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La rocade et la ville : contournement et détournement d’usages à Antananarivo (Madagascar)

Dans un contexte de concurrence internationale, les grands projets se multiplient, y compris dans les villes du Sud. La nouvelle voie rapide d’Antananarivo, à Madagascar, s’inscrit dans cette optique de modernité et d’accession aux standards internationaux. Bien plus qu’un axe routier, cette rocade devient un espace récréatif, et par conséquent source de conflits.

Dans les grandes villes des pays en développement, nombreux sont les projets de construction de voies rapides qui visent une fluidification de la circulation et une amélioration des infrastructures routières urbaines, souvent défaillantes. Ces projets s’inscrivent également dans une optique de prestige, la voie rapide étant synonyme de modernité et d’accession à des standards internationaux (Berry-Chikhaoui et al. 2007 ; Cerro Santamaria 2013 ; Deboulet 2010).

Début 2007 est inauguré le by-pass, un axe routier permettant de contourner l’agglomération d’Antananarivo, la capitale de Madagascar. Au-delà de sa seule fonction routière, le by-pass fait l’objet d’un détournement d’usage et d’une appropriation par les citadins. Très rapidement, il est intégré dans les (rares) espaces de loisirs de la capitale, ce qui crée de vives tensions.

Le by-pass, un aménagement routier nécessaire et prestigieux

Le contournement routier d’Antananarivo est un projet ancien, mis en œuvre dans les années 2000, dans le cadre d’une politique nationale de construction de routes avec financements internationaux (coopération japonaise). Pour l’agglomération de deux millions d’habitants, c’est une impérieuse nécessité tant la circulation est congestionnée et le réseau routier, qui date pour l’essentiel de l’époque coloniale, hypotrophié. Il s’agit de désengorger le centre-ville pour y fluidifier la circulation, tout autant que pour faciliter celle des marchandises à différentes échelles, urbaine, régionale et nationale.

Long de 17,7 kilomètres, le by-pass relie des communes périphériques d’Antananarivo. Il a été construit sur le territoire de communes rurales et non sur celui de la capitale même, ce qui a considérablement facilité le chantier : pas de résidents à indemniser après expropriation, si ce n’est les propriétaires fonciers, pas de maisons à raser. Le paysage est champêtre (rizières, maisons paysannes sans électricité, fours à briques), si bien qu’il est difficile de se croire à quelques kilomètres d’une grande métropole. Pour l’heure, la route n’a guère attiré de nouvelles implantations à proximité, si ce n’est un modeste complexe hôtelier. En revanche, les petites annonces de terrain à bâtir foisonnent, signe d’une spéculation dans ces espaces périphériques convoités.

Au-delà de son but fonctionnel, ce nouvel axe routier incarne également une volonté de prestige de la part de l’État, maître d’ouvrage. En effet, il débouche à proximité du palais présidentiel et, à ce titre, est susceptible d’être emprunté par des visiteurs étrangers. En termes d’image, pour Madagascar, le by-pass est incontestablement valorisant. Par sa dénomination même, anglophone, il est promesse de modernité.

Pourtant, les résultats sont loin d’être à la hauteur des ambitions. En effet, le trafic observé reste bien modeste [1]. Par ailleurs, le by-pass est le seul des nouveaux axes de la ville à ne pas être à quatre voies, mais seulement à deux, à ne pas bénéficier d’une séparation de la chaussée au milieu par un muret, et l’un des rares à ne pas être éclairé. Si le trafic se développait, il serait nettement sous-dimensionné. D’ores et déjà, il est impossible d’y pratiquer un dépassement, ce qui freine la vitesse de circulation, d’ailleurs limitée à 50 km/h. On est donc très loin d’un axe autoroutier rapide. C’est peut-être ce qui a favorisé le détournement de son usage routier au profit d’une appropriation récréative par les citadins.

