Alors que dans le monde les grands pays émergents s’urbanisent à marche forcée et que les « vieilles nations » réforment leurs conceptions des villes autour des impératifs de durabilité, il apparaît nécessaire de faire le point sur les idées et les savoirs qui influencent la pratique de l’urbanisme. Coïncidence ou conséquence, les appels à la modélisation se multiplient et s’observent. Experts, professionnels de la ville comme chercheurs débattent aujourd’hui d’idées relatives au modèle en urbanisme. C’est sous cet angle que ce dossier souhaite engager la réflexion : il s’agit à la fois d’observer les tendances qui se manifestent dans la variété des situations et d’interroger le rapport entre modèle et projet dans la fabrication urbaine d’aujourd’hui.
Loin d’être nouvelle, la question du modèle accompagne l’urbanisme depuis sa création au tournant des XIXe et XXe siècles. Longtemps, l’urbanisme a fait de l’action objectivée et raisonnée sur l’espace un moyen de transformer la société et son organisation. La place donnée au modèle y était structurante et traduisait les orientations fondatrices qui, à des degrés divers, ont constitué ce champ : l’intention réformatrice pouvant tendre à l’utopie, l’ambition d’appliquer un raisonnement scientifique à l’action sur la ville, et enfin la croyance fondamentale en un pouvoir transformateur de l’espace sur la société. Ces orientations ont conduit à donner une dimension exemplaire à visée reproductible et normative aux théories élaborées et aux expériences menées. Elles ont profondément marqué les différentes démarches et doctrines urbanistiques (Choay 1965), qu’il s’agisse des approches dites « progressistes » ou « culturalistes », pour reprendre des catégories qui paraissent établies. La période des Trente Glorieuses a certainement constitué un point d’orgue de cette logique, en mobilisant ce que les Anglo-Saxons ont appelé le modèle de planification rationnelle joignant science, action et prévision (Friedman 1987). En un mouvement de balancier, la critique virulente de l’urbanisme fonctionnaliste et du positivisme qui lui est propre a ensuite contribué à la remise en cause des modèles d’aménagement fondés sur la rationalisation associée à un volontarisme politique et professionnel. L’idée de « projet urbain » qui a tant essaimé depuis les années 1980 y a trouvé ses fondements (Rossi 1966). À contre-pied des approches fonctionnalistes, il s’agissait justement de privilégier des approches d’aménagement ajustées à la spécificité et à l’historicité du terrain, en mobilisant des méthodes de gouvernance nouvelles, fondées sur la négociation et la coopération des acteurs.
- L’éco-quartier BedZED, dans la banlieue sud de Londres (Royaume-Uni) (cc) Tom Chance/Flickr
Depuis ces années, le recours au modèle semblait être passé au second plan des réflexions expertes et professionnelles sur la ville – voire semblait avoir disparu. Mais le retour récent du vocabulaire et du registre du modèle chez les experts et professionnels de la ville paraît témoigner d’une recomposition des façons de faire et des idées. Au vu de cette histoire, toutefois, les positions apparaissent plus que contrastées. À côté d’une pratique qui demeure fortement adossée à la critique des modèles, des dynamiques d’uniformisation, voire de standardisation, sont observables, en particulier avec des approches dites néolibérales (Harvey 1989). Certains aménagements valant référence sont diffusés, des recettes urbanistiques sont extraites d’expériences emblématiques (Barcelone et les événements sportifs, Bilbao et la culture), appelées à être reproduites ailleurs. Les catalogues de best practices sont aussi à l’œuvre dans les éco-quartiers et les opérations d’urbanisme durable. Chartes et référentiels peuvent apparaître comme de nouvelles formes de rationalisation et aboutissent à l’introduction et à l’imposition de normes. Enfin, les nouvelles technologies invitent à la modélisation numérique de la ville à venir. En revient-on à un urbanisme des modèles ? De quels modèles s’agit-il, alors ? Portent-ils, et comment, sur les méthodes, les contenus théoriques, les acteurs de la fabrication de la ville ou encore les formes de gouvernance ? Quelles en sont les caractéristiques dominantes ? Diverses postures urbanistiques alternatives se formulent et se cherchent. L’urbanisme semble alors comme pris dans une tension récurrente entre normativité – laquelle correspond souvent à la reproduction de « réussites » urbanistiques – et recherche d’approches « sur mesure » et négociées – laquelle s’inscrit dans la tradition du projet urbain.
En abordant ces questions, le dossier entend donc interroger un possible retour du modèle en urbanisme et ses modalités, en prenant appui sur l’observation d’expériences de terrain, l’analyse des discours et l’étude des professionnels de l’aménagement.
L’urbanisme durable : vers de nouveaux modèles ?
- « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? », par Claire Carriou et Olivier Ratouis
- « Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine », par Adrien Krauz
- « La ville durable, nouveau modèle urbain ou changement de paradigme ? », par Frédéric Héran
- « Le New Urbanism et la soutenabilité », par Cynthia Ghorra‑Gobin
Circulations et transferts
- « Le projet urbain nantais : une mise à l’épreuve du modèle Bilbao », par Amélie Nicolas
- « L’exportation au Maroc de la “ville durable” à la française », par Pierre‑Arnaud Barthel
- « Trendsetting cities : les modèles à l’heure des politiques urbaines néolibérales », par Vincent Béal
- « Le Vancouverism : hybridation et circulation d’un modèle urbain », par Nicolas Douay
- « Les villes africaines en quête de nouveaux modèles urbanistiques », par Jérôme Chenal
Pratiques professionnelles, entre reproduction et invention
- « Distinction et conformisme des architectes-urbanistes du star system », par Géraldine Molina
- « Le projet comme producteur de connaissance », entretien avec Paola Viganò
- « L’urbanisme chinois et l’émergence du modèle “intégrationniste” », par Jean‑François Doulet
- « L’aménageur, roi du copier-coller ? Réflexions d’un urbaniste à partir de ses dérives professionnelles », par Jean‑Paul Blais
- « La mise en politique du développement durable : vers un “nouveau” modèle d’action par les pratiques professionnelles ? », par Guillaume Faburel
Bibliographie
- Choay, Françoise. 1965. L’Urbanisme : utopies et réalités, Paris : Seuil.
- Friedman, John. 1987. Planning in the Public Domain. From Knowledge to Action, Princeton : Princeton University Press.
- Harvey, David. 1989. The Condition of Postmodernity : An Enquiry Into the Origins of Cultural Change, Hoboken : Wiley.
- Rossi, Aldo. 1966. L’Architettura della città, Padoue : Marsilio.