« Modèle de référence », « nouveau paradigme », « réponse efficace et compétitive aux enjeux contemporains » mais aussi « rêve et mirage » (titres d’articles récents dans Le Monde [1])… Au-delà des incantations, quelle place peut prendre l’économie circulaire dans l’action publique ? Elle est au cœur des politiques environnementales de certaines métropoles pour la prévention des déchets, le développement du réemploi et du recyclage. Mais outre ces domaines privilégiés, l’économie circulaire et ses stratégies (l’éco-conception, la réparation, le réemploi ou le recyclage) apparaissent comme des leviers pour réduire l’empreinte environnementale de la construction et de l’aménagement à travers des opérations de conversion des sols et de bâtiments vacants, le réemploi ou le recyclage de matériaux (Crambes 2018 ; ANRU 2020 ; Inddigo et Orée 2020 ; Vialleix et Mariasine 2021). L’économie circulaire est aussi favorisée par des dispositifs croisant le développement économique (aides financières ou subventions) et l’aménagement : occupation temporaire, urbanisme transitoire ou décôte foncière, par exemple (Ferchaud et al. 2024).
Issu d’un travail de terrain [2], cet article illustre la mise en œuvre de l’économie circulaire à l’échelle d’une opération d’aménagement, les Halles en commun, à Rennes – menée par Territoires & Développement, société d’économie mixte dont les principaux actionnaires sont la Métropole et la Ville de Rennes. Aménageur public de l’agglomération, l’entreprise encadre de nombreux projets, comme celui de la Courrouze, où se trouvent les Halles en commun. Pour l’aménageur, cette opération est un moyen d’expérimenter, dans le cadre d’un urbanisme transitoire, trois types d’action : conversion des sols et du bâti, polarisation d’acteurs de l’économie circulaire, implantation d’activités de réemploi.
Conversion des sols et du bâti au cœur du projet
La zone d’aménagement concerté (ZAC) de la Courrouze, première opération métropolitaine de Rennes Métropole, a été initiée dans les années 2000 sur 115 hectares de friches militaires. Arrivée de 10 000 habitants, d’entreprises et d’administrations, de commerces et de services, d’équipements et d’infrastructures de mobilité : ce projet d’écoquartier se veut emblématique. L’une de ses dernières phases concerne l’aménagement de l’emprise occupée jusqu’en 2021 par l’entreprise Euro-Shelter, qui produit des unités mobiles pour des usages civils et militaires. C’est sur ce site que s’implantent les Halles en commun.
Dans ce projet, la conversion des sols et du bâti a pour point de départ la volonté de préserver le patrimoine industriel et de s’imbrique avec des ambitions environnementales élevées, affichées par Territoires & Développement [3]. Le site d’Euro-Shelter est composé d’espaces en friche, de voies de circulation et de stationnement, de bâtiments en préfabriqués et de halles industrielles, dont certaines comportent un intérêt patrimonial (figure 1). Construites avant 1916, ces halles représentent une surface de 9 600 m2 et ont les caractéristiques de l’architecture industrielle du début du XXe siècle : charpente métallique, toiture en tuiles et murs de briques. Le projet prévoit la préservation et la réhabilitation de trois halles industrielles. L’organisation du site et cette préservation structurent le projet. D’abord, le site permet à l’aménageur et à la collectivité d’imaginer une rue piétonne en lieu et place d’un ancien chemin de grue couvert par un préau (figure 2). La conservation des halles a ensuite une portée sur le stationnement, impossible techniquement à concevoir et implanter en sous-œuvre. C’est pourquoi un parking déporté en superstructure, dont la conception intègre la mutabilité, voire le recyclage ou le réemploi, est envisagé. À l’aune de ces éléments, la conversion des sols, du bâti et son réemploi (le préau ou la structure des halles industrielles, par exemple) est en phase avec la nature des activités rassemblées sur le site, dont une partie importante relève de l’économie circulaire.
Photos : F. Ferchaud, juillet 2023.
