L’humanité a toujours su cultiver l’art de raconter des histoires, un art partout au cœur du lien social (Salmon 2007). Depuis quelques années, les relations entre la production urbaine et la fiction, histoire fondée sur des faits imaginaires plutôt que sur des faits réels, se modifient dans un contexte de concurrence territoriale exacerbée où le design, « partie du processus comprise entre la problématique et les résultats » (Raynaud et Wolff 2009), acquiert une place de plus en plus importante et contribue à un « urbanisme fictionnel » (Matthey 2011) qui englobe même la production des réseaux de transport comme le tramway.
À la fois réseau de transport et objet technique roulant, celui-ci est devenu un enjeu électoral majeur susceptible de faire basculer des majorités municipales, un vecteur de la requalification urbaine attendu dans les centres et les périphéries, et un outil indispensable de l’élu local aux côtés du vélo en libre service et de l’événementiel d’agglomération. Depuis quelques années, les nouvelles attentes en termes de développement durable et de marketing urbain en ont fait un objet de désir, une icône sacralisée et un symbole des mutations qui affectent la ville et la fabrique urbaine.
Le tramway contemporain est à la fois un objet scénarisé et un acteur de la mise en scène des métropoles et des discours sur la ville et sur l’espace public : durabilité, accessibilité, participation, créativité, innovation, nature, multi-sensorialité, hospitalité et esthétique. La tendance s’est accentuée dans les derniers projets français où d’autres compétences comme celles des designers, des scénographes, plasticiens, musiciens, écrivains et artistes ont été associées pour développer la dimension éditoriale et fictionnelle du réseau bien au-delà de la communication classique. Promesse d’aménagement, de transport et d’urbanité, à l’articulation entre discours et réalité, récit et pratiques, esthétisation et fonctionnalité, le tramway a beaucoup de choses à nous dire sur la société et sur la ville.
Le récit au cœur de la fabrique urbaine
L’art de raconter des histoires est désormais au cœur de la fabrique urbaine. Les arcs asymétriques en béton d’Oscar Niemeyer à Pampulha en 1940 annonçaient déjà la « société du spectacle » (Debord 1967) en mettant en avant une architecture discursive, devenue depuis caractéristique de l’architecture contemporaine. L’esthétique forte de ses œuvres, relevant parfois du sacré, était un geste généreux basé sur la notion d’utilité sociale (L’Architecture d’aujourd’hui 1993). Au-delà du récit d’urbanisme, certains auteurs vont plus loin et font l’hypothèse de « l’urbanisme fictionnel » (Matthey 2011), un urbanisme qui tend à substituer une production narrative à une production réelle de ville et de territoire, un storytelling qui dépasse le récit d’urbanisme et s’inscrit dans le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello 1999).
Cette hypothèse peut être explorée à partir de l’observation du déploiement des projets de tramways en France – et notamment celui de la ville de Tours inauguré en 2013 – avec le passage de l’objet technique à une production narrative et un design qui contribue au processus « d’esthétisation du monde » que Walter Benjamin avait pressenti (Palmier 2007 ; Lipovetsky et Serroy 2013) et à une fictionnalisation du monde qui touche tous les éléments du système urbain.
Du discours technique à la mise en récit
Les amours de la ville et du tramway ne sont pas un long fleuve tranquille. Ce moyen de transport fut introduit en France après 1850. Au début du XXe siècle, la traction électrique remplaça la traction à vapeur apparue quelques années plus tard. Accusés d’occuper trop de place et d’être à l’origine d’accidents, les tramways disparurent après la seconde guerre mondiale au profit de l’autobus et de la voiture. Ils firent leur réapparition en France dans les années 1980, notamment à Grenoble et Nantes qui fut le premier réseau recréé en 1985. Avec son arrivée à Strasbourg en 1989 et le débat qui précéda, on passa à une autre dimension. Depuis, le tramway est en service dans de nombreuses villes : Angers, Aubagne, Besançon, Bordeaux, Brest, Caen, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Le Havre, Le Mans, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Nice, Orléans, Paris, Reims, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulouse, Tours ou Valenciennes. Dans ce retour en grâce où la communication et le design ont pris une place particulière, les projets de Strasbourg, Bordeaux, Montpellier et Tours marquent des étapes intéressantes de la mutation vers le design et le storytelling.