De l’axe routier à l’espace récréatif

Très rapidement après son ouverture, le by-pass fait l’objet d’une appropriation inhabituelle par les Tananariviens : il est intégré aux espaces de loisirs des citadins, le week-end et les jours fériés.
La ville manque, en effet, cruellement d’espaces récréatifs. Les Tananariviens se plaignent de la densité urbaine, de la pollution atmosphérique, de la faiblesse de la végétation en ville, de la difficulté de trouver un espace pour se détendre (Fournet-Guérin 2007). Or ils développent un très fort attachement aux espaces ruraux, avec une idéalisation de la campagne, perçue comme un espace rêvé, paisible et harmonieux, le vrai lieu de la détente, avec son paysage immuable et rassurant (colline, village au sommet, rizières en contrebas). C’est précisément le cadre qu’offre le by-pass. En outre, les abords immédiats de la route présentent de vastes espaces plans, aisément accessibles et aérés.

Ces deux caractéristiques conjuguées ont conduit à une rapide appropriation par les citadins : dès les premiers week-ends suivant l’ouverture de l’axe routier, des centaines de marchands informels s’y sont regroupés. On installe le samedi après-midi, le dimanche les activités battent leur plein, et on démonte le tout en fin d’après-midi. Une nouvelle sociabilité, qui connaît un succès spectaculaire, s’est ainsi mise en place : des milliers de Tananariviens convergent chaque dimanche vers le by-pass, qu’ils atteignent en minibus collectif, à vélo, à scooter, voire à pied pour ceux qui résident à quelques kilomètres dans les quartiers de l’est de la ville.

La mise en place des activités foraines à proximité d’un rond-point le samedi matin. La modestie de l’aménagement routier est visible, toute comme celle de la qualité des installations © C. Fournet‑Guérin, 2007

De nombreuses activités à coût modique sont proposées aux badauds : tours de poney, jeux forains tels la « grande roue », manèges, baby-foot, billard… S’y ajoutent d’innombrables buvettes. On y pique-nique également, ou bien on y achète des plats de riz, des sandwiches… Il s’agit d’une restauration de type familial, sans aucun apprêt ni artifice. On se restaure debout ou assis sur des tabourets branlants en bois. Le modèle urbain de la gargote [2], extrêmement populaire, a ainsi été transporté sur les bords du by-pass. Cette fréquentation se répète non seulement tous les dimanches, mais plus encore à l’occasion de tout jour férié.

Bien que ces installations, démontables, soient temporaires et que leur implantation spatiale soit également limitée (les 17 kilomètres du by-pass ne sont pas occupés en continu par les activités ludiques, celles-ci se concentrant aux seuls abords des ronds-points sur quelques centaines de mètres), la conséquence de la présence de ces installations du week-end est l’empiétement sur la chaussée car aucun espace n’a été conçu pour le stationnement : on se gare sur le bas-côté, à cheval sur la chaussée. La circulation en est donc fortement ralentie.

Les réactions négatives des élites : ville vitrine contre ville vécue

Ces pratiques récréatives suscitent des réactions fort négatives de la part d’une partie de la population urbaine, en l’occurrence les élites motorisées, la presse se faisant également l’écho de leur mécontentement. En effet, ceux qui disposent d’un véhicule personnel décrient avec vigueur cet usage inattendu du nouvel axe de contournement de la capitale.

Ces Tananariviens aisés ont accueilli avec soulagement l’ouverture progressive des nouveaux axes routiers dans les années 2000 : circuler en ville constitue, en effet, une épreuve quotidienne en raison des encombrements considérables. Ce que ces élites attendent du by-pass, c’est un confort de circulation rare à Antananarivo (rappelons qu’il n’existe aucune autoroute dans le pays ni de réelle voie rapide) et une fluidité du trafic. Or l’appropriation citadine de l’espace routier le week-end contrarie frontalement ces aspirations : on est bien en présence de deux usages antagonistes d’une infrastructure.