Des activités de l’économie circulaire rassemblées à la Courrouze
Anticipant le départ de l’entreprise Euro-Shelter, Rennes Métropole et son aménageur Territoires réfléchissent en 2019 à un projet d’aménagement, composé de 23 000 m2 de mixité fonctionnelle, dont 10 000 m2 d’activités et 190 logements. Pour les 10 000 m2 d’activités, une programmation tournée vers l’économie sociale et solidaire (ESS) est envisagée. Plusieurs responsables de structures, entreprises et associations de l’ESS sont sollicités ; certaines relèvent de l’économie circulaire. En 2021, Euro-Shelter annonce son départ pour la fin de l’année, plus tôt que prévu, ce qui amène l’aménageur à initier un processus d’occupation transitoire, l’opération d’aménagement n’étant pas prête à démarrer. L’occupation transitoire se construit avec des responsables de structures émergentes de l’économie circulaire et du secteur des arts, de la culture ou de la participation citoyenne (tableau 1). Comment ce groupe d’acteurs s’est-il constitué ? Par des liens d’interconnaissance, mais aussi en raison de la structuration d’un réseau d’acteurs locaux de l’économie circulaire et de la capacité de la collectivité et de son aménageur à mobiliser ce réseau. Leur proximité géographique a une importance pour le développement de leurs activités. L’enjeu est moins la proximité des lieux de production de matières (Bahers et al. 2017) que d’être localisés ensemble sur un même site pour partager des ressources, des pratiques, etc.
Source : Territoires & développement, février 2023.
Processus transitoire et conversion
En parallèle des études lancées pour la réhabilitation des bâtiments, la conversion des sols et du bâti s’articule à un processus d’urbanisme transitoire. Ce processus implique des occupations temporaires, localisées dans une halle, un entrepôt et des bâtiments préfabriqués. Mais ces occupations sont aussi transitoires dans la mesure où elles doivent permettre de tester des usages à même de nourrir la programmation finale. La majeure partie des occupants pourront à terme investir le site durablement. L’occupation et l’organisation temporaire sont liées à la fonction productive historique du site, et à ses fonctions futures (productive, mais aussi récréative et résidentielle).
L’articulation de la conversion des sols et du bâti à des processus d’urbanisme transitoire est un mode d’action en passe de s’ancrer à Rennes. Dès 2015, un processus similaire a été mis en œuvre par l’aménageur public Territoires & Développement sur le site d’une ancienne faculté dentaire (Hôtel Pasteur) à réhabiliter. L’occupation transitoire avait permis d’éprouver, pour la programmation finale des bâtiments, la pertinence d’un lieu d’accueil pour des projets éphémères ou en phase émergente. Avec les Halles en commun, l’enjeu est à la fois de capitaliser sur l’expérience de l’Hôtel Pasteur et de préfigurer de futurs projets d’urbanisme transitoire (à l’instar de l’ancienne prison Jacques-Cartier, dont le patrimoine est remarquable). Par exemple, le projet des Halles met en œuvre une permanence urbaine inspirée de la permanence architecturale initiée à Pasteur. Cette permanence se traduit par la présence d’un binôme salarié par l’aménageur (un opérationnel et une animatrice) qui travaille une partie de la semaine sur le site. Ils sont au plus près des occupants, de leurs activités et de leurs besoins.
L’urbanisme transitoire est néanmoins loin d’être sans limites. D’abord, son coût global est important. Il est rendu supportable car le projet est lauréat de l’AMI Démonstrateurs de la ville durable et bénéficie notamment de 500 000 euros pour la phase d’occupation transitoire. La temporalité est ensuite compliquée à gérer, tant du point de vue de l’aménageur que des occupants qui rencontrent des difficultés à se projeter dans les transformations incertaines du site. Enfin, l’aménagement temporaire implique des coûts de travaux qui pèsent sur ces structures dont les modèles économiques sont fragiles. Les acteurs doivent prendre à leur charge les travaux de remise aux normes électriques et les cloisonnements coupe-feu (figure 3). Cela donne lieu à des tensions entre les responsables des structures et l’aménageur, mais qui aboutissent à des formes de négociation.
Photo : F. Ferchaud, juillet 2023.
Faire de la place au réemploi des déchets : une contribution de l’aménageur
Parmi les activités accueillies sur le site figure Bâti Récup, dont l’activité était jusqu’à présent centrée autour de missions de conseils et d’assistance à maîtrise d’ouvrage en matière de réemploi, auprès de maîtres d’ouvrage publics et privés. Son arrivée lui permet d’ouvrir une plateforme de réemploi, à la fois lieu de stockage temporaire pour des matériaux issus de projets de construction de la ZAC de la Courrouze (le temps que le chantier sur lequel ils doivent être utilisés soit prêt à les accueillir) et lieu de dépôt-vente sur le même schéma qu’une ressourcerie, où des acteurs de la construction pourront vendre des matériaux réemployables, et d’autres, les acheter [4].
