Ces dernières décennies, les travaux portant sur les perceptions sensorielles et les représentations de la ville se sont multipliés dans les sciences humaines et sociales – historiquement dans la philosophie, l’anthropologie, l’histoire, la psychologie, mais aussi, plus récemment, la géographie et l’urbanisme. Mais, en dépit de l’intérêt croissant qu’elle suscite, notamment au sein de la recherche sur la ville, la « sensorialité urbaine » peine à devenir un sujet de prédilection des praticiens. Par sensorialité urbaine, on vise ici le système de relations sensorielles (visuelles, sonores, tactiles…) et sensibles, tissé entre un individu et son milieu. En effet, les projets contemporains d’échelle urbaine considèrent peu la multisensorialité et le sensible (Zardini 2005), et ce malgré des réflexions théoriques sur un urbanisme sensoriel (Howes et Marcoux 2006 ; Lucas et Mair 2008 ; Paquot 2010). L’espace est alors essentiellement abordé par ses aspects visuels. Par ailleurs, quand les autres modalités sensorielles sont mobilisées, ce sont les aspects négatifs (exprimés en termes de pollutions, nuisances, risques, etc.) qui apparaissent, attachés à une conception quantitative et à finalité curative des « maux urbains ».
Nous proposons ici une vision de la sensorialité urbaine qualitative et potentiellement mobilisable dans le cadre de projets spatiaux qui permettrait de considérer les aspects les moins intégrés de la durabilité spatiale.
Le développement urbain durable : une occasion manquée pour prendre en considération le sensible ?
L’urbanisme sensoriel s’est construit en réaction à l’urbanisme moderne. Selon l’architecte Jacques Ferrier, l’urbanisme moderne a ainsi conduit à une « opposition de la ville contemporaine avec la nature, les sens, la vie collective, la variation des saisons, la mémoire du temps qui passe… » (Ferrier 2010, p. 92). Cette approche sensorielle de l’urbanisme, fait aujourd’hui écho à des préoccupations contemporaines prégnantes, et en particulier à celles qui dessinent les enjeux de la « durabilité » urbaine : reconsidérer la nature en ville, l’impact des saisons et plus largement des temporalités, mettre au centre de la réflexion l’être humain, répondre à une certaine recherche de bien-être…
Comme le suggèrent certains auteurs, il est possible d’entrevoir « dans la durabilité une manière d’appréhender la ville qui fait rupture avec les conceptions précédentes » (Béal, Gauthier, Pinson 2011, p. 15). En effet, les outils et instruments du développement durable (Agendas 21, chartes territoriales de développement durable, observatoires, quartiers durables, etc.) concrétisent des évolutions certes discrètes, mais non moins effectives. Ils visent ainsi des territoires d’intervention habituellement peu traités (par exemple, les territoires industriels). Ils proposent aussi d’autres stratégies et modalités de construction de l’action, avec notamment une gouvernance intégrant la totalité des parties prenantes, des objets d’observation et d’intervention centrés sur l’être humain (qualité de vie, bien-être, etc.). Dans ce cadre, le pluralisme des savoirs et la reconnaissance de l’habitant comme acteur politique à part entière fait aussi partie de la pensée du développement durable. Dans cette perspective, on s’aperçoit qu’il y aurait de facto une étroite relation entre les principes du développement durable et les exigences d’une approche sensible de l’espace. Cette proximité tient à la volonté de penser et faire l’espace en plaçant l’homme et son milieu au centre des préoccupations. C’est dans ce cadre que les cinq sens, la sensibilité et plus généralement l’esthétique pourraient être (re)considérés (Lolive 2009).
Cependant, cette convergence théoriquement évidente, entre principes du développement durable et approche sensible de l’espace, reste aujourd’hui très largement ignorée. L’habitant et son rapport sensible au monde/à l’environnement construit se révèlent encore à ce jour une dimension négligée du développement (urbain) durable et l’habitabilité (au sens de Heidegger) de notre monde s’en voit de ce fait mésestimée, voire détournée (Faburel 2010). Pourtant, aborder les questions de la multisensorialité et du sensible permettrait d’aborder de manière plus holistique la durabilité spatiale, de sortir d’une approche essentiellement centrée sur les questions techniques d’une certaine écologie, et d’intégrer une vision plus phénoménologique et sociale de celle-ci.