Les Tananariviens aisés et motorisés ne tarissent alors pas dans leur dénonciation virulente de ces pratiques : ils décrient pêle-mêle un désordre inadmissible, incriminant les pouvoirs publics qui ne font pas respecter l’usage routier du by-pass, la concentration de la foule qui constitue un danger et une entrave à la circulation, et déplorent l’hygiène publique. Comme tous les espaces publics à Antananarivo, les abords du by-pass ne sont pas équipés en toilettes publiques, ni en bacs à ordures, ni en points d’eau. Pas un instant ces Tananariviens n’envisagent l’aspect récréatif et bénéfique pour les habitants de ces nouvelles pratiques, qui sont toujours désignées en termes péjoratifs. Ils se réclament notamment d’une légitimité de la route : une route est faite pour qu’on y circule, pas pour qu’on y mange et qu’on la transforme en champ de foire.

Or les municipalités concernées semblent avoir pris acte de la situation et ne souhaitent pas faire évacuer ces installations, pourvu qu’elles demeurent temporaires et disparaissent le dimanche soir. En 2011, un conflit a bien opposé les pouvoirs publics (municipalités et État) et les commerçants, mais la menace d’expulsion a fait long feu. L’occupation informelle est ainsi tolérée par l’ensemble des autorités compétentes, qui peuvent, de surcroît, se livrer à des rivalités pour le contrôle de l’espace.

Le by-pass, miroir des clivages sociaux urbains

On peut finalement lire ce conflit d’usage selon une grille sociale : les catégories aisées, motorisées de la capitale ne prêtent pas attention aux difficultés quotidiennes de la vie citadine et méprisent ces loisirs populaires. Au-delà, ce conflit peut également renvoyer au clivage fondamental qui structure la société tananarivienne : celui qui oppose les « hautes castes », qui se prévalent de manières aristocratiques, de discrétion, de bonne tenue, et les « basses castes », d’ascendance servile, qui composent la majorité de la population de la capitale. Les loisirs et les espaces appropriés par les catégories stigmatisées de la population sont toujours dévalorisés et dédaignés par les élites. C’est ainsi que des pratiques pourtant éminemment citadines, tels le pique-nique ou la fête foraine dominicale, sont discréditées. La « bonne » société tananarivienne met à distance tout ce qui est produit par les catégories socialement dévalorisées pour mieux s’en démarquer et lui dénier tout caractère citadin.

À l’échelle internationale, cet exemple montre les limites d’un aménagement de prestige mal conçu, ou en tout cas non pensé pour les besoins du plus grand nombre. Une vision techniciste de la ville heurte les désirs des citadins ordinaires, comme c’est le cas dans de nombreuses métropoles, en particulier du Sud.

Bibliographie

  • Berry-Chikhaoui, I., Deboulet, A. et Roulleau-Berger, L. (dir.). 2007. Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, Paris : L’Harmattan.
  • Cerro Santamaria, G. del (dir.). 2013. Urban Megaprojects : A Worldwide View, Bingley : Emerald.
  • Deboulet, A. 2010. « Embodiment of mega and elite projects : a new realm of conflicts and claims in three Middle-Eastern cities », Built Environment, numéro spécial intitulé « Arab mega-projects » sous la direction de P.-A. Barthel, vol. 36, n° 9, p. 18‑33.
  • Fournet-Guérin, C. 2007. Vivre à Tananarive, géographie du changement dans la capitale malgache, Paris : Karthala.

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Ce texte constitue la version remaniée et actualisée d’un article paru dans la revue scientifique Tsingy. Revue du CRESOI (Centre de recherches sur les sociétés de l’océan Indien, à La Réunion), et de l’APHGM (Association des professeurs d’histoire et de géographie de Madagascar) intitulé « Un by‑pass bien fréquenté : un nouvel axe routier de Tananarive investi par de nouvelles pratiques citadines », n° 10, 2009, p. 92‑106.

Pour citer cet article :

Catherine Fournet-Guérin, « La rocade et la ville : contournement et détournement d’usages à Antananarivo (Madagascar) », Métropolitiques, 8 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/La-rocade-et-la-ville.html

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