À Nantes, la fermeture définitive des chantiers navals Dubigeon en 1987 aura, plus que tout autre événement, initié une réflexion autour d’un grand projet de centralité métropolitaine sur un territoire de 330 hectares situé au cœur de la Loire urbaine. C’est à la suite d’un marché de définition lancé par la ville en 1998 que le projet de l’île de Nantes démarre réellement. Il suit alors la consolidation, depuis 1989, d’un gouvernement urbain autour d’un maire-entrepreneur, Jean-Marc Ayrault, pilotant le leadership local (Smith et Sorbets 2003).
Dix ans plus tard, la campagne pour les élections municipales, en 2008, se cristallise sur la place de la culture dans les projets de renouvellement urbain, et principalement sur les choix assumés par l’équipe municipale sortante de ne pas s’engager dans la construction d’un équipement phare sur l’île de Nantes. Sophie Jozan, candidate UMP, annonçait ainsi en contrepoint des options culturelles et architecturales choisies : « Il faut un Guggenheim sur l’île de Nantes », alors même que circulaient, dans les cultures professionnelles des aménageurs, l’exemplarité d’un « urbanisme à la nantaise » (Devisme 2009), donnant la priorité à l’aménagement des espaces publics et à leur animation plutôt qu’à un projet d’équipement à l’architecture remarquable.
Au-delà de cette controverse électorale se pose la question d’un imaginaire politique qui, à Nantes, s’est en grande partie nourri de la référence, devenue incontournable, à Bilbao dans l’élaboration et l’instrumentation des politiques urbaines.
Nous avons interrogé la manière dont les acteurs du projet nantais avaient engagé des relations politiques ou professionnelles avec les élites urbaines de Bilbao, participant ainsi d’une circulation des modèles urbains [1]. La référence à Bilbao et à ses transformations urbaines a bien nourri le fantasme nantais de la reconnaissance internationale d’une métropole capable de se distinguer. Cependant, l’évocation, dans un second temps, d’un « syndrome Bilbao » a permis aux élus et aménageurs nantais de se distinguer d’un projet et d’une manière de faire la ville qui pouvaient déjà faire l’objet de critiques.
Le « fantasme Bilbao », ou la réussite urbanistique du couple économie–culture
La ville de Bilbao impressionne par la rapidité avec laquelle elle a assumé un virage post-industriel associé à une internationalisation de son projet urbain [2]. Onze ans seulement après la fermeture des chantiers navals Euskalduna en 1986 – événement le plus symptomatique d’une crise touchant l’ensemble du système industrialo-portuaire de la Ría – ouvrait, sur cette vaste friche urbaine, le musée de la fondation Guggenheim.
- Le musée Guggenheim à Bilbao © Amélie Nicolas
Ce qui a fortement marqué le projet de Bilbao, c’est le choix du design architectural et urbain autour d’une politique culturelle d’ampleur internationale, autorisant une communication inédite du projet sur la scène extérieure [3]. Bilbao n’est plus, du moins dans sa ville-centre, « la cité minière riche et laide » décrite par Hemingway, et