Dans la perspective d’un dépassement de cette occultation, par les approches contemporaines du développement urbain durable, de tout un pan de l’expérience (sensible) de l’homme, le paysage, et plus spécifiquement le paysage multisensoriel, devient une question essentielle. L’utilisation du vocable « paysage multisensoriel » vise le croisement d’une approche théorique sur la sensorialité urbaine et le sensible via le paysage dans sa définition contemporaine d’une part, et une approche plus « pratique » qui renverrait aussi vers le paysage comme projet d’autre part. Le paysage multisensoriel peut alors se définir comme le système de relations sensibles établi entre un homme et son environnement (social et spatial), incluant alors tout aussi bien l’immatérialité de ces relations que la matérialité de l’environnement (Manola et Geisler 2012).
Quels apports du paysage multisensoriel pour la durabilité spatiale ?
Pour aborder ces questions, nous nous appuyons sur les résultats d’un travail de recherche (Manola 2012) portant sur les paysages multisensoriels de trois quartiers dits durables du nord de l’Europe : Bo01 et Augustenborg à Malmö (Suède) et WGT à Amsterdam (Pays-Bas).
- Bo01 à Malmö (© T. Manola 2013)
Il ressort de ce travail que les habitants des quartiers durables d’Augustenborg, Bo01 et WGT, interrogés sur leur propre acception du paysage, donnent des avis dignes de considération [1]. Le paysage apparaît comme un terme mobilisé et mobilisable par les habitants pour parler des rapports sensoriels et sensibles à l’environnement. Il est alors pour les habitants : « Everything you can see… » (Entretien 11 à Bo01), « the sound, the smells… but also the wind… » (Entretien 5 à Bo01) [2]. Il peut alors être une médiation langagière du sensible des habitants et en même temps un terme communément utilisé dans le langage des professionnels de l’urbain. Le paysage multisensoriel (dans la définition théorique donnée plus haut) pourrait alors être utilisé dans le cadre d’un dialogue entre les différentes parties prenantes de l’urbain. Et ce d’autant plus qu’il fait référence dans le discours habitant à plusieurs composantes de l’espace. Il renvoie avant tout à une matérialité « palpable » (ce que l’on peut toucher par les mains mais aussi par les pieds) : il est composé d’un caractère naturel fort mais qui n’exclut pas l’urbanité et l’espace urbain construit, lesquels sont même parmi ses premières composantes. Il renvoie également aux compositions socioculturelles des quartiers (mixités culturelles, générationnelles) et à leurs aspects relationnels. Aussi, les rapports sensoriels et les rythmes temporels, ainsi que les pratiques souvent associées au caractère naturel des espaces ouverts (sports et activités de plein air, pique-niques, etc.), sont aussi constitutifs du paysage.
Ainsi, les valeurs véhiculées par le paysage sont tout aussi bien d’ordre écologique, relatives à la végétalisation, la propreté, etc. ; esthétique, relatives à ce qui est de l’ordre du beau, mais aussi plus largement de la sensation, de l’expérience sensorielle ; sociale, notamment d’usage, mais aussi relatives à la présence humaine ; et politique, via l’implication des habitants dans la vie et la gestion de leur territoire de vie ou encore le caractère projectuel du paysage.
- Bo01 à Malmö (© T. Manola 2013)
Ces mêmes habitants font ressortir de l’idée de « quartier durable » cinq composantes fondamentales et idéelles qui se croisent avec les valeurs véhiculées par le paysage. Il s’agit des aspects techno-écologiques (techniques énergétiques ; gestion des ressources ; notamment en eau ; absence de pollutions) ; des aspects sociaux (mixité, vivre ensemble) ; des aspects socio-politiques (prise en compte de l’avis des habitants, implication habitante) ; des aspects esthético-paysagers (caractère naturel, « vert ») ; et des aspects comportementaux (modes de déplacement, recyclage, « attitudes alternatives écologiques »…). Ces composantes sont inégalement présentes dans les quartiers étudiés.
Source : Manola 2012.
Il faut ici souligner deux points qui ressortent du croisement de la définition habitante et de la définition « scientifique » de la durabilité urbaine. Les aspects économiques sont les grands absents de la « définition » habitante. À l’inverse, l’esthétique, les comportements et modes de vie des populations, thèmes bien présents dans la « définition » habitante, sont assez peu traités dans les travaux scientifiques. En effet, un nombre croissant de travaux et de réflexions portent sur la durabilité urbaine, notamment à l’échelle du quartier, mais, pour la plupart, sur les aspects techno-écologiques (consommation énergétique, traitement des eaux, etc.) et dans une moindre mesure sur les aspects sociaux et politiques (vivre ensemble, participation habitante, etc.). Si la question des modes de vie commence à être timidement abordée par le biais des usages face aux innovations techniques (Renauld 2012), la question de l’esthétique, notamment environnementale (Blanc 2012), de ces quartiers n’est que très indirectement traitée. Cependant, si nous croisons ce qui fait respectivement quartier durable et paysage pour les habitants, nous retrouvons justement les deux entrées thématiques suivantes : l’« esthétique durable » et les modes de vie des populations.
