cette planification étatique des horaires de travail décalés, en se concentrant sur le bénéfice économique d’un arrangement chronologique des activités et des déplacements, omet de considérer que le temps, avant d’être une denrée rare que l’on peut gérer, est un « bien » à la discrétion de chaque acteur, salarié ou employeur, qu’il s’approprie pour répondre à des objectifs personnels : conciliation entre vie privée et professionnelle, amélioration de la productivité de l’entreprise.

Progressivement, la société évolue, les rythmes s’individualisent et une plus grande diversité des horaires de travail voit le jour avec la fin du fordisme. Alors que les structures socio-économiques se modernisent (féminisation et tertiarisation de l’emploi), les individus gèrent de façon plus autonome leur agenda quotidien. La synchronisation des activités sociales et familiales devient alors une préoccupation essentiellement individuelle. L’État se retire de son rôle de régulateur temporel et les tentatives d’aménagement des horaires de travail dans les villes françaises sont peu à peu abandonnées.

La question du temps et des rythmes urbains refait, toutefois, surface à partir des années 1990, avec la création des « bureaux des temps », inspirés de l’expérience italienne. En 1988, des femmes élues du Parti communiste italien soumettent un projet de loi [4] déléguant aux communes une mission de réorganisation des horaires. Dès lors, le point d’application de la régulation devient l’articulation des temps sociaux (travail, école, commerces, transport). Dans le domaine des transports, les objectifs sont, là encore, bien différents de ceux observés après-guerre : il s’agit non plus de réguler les heures de pointe, mais d’adapter les transports et les services publics aux agendas individuels, en particulier aux actifs ayant des horaires décalés pour qui la conciliation des vies privée et professionnelle est difficile.

Ancrées dans des contextes socio-économiques différents, ces deux périodes de l’action publique sur les rythmes urbains s’opposent et se contredisent dans la manière d’appréhender la variable temporelle. Les politiques temporelles tentent d’accompagner les mutations sociétales en fournissant une offre de transport en commun – et plus généralement de service – en adéquation avec la diversification des horaires de travail et les besoins personnels de synchronisation. L’aménagement du temps par la gestion de la demande visait, quant à lui, cette même différenciation des horaires de travail au nom de la diminution de la congestion aux heures de pointe, sans toutefois à l’époque se soucier des besoins de synchronisation à l’échelle micro-économique (employeur, ménage, individu).

Aujourd’hui, à partir du croisement de ces diverses expériences et compte tenu de la persistance des phénomènes de congestion en heure de pointe, la planification locale d’horaires de travail séduit un nombre grandissant de bureaux des temps, tels ceux de Poitiers, Rennes, Grenoble, Lyon, Montpellier et Strasbourg.

Des expériences positives mais d’ampleur mesurée

Des expériences ont montré de manière localisée que l’institution du décalage des horaires de travail pouvait aller dans le sens d’un jeu coopératif tripartite (employeur, salarié, transporteur). Les avantages de ces mesures peuvent s’observer pour chacun des acteurs concernés, aussi bien par des bénéfices socio-économiques qu’environnementaux.

Par le passé, « des horaires de travail alternatifs » (alternative working hours) ont déjà été institués dans certaines villes des États-Unis. Ces expérimentations ont prouvé, pour le cas de la circulation automobile, que la réduction du nombre de miles parcourus durant les heures de pointe entraînait une diminution significative des temps de parcours, de la consommation d’essence et donc d’émission de polluants (Giuliano et Golob 1989). En France, Grenoble, Poitiers, Montpellier et Rennes ont instauré depuis 2000, en accord avec les transporteurs et les présidents d’universités, un décalage de début de cours de l’ordre d’une quinzaine ou d’une trentaine de minutes selon les différentes UFR [5]. Les résultats observés sont prometteurs et vont dans le sens d’une généralisation de ces pratiques, puisqu’alors que les transporteurs économisent de l’argent en stabilisant leur offre de transport aux périodes les plus chargées (12 millions d’euros d’investissement épargnés, soit l’achat de trois rames supplémentaires évité à Rennes), les usagers ne circulent plus dans des rames bondées (une diminution du taux de charge de 17 % de la ligne de métro à l’hyperpointe à Rennes) et ne semblent pas pour autant subir de désagréments liés à la modulation horaire (Nangeroni 2013).

En plus de ces résultats encourageants au sein d’établissements d’enseignement supérieur, la compilation des différentes investigations (Munch 2013) dans le domaine des activités de production a permis de dégager des conditions assurant l’efficacité de ces politiques au sein des entreprises :

  • De faibles décalages horaires. Afin de ne pas trop désorganiser la coordination des activités économiques et sociales, des écarts de 15 à 30 minutes sembleraient suffisants pour améliorer significativement les conditions de transport.
  • Une mise en œuvre par le bas. Les employeurs et les salariés prennent part à la fixation des nouveaux horaires.
  • L’échelle du parc d’activités. Pour agir sereinement sur la variable temporelle, il s’agit de réduire au maximum la complexité des interactions et de l’environnement dans lequel s’opèrent les horaires de travail. Ainsi, au même titre que pour les campus, l’échelle du parc d’activités répond à des objectifs de faisabilité et donc de simplification des relations liant horaires, espace et mobilités.
  • La taille des établissements. Plus l’établissement est grand et plus la probabilité que l’entreprise puisse adopter de nouveaux horaires est forte.

Un idéal citadin autour des rythmes de travail ?

Face à ces constats, il existe encore de nombreuses inconnues qui relèvent probablement d’un travail de prospective.