À Strasbourg, le tramway avait circulé entre 1878 et 1960 avec un réseau urbain dense et des lignes interurbaines jusque dans les villages proches. Les dernières lignes furent fermées en 1960 pour laisser place à l’automobile. Dans les années 1980, face à la saturation du trafic, on étudia l’hypothèse d’un métro léger automatique enterré : le VAL. L’opposition municipale, favorable au tramway, avait avancé des questions d’économie et l’envie de débarrasser le centre-ville de ses voitures. Elle triompha avec la victoire de la candidate socialiste Catherine Trautmann aux élections en 1989. Le tramway s’y redéploya en 1994 accompagné d’une démarche de requalification urbaine, d’un suivi artistique original et d’une mascotte. Le projet s’est accompagné d’une commande publique d’œuvres d’art le long des voies. Des plasticiens, un installateur sonore et, en littérature, le groupe de l’Oulipo, se joua des mots autour du tramway et de ses stations avec l’œuvre Troll de tram. Outre les arguments techniques comme le plancher bas intégral, ses partisans mirent souvent en avant l’appropriation facilitée de la ville, la participation au spectacle urbain et le design futuriste des voitures. Preuve de son intégration réussie à la ville, ce mode de transport s’est rapidement retrouvé sur les cartes postales (Dhume et Gwiazdzinski 1997) comme un élément de patrimoine touristique. Il a rarement été pris pour cible lors des vagues de violences urbaines, à l’opposé des voitures individuelles incendiées dont la capitale alsacienne s’était fait une spécialité (Gwiazdzinski 1998).
Quelques années plus tard, le tramway se raconte à Bordeaux comme un grand tout urbanistique. Le projet est encadré par une équipe professionnelle de concepteurs architectes et paysagistes. Sur les sites officiels, le tramway inscrit la ville dans l’air du temps : « empreint de modernité, de dynamisme et d’ouverture », il n’est plus un « simple moyen de transport ». Objet de désir anthropomorphisé, il attire les regards avec « des formes courbes et douces, de larges yeux… ». Ignorant les embouteillages, « spécialement conçu » pour les Bordelais, souvent récompensé par des prix nationaux, il flatte l’ego des usagers. L’esthétique est privilégiée à toutes les échelles et notamment « dans le choix des mobiliers et matériaux ». Le tramway développerait « un sentiment d’appartenance, une identité commune ». Idéalisé, il est mis en désir par un beau récit global, un storytelling urbanistique pour la ville et pour le monde, urbi et orbi, parallèle à la mise en tourisme du territoire et du réseau.
Un souci d’esthétique et de design au service de la requalification
En quelques années, le tramway est passé du statut d’objet technique et de réseau de transport à celui d’aménageur omnipotent, outil de requalification urbaine et icône. Son impact dépasse la seule question de l’accessibilité pour retrouver l’embellissement urbain.
Dans cette stratégie esthétique, le choix de la couleur des rames est central. À Brest, la couleur anis symboliserait la rencontre entre la terre et la mer. À Reims, il a neuf couleurs. Une étape est encore franchie à Montpellier : alors que partout en Europe les tramways deviennent des supports publicitaires mobiles, la capitale languedocienne fait appel à une grande signature de la mode, le couturier Christian Lacroix, qui inscrit le récit dans une symbolique éternelle. En 2011, il crée la robe solaire des rames de la ligne 4 après l’air, la terre, et l’eau des lignes précédentes.
Autre signe de ce souci esthétique, tous les projets mettent l’accent sur la face avant du tramway, comme outil de marketing et de réassurance, que ce soit en France ou à l’étranger. Ainsi, à Paris, on vante un nez unique empreint de fluidité et d’élégance (…) qui inscrit son design dans un paysage urbain requalifié en exprimant fluidité, douceur et élégance. À Bordeaux, le nez à la forme de sourire est « l’élément fort de sa personnalité », « souriant et accueillant, positif, à l’image d’un animal familier » [1]. À Dubaï, le futur tram devrait avoir la forme d’un diamant. Partout le design spécifique du tramway est complété par un choix de matériaux, adopté pour les mobiliers de voirie classiques (supports de feux tricolores, candélabres, bancs,…) ou ceux associés au tram. Il étend ainsi son emprise sur l’espace public urbain.
Une architecture iconique en mouvement
Cette évolution progressive de l’objet technique roulant vers une « architecture iconique » (Gravari-Barbas 2010) en mouvement, exceptionnelle et emblématique et un « urbanisme fictionnel » des réseaux semble atteindre un sommet à Tours. Le tramway a été inauguré le 31 août 2013 mais son histoire semblait déjà écrite, inscrite dans le territoire, le calendrier et l’imaginaire. Il existait avant même de circuler.
Avec ce projet, on passe petit à petit à un design global du matériel roulant et de l’ensemble de la ligne, intégrant toutes les phases de l’amont jusqu’au service après-vente. Autour d’une AMO [2], un collectif pluridisciplinaire composé de plasticiens, scénographes, musiciens et autres designers, a pu s’emparer de ce nouvel objet urbain pour travailler sur l’ensemble de la ligne et construire, selon elle, une « pensée » cohérente, fusion du projet transport et du projet urbain. Promu « outil de requalification urbaine », le tramway est désormais choyé, mis en scène et en récit comme on le ferait avec une star de cinéma. La communication a été travaillée en amont. En 2011, TV Tours a diffusé chaque jeudi soir des épisodes sur le tramway, tandis que France Bleu Touraine lui consacrait une chronique quotidienne. Avant même l’arrivée du tramway, le réseau s’est inscrit dans l’espace de l’agglomération : dès 2010, des drapeaux, des marquages au sol et des panneaux sur les arrêts de bus ont été installés. Des goodies ont été distribués aux futurs usagers et la maquette grandeur nature du tramway a été exposée en 2011 à la Foire de Tours. Des spin doctors ont construit une belle histoire mise en ligne sur le site officiel : celle d’un tramway idéal, à la fois aménageur, régulier, accessible, écologique, respectueux de l’environnement et solidaire. L’objet ou plutôt le personnage « tramway » semble paré de toutes les vertus. La communication a été déclinée au plus près de la population riveraine et commerçante : Maison du tramway, point info-tram. Des agents à la tenue orange reconnaissable ont occupé le terrain pour informer, aider et rassurer. Des dizaines de rencontres de riverains ont été organisées. Outre les panneaux directionnels, une cartographie en ligne permet aux visiteurs de prévoir leur déplacement [3]. Depuis 2013, comme une vedette people, le tramway a ses sites, son blog et même des pages Facebook et Wikipédia.
Les innovations en termes de forme et d’intégration comme le galbe, le nez ou le film adhésif « effet miroir » sont mises en avant pour transformer l’objet technique et ses aspérités en mouvement fluide et le tramway en produit exclusif. L’habillement des portes se prolonge sur les quais en station pour créer un repère visuel et unifier l’ensemble. L’image de perfection et de luxe est recherchée jusque dans les boutons d’ouverture des portes. Le choix du « rouge ultra-gloss » et du bois renvoie à une image luxe et « glamour » qui rappelle les publicités pour les cosmétiques et le tapis rouge du festival de Cannes. L’effet « ultra-gloss » est même accentué par le contraste visuel entre la face laquée et la face en bois satiné. « Parce qu’on le vaut bien » semble dire le tramway. D’après le discours marketing ciblé, l’ergonomie personnalisée permettrait à chacun de voyager à son aise, validant l’hypothèse d’un « habiter le temps et la mobilité » (Gwiazdzinski 2007).
Le tramway prend en compte les temporalités urbaines, le jour, la nuit et les saisons avec une lumière adaptée : froide et bleue l’été ; chaude et jaune l’hiver ; intermédiaire pour les mi-saisons. De larges baies vitrées permettent de capter la lumière naturelle et offrent une vue panoramique sur la ville. Dans une approche multisensorielle, un designer sonore a également signé les annonces vocales. À la tombée de la nuit, de dispositifs de transport désirable en récits enchanteurs, le voyageur est transporté dans un parcours esthétique et une aventure urbaine mêlant manèges forains et parcs d’attraction urbains.
Le réseau prétend également répondre à de nombreux enjeux de la métropole contemporaine : enrichissement de l’identité de la ville, opportunité d’expression pour les artistes, confort et plaisir des usagers, appropriation symbolique de la ville par les habitants. Le récit décline les concepts jusqu’à saturation pour un réseau transformé en « architecture en mouvement », « trottoir roulant » et « curseur », parcourant la ligne et traversant les paysages urbains, avec « simplicité et élégance ».
Le projet revendique même une dimension participative avec une consultation des internautes pour la forme du nez. Il produirait une expression identitaire construite sur le concept du « quatrième paysage » et sur l’alphabet de la ligne, formée de quatre éléments qui en orientent la conception générale et le périmètre d’influence : « la trace, l’onde, le reflet, l’œuvre urbaine ». Le choix d’une surface miroir sur les rames recherche un effet d’intégration totale. Elle engendre une étrange mise en abyme in vivo de la ville et de son réseau. Dans une escalade « spectaculaire » et multisupport, les concepteurs nous racontent un tramway personnalisé, élégant et raffiné qui fait corps avec la ville et qui entre à l’intérieur. Il est à la fois alliance de l’objet et de l’artiste, espace polysensoriel et ludique.
Le projet a atteint cette nouvelle dimension, mélange de fiction et de design, avec le choix des membres de l’équipe design pilotée par l’agence RCP Design Global, en collaboration avec des artistes comme Daniel Buren, Louis Dandrel (musicien et designer sonore), Patrick Rimoux, (plasticien et sculpteur lumière), Roger Tallon (designer, créateur du TGV) mais aussi Jacques Lévy et Serge Thibault, chercheurs en géographie et urbanisme. « Et Daniel Buren créa l’œuvre urbaine » : c’est ainsi que l’on décline une partie du projet sur les documents officiels qui transforme le tramway en réseau de transport iconique. L’artiste ne « décore » plus la rame, il crée une œuvre urbaine unique. En juin 2013, l’exposition à la gloire du projet a encore contribué à son « imagibilité » (Lynch 1969) et à sa mise en récit. Les récompenses glanées à l’extérieur et notamment aux Light Rail Awards de Londres ont contribué à la « fierté territoriale » et à la promotion de l’objet. L’inauguration de « l’œuvre urbaine » a encore été l’occasion de nombreuses manifestations, avec la présence de deux ministres et une foule nombreuse. Le réseau iconique a ensuite connu l’épreuve du réel contre lequel « on se cogne » (Lacan 1967) : temps de parcours difficiles à tenir, pannes électriques, problèmes de billettique et premier accrochage avec une automobile dès le 4 septembre. La neutralisation du réseau envahi par deux mille manifestants s’opposant à la réforme des retraites a mis en évidence sa dimension symbolique nouvelle d’espace public et l’a inscrit dans l’histoire sociale locale. Depuis, le tramway s’insère peu à peu dans la vie de la cité, avec ses perturbations, ses pics de pollutions, ses mises en lumière de Noël et ses accidents tragiques.
De la fiction à la réalité
L’observation du déploiement des projets de tramways et des discours liés montre le passage de l’objet technique à un design et à une production narrative qui contribuent au processus « d’esthétisation du monde » (Lipovestsky et Serroy 2013). Même si, à ce jour, les sociétés qui gèrent les réseaux de transport ne sont pas encore des agences de voyage urbaines et les usagers de nouveaux touristes du quotidien, cette première approche des évolutions d’un réseau de tramway vers un « urbanisme fictionnel » des mobilités doit s’accompagner d’un regard critique.
La machine à raconter qui remplace le raisonnement rationnel est souvent « plus efficace que toutes les imageries orwelliennes de la société totalitaire » (Salmon 2007). On peut se demander si elle résistera à l’épreuve du temps et des usages. Dans toutes les villes où il se déploie, cette fiction réécrit une réalité bien plus complexe.
Le cabinet de curiosités qui nous est désormais proposé est à la fois un kaléidoscope réfléchissant à l’envi l’air du temps, une collection disparate du monde contemporain et un élément d’une « culture karaoké » (Dubravka 2012) participant à la marchandisation et à la déréalisation du monde. Cette autre géographie des représentations qui s’ajoute au palimpseste territorial est l’occasion de nous interroger sur la complexité du vivre et construire ensemble. Nous sommes bien dans ce que Guy Debord (1967) a appelé « spectacle », image inversée de la réalité qui implique que le vrai soit un moment du faux. Le monde n’existe plus comme monde mais uniquement comme simulacre. En ce sens, les dispositifs et stratégies étudiées autour des réseaux de transport nourrissent la critique d’une industrie du faux, des stratégies de l’illusion et de l’apparence absolue (Eco 1985) d’une société qui parfois « préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être » (Feuerbach 1864).
On peut également s’interroger sur ces mécanismes fictionnels qui désignent les espaces, les situations et les imaginaires et semblent laisser peu de place à l’ennui, à la dérive et à l’improvisation alors même que « la valeur des villes se mesure au nombre des lieux qu’elles réservent à l’improvisation » (Kracauer 2013), une dimension qui intéresse désormais les aménageurs et urbanistes (Soubeyran 2015).
En arrière-fond, on peut se demander si l’irruption dans la grande machinerie de la fabrique urbaine d’acteurs comme les communicants et les designers ne serait pas une forme toute contemporaine de ce que l’on appelait autrefois la propagande. Ces mises en récit, ces « fictionnalisations » réticulaires et territoriales autour d’un objet technique omnipotent, transformé en « couteau suisse » de la requalification urbaine, peuvent sans doute permettre de faire bouger les lignes. Il y a pourtant des différences entre raconter des histoires et faire des histoires : créer de l’embarras. Par définition, « le réel, c’est ce qu’on n’attendait pas » (Maldiney 1994). Il existe de possibles décalages entre l’image idéalisée d’une cité et d’un réseau et la réalité qui peut lui exploser en pleine figure.
Tel le miroir de Blanche-Neige, la mise en désir et en histoire des tramways flatte nos egos territoriaux et interroge l’esthétisation du monde, la compétition territoriale, le vivre-ensemble et l’urbanisme. Pour l’instant, ces évolutions vers une architecture iconique en mouvement ne semblent pas se faire au détriment de la commodité, de la durabilité et du coût. Par contre, le passage d’un design des réseaux à un urbanisme fictionnel qui consisterait à substituer une production narrative du réseau et du territoire à une production réelle n’est pas sans risques. On peut s’inquiéter de la misère symbolique qui se dégage de ces dispositifs, de la perte d’individuation qui résulte de « la perte de participation à la production de symboles, fruits de la vie intellective et de la vie sensible » (Stiegler 2004). La fabrique professionnelle des images et des histoires ne remplace pas la politique. Éditorialiser un territoire, c’est aussi et avant tout « mettre celui-ci en perspective selon des critères multidimensionnels, de telle manière qu’il se présente comme un territoire apprenant et contributif » (Beraud et Cormerais 2012). Le soin apporté aux mises en scènes « spectaculaires » du réseau, le design des chantiers et de leur inscription spatiale et calendaire, le réenchantement du quotidien urbain et la saturation multisensorielle pourraient limiter la mise en débat démocratique et la participation de citoyens séduits par un récit flatteur et happés par les oripeaux d’un serpentin à l’esthétique foraine, ludique et « heureuse » (Montgomery 2013). Passé le temps de la sidération, des citoyens exclus de la fabrique urbaine et de sa mise en récit par une technicité excessive sauraient sans nul doute mettre ces discours à l’épreuve des usages quotidiens et du réel. Tout flatteur vit bien aux dépens de celui qui l’écoute.
Bibliographie
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- Dhume, F. et Gwiazdzinski, L. 1997. « Violences urbaines et représentations », Hommes et Migrations, n° 1209, p. 101‑107.
- Dubravka, U. 2012. Karaoke Culture, Arles : Harmonia Mundi.
- Eco, U. 1985. La Guerre du faux, Paris : Grasset.
- Feuerbach, L. 1864. Essence du christianisme, Paris : Lacroix, Verboeckhoven & Cie.
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- Gwiazdzinski, L. 1998. « Strasbourg : retour sur les violences de la nuit du réveillon », Revue des sciences sociales, n° 25, p. 44‑55.
- Kracauer, S. 2013. Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris : Les Belles Lettres.
- Lacan, J. 1967. « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 1, p. 51‑59, Paris : Seuil.
- Lipovetsky, G. et Serroy, J. 2013. L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris : Gallimard, coll. « Hors‑série Connaissance ».
- L’Architecture d’aujourd’hui. 2013. « Oscar Niemeyer, architecte d’un siècle », hors‑série, p. 23.
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- Maldiney, H. 1994. Regard, parole, espace, Lausanne : Éditions l’Âge d’homme.
- Matthey, L. 2011. « Urbanisme fictionnel : l’action urbaine à l’heure de la société du spectacle », Métropolitiques, 28 octobre.
- Montgomery, C. 2013. Happy City. Transforming our Lives Through Urban Design, New York : Farrar, Strauss & Giroux.
- Palmier, J.‑M. 2007. Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’ange et le petit bossu, Paris : Klincksiek.
- Raynaud, M. et Wolff, P. 2009. Design urbain : approches théoriques, Montréal : Trames.
- Salmon, C. 2007. Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris : La Découverte.
- Soubeyran, O. 2015. Pensée aménagiste et improvisation, Paris : Éditions des Archives contemporaines.
- Stiegler, B. 2004. De la misère symbolique, tome 1 : L’Époque hyperindustrielle, Paris : Galilée.