Ainsi, la considération du sensible par le paysage (multisensoriel) pourrait se révéler être une approche bénéfique pour aborder les thématiques souvent peu prises en compte dans les travaux – qu’ils soient de recherche ou opérationnels – sur le développement urbain durable. Il s’agit là des aspects esthétiques de cette durabilité et de leurs retombées sur la qualité du cadre de vie, voire sur le bien-être ; mais aussi des changements des modes de vie et comportements qui l’accompagnent (ou pas). En prolongement, la considération du sensible via le paysage multisensoriel permettrait d’aborder différemment la question de l’implication des habitants dans le processus de projet, dans la décision, dans la gestion de leurs territoires de vie – aspect fortement revendiqué dans le cadre des projets « durables » mais pas toujours appliqué dans la pratique. L’implication habitante, par le biais du paysage multisensoriel, dépasserait alors les seuls aspects d’usage des techniques écologiques pour aborder les aspects esthétiques, les questions relatives à la nature en ville et au cadre bâti, les modes de vie et les comportements, les aspects sociaux et politiques des quartiers.
In fine, sous certaines conditions (comme, par exemple, passer par cet hybride qu’est le paysage multisensoriel à mi-chemin entre théorie et pratique), le sensible pourrait alors participer à l’appréhension de thématiques peu mobilisées, voire quasiment absentes des discours et des pratiques de projet des quartiers dits « durables ». Prendre en considération le sensible est alors aussi une façon de donner corps de manière concrète à l’habitant, acteur central de la durabilité urbaine.
Bibliographie
- Béal, V., Gauthier, M. et Pinson, G. (dir.). 2011. Le Développement durable changera-t-il la ville ? Le regard des sciences sociales, Saint-Étienne : Publications de l’université de Saint-Étienne, coll. « Dynamiques métropolitaines », 464 p.
- Blanc, N. 2012. Les Nouvelles Esthétiques urbaines, Paris : Armand Colin, 224 p.
- Faburel, G. 2010. « L’environnement comme nouvelle prospective pour les dynamiques et politiques urbaines », in Blanc, N., Claval, P., Dubois‑Maury, J., Paquot, T. et Gravari‑Barbas, M. (dir.), La France des villes, Paris : Atlande, coll. « Clefs concours Géographie », p. 112‑119.
- Ferrier, J. 2010. « La ville sensuelle », in Jacques Ferrier Architectures/Cofres SAS (dir.), Pavillon France, Paris : Archibooks, p. 90‑93.
- Howes, D. et Marcoux, J.-S. 2006. « Introduction à la culture sensible », in Howes, D. et Marcoux, J.-S. (dir.), Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 3, p. 7‑17.
- Lolive, J., 2009. De la planification environnementale à l’émergence des cosmopolitiques : un parcours de recherche consacré à l’environnement, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, université Joseph Fourier de Grenoble, 209 p.
- Lucas, R. et Mair, G. (éd.). 2008. Sensory Urbanism Proceedings 2008, University of Strathclyde (Glasgow), Edinburgh : Flâneur Press, 231 p.
- Manola, T. 2012. Conditions et apports du paysage multisensoriel pour une approche sensible de l’urbain. Mise à l’épreuve théorique, méthodologique et opérationnelle dans 3 quartiers dits durables européens : WGT, Bo01, Augustenborg, thèse de doctorat en Urbanisme, aménagement et politiques urbaines, Lab’Urba, Institut d’urbanisme de Paris, université Paris-Est, 646 p.
- Manola, T. et Geisler, É. 2012. « Du paysage à l’ambiance : le paysage multisensoriel. Propositions théoriques pour une action urbaine sensible », in Thibaud, J.-P. et Siret, D. (dir.), Ambiances en acte(s), Actes du 2nd Congrès international sur les ambiances, Montréal, p. 677‑682.
- Paquot, T. 2010. L’Urbanisme, c’est notre affaire !, Nantes : L’Atalante, 176 p.
- Renauld, V. 2012. Fabrication et usage des écoquartiers français. Eléments d’analyse à partir des quartiers de Bonne (Grenoble), Ginko (Bordeaux) et Bottière-Chénaie (Nantes), thèse de doctorat en Géographie, aménagement et urbanisme, Institut national des sciences appliquées de Lyon, 460 p.
- Zardini, M. (éd.). 2005. Sense of the City. An Alternative Approach to Urbanism, Zürich : Lars Müller Publishers, 341 p.