Si l’on souhaite gérer les horaires de manière assez fine (à l’échelle de la demi-heure), il faut alors s’assurer du pouvoir et de la volonté des entreprises et des employés de contrôler de manière rigoureuse les horaires. De plus, l’éventail des modulations horaires envisageables est conséquent et nécessite des enquêtes ainsi qu’un travail de simulation basé sur des scénarios. On notera simplement que toutes ces modalités de décalage pourront s’appliquer aux différents acteurs cibles, et cela en fonction de leurs désirs et de leurs caractéristiques propres (type d’activité, catégorie socioprofessionnelle, éloignement au domicile, nombre d’enfants scolarisés à charge...).

Les bénéfices retirés par la dilution des flux dans le temps et les différents changements d’horaires ne concernent pas de manière homogène l’ensemble des acteurs cibles (salariés et employés). Mais comment enclencher des concertations, des tables rondes sur la question, alors que le code du travail est extrêmement rigide ? Il s’agira peut-être ici de s’appuyer sur d’autres outils normatifs comme les SCOT et les PDIE [6]. En effet, si ces « directives » territoriales arrivent à intégrer la chronologie des activités dans leur plan, il sera alors assurément plus aisé d’ouvrir des discussions qui ne soient pas figées par la cristallisation d’intérêts individuels, patronaux ou syndicaux.

En interrogeant l’harmonisation des horaires de travail dans les entreprises et établissements éducatifs, on touche à des mécanismes extrêmement sensibles de nos centres urbains. À ce sujet, certains diront certainement qu’on risque plus de détériorer la situation naturellement imposée par l’ordre économique et social que de construire un réel progrès collectif.

Cependant, il ne s’agit pas ici de produire à tout prix un lissage des flux aux heures de pointe. En d’autres termes, il n’est pas question de produire du bien-être collectif au détriment des besoins individuels. En revanche, afin de créer un « jeu gagnant-gagnant », il s’agit de construire des synergies entre l’objectif collectif d’étalement des heures de pointe et les besoins individuels des employés et employeurs. Effectivement, en plus de participer par agrégation à l’étalement de l’heure de pointe, pourquoi certains nouveaux horaires de travail ne pourraient-ils pas correspondre à des souhaits ou à des objectifs latents d’employeurs et de travailleurs ?

Ainsi, en faisant de cette question du temps un débat démocratique, on acceptera enfin de considérer la variable temporelle comme une dimension essentielle pour concevoir le développement durable de nos zones denses. Et peut-être plus encore que d’améliorer la qualité de vie par la manière dont nous occupons un espace qui se fait de plus en plus rare, n’est-il pas nécessaire aujourd’hui de penser l’idéal citadin comme l’occupation la plus commode des temps partagés en société ?

Bibliographie

  • Ascher, François. 1997. « Du vivre en juste-à-temps au chrono-urbanisme », Les Annales de la recherche urbaine, n° 77, p. 113‑121.
  • Boulin, Jean-Yves. 2008. Villes et politiques temporelles, Paris : La Documentation française.
  • Chenu, Alain. 2002. « Les horaires et l’organisation du temps de travail », Économie et Statistique, n° 352‑353, p. 151‑177.
  • Giuliano, Genevieve and Golob, Thomas F. 1989. Evaluation of the 1988 staggered work hours demonstration project in Honolulu. Final Report. Prepared for the State of Hawaii and Oahu Metropolitan Planning Organization, Irvine (Californie) : Institute of Transportation Studies, University of California.
  • Hines, Emery J. 1982. “Estimating users and impacts of a regional alternative work schedule program”, Transportation Research Record, n° 845, p. 1‑8.
  • Lavielle, Jean-Pascal. 2008. Évolutions des rythmes sociaux et étalement de l’heure de pointe, travail de fin d’études, École nationale des travaux publics d’État.
  • Lipovetsky, Gilles. 2006. Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris : Gallimard.
  • Munch, Emmanuel. 2013. Penser l’organisation métropolitaine des horaires de travail pour une meilleure gestion des mobilités pendulaires, mémoire d’urbanisme, École nationale des ponts et chaussées et Institut d’urbanisme de Paris – Laboratoire ville, mobilité, transport (LVMT).
  • Nangeroni, Cécile. 2013. « Horaires décalés, transports moins bondés », Ville, rail et transports, n° 550, 23 avril, p. 29‑33.
  • Observatoire de la mobilité en Île-de-France. 2012. « Enquête globale transport », La Mobilité en Île-de-France, n° 1, p. 13‑14.
  • Orfeuil, Jean-Pierre. 2005. Mobilité, planification et développement urbain en France : 1960 à 2000, Créteil : Institut d’urbanisme de Paris.
  • Paturle, Claude et Blais, Jean-Paul. 1977. Le Temps de l’aménagement. Analyse de l’aménagement du temps en milieu urbain, compte rendu de fin de recherche, Paris : ministère de l’Équipement.
  • Rosa, Hartmut. 2012. Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris : La Découverte, coll. « Théorie critique ».
  • Sautory, Olivia. 2013. « Organisation, rythmes et durées du travail des salariés en 2010 », conférence d’ouverture de l’université des Cadres et de l’association Tempo territorial, tenue à l’auditorium Mornay à Paris, 2 avril.
  • Seys, Baudouin. 1975. « Les horaires de travail en 1974 », Économie et Statistique, n° 69, p. 7‑17.
  • Veraldi, Gabriel. 1958. L’Humanisme technique. Essai critique sur les théories de Raymond Villadier, Paris : Table Ronde.

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Pour citer cet article :

Emmanuel Munch, « L’harmonisation des horaires de travail : en finir avec l’heure de pointe ? », Métropolitiques, 22 janvier 2014. URL : https://metropolitiques.eu/L-harmonisation-des-horaires-de.html

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