La présence de cette plateforme sur le site est pour l’heure uniquement prévue le temps de la phase transitoire de l’aménagement. Durant cette période, cette activité nécessitant des échanges logistiques importants devra cohabiter avec l’ensemble des autres activités prévues : récréatives, commerciales et résidentielles. Cette cohabitation constitue pour l’aménageur une manière d’expérimenter l’insertion d’une activité productive au sein d’un espace urbain mixte, ce qui témoigne à la fois d’une forme de volontarisme et d’une ambivalence. En effet, si ces activités sont essentielles à la production de nouvelles opérations d’aménagement et répondent à des enjeux environnementaux, elles sont souvent reléguées en dehors de ces espaces une fois le service rendu, en raison de leurs activités uniquement tournées vers les acteurs économiques et leurs nuisances potentielles (bruit, flux de camionettes…). Il est donc peu probable que la réussite de la cohabitation puisse mener l’aménageur à envisager le maintien de la plateforme une fois l’opération d’aménagement du site d’Euro-Shelter livrée. De plus, il n’est pas certain que cela soit souhaitable pour la plateforme de réemploi, les acteurs du réemploi cherchant plutôt la proximité avec des zones de forte demande (besoins en fourniture de matériaux pour les projets d’aménagement locaux) (MGP 2022).
La plateforme de réemploi sur le site des Halles en commun suscite aussi une réflexion sur l’expérimentation de nouvelles manières de faire, en vue de développer le réemploi dans des opérations d’aménagement. À la Courrouze, l’aménageur incite les promoteurs au réemploi de matériaux à travers une information sur les structures pouvant les accompagner. Territoires a l’ambition de dépasser cette seule incitation en allant vers une démarche plus systématique et engageante pour les promoteurs, avec par exemple l’imposition de pourcentage de matériaux de réemploi. Ainsi, le rôle des acteurs publics (Mongeard 2021), ici l’aménageur, peut être d’inciter, voire de contraindre, les promoteurs à ces changements de pratiques ; il participe à la structuration de filières de réemploi. En permettant à une telle plateforme de s’installer, il offre la possibilité aux acteurs de la construction de se former ou de changer leurs pratiques. Reste que la levée de réticences économiques, assurantielles, juridiques (ANRU 2020 ; Augiseau 2020) et sociales est déterminante. En particulier, la question de l’acceptation des nuisances dans des tissus urbains mixtes paraît centrale, à la fois pour permettre à l’économie circulaire de jouer un rôle plus important dans l’aménagement de nos espaces urbains, et pour faire advenir cette « ville productive » que certains appellent de leurs vœux.
Bibliographie
- ANRU. 2020. « L’économie circulaire dans les quartiers en renouvellement urbain. Outils pour favoriser le réemploi dans le cadre des projets ».
- Augiseau, V. 2020. « Utiliser les ressources secondaires de matériaux de construction : contraintes et pistes d’action pour des politiques territoriales », Flux, n° 116-117, p. 26-41.
- Bahers, J.-B., Durand, M. et Beraud, H. 2017. « Quelle territorialité pour l’économie circulaire ? Interprétation des typologies de proximité dans la gestion des déchets », Flux, n° 109-110, p. 129-141.
- Bastin, A. 2019. « Vers une gestion circulaire des matières inertes issues de la démolition et des travaux publics en région parisienne : une lecture croisant transition sociotechnique et approches territoriales », Flux, n° 116-117, p. 42-57.
- Crambes, A. (dir.). 2018. « Économie circulaire : un atout pour relever le défi de l’aménagement durable des territoires », Livre blanc. Ademe, Orée, Inddigo. 116 p.
- Ferchaud, F., Blein, A., Idt, J., Lecointre, D., Trautmann, F. et Beraud, H. 2024. Aménager la ville productive, Paris : Presses des Mines.
- Inddigo, Oree. 2020. « Guide économie circulaire et urbanisme », Ademe. Clés pour Agir. 113 p.
- MGP 2022. « Diagnostic au service d’un Grand Paris circulaire. Étude des flux de ressources, des acteurs et du foncier mobilisable ».
- Mongeard, L. 2021. « De la réglementation aux relations d’affaires, actions et instruments de publicisation de la gestion des gravats », Géocarrefour, vol. 95, n° 1.
- Vialleix M. et Mariasine L. (dir.). 2021. Bâtir l’aménagement circulaire, Les cahiers pratiques de l’institut Paris Région. 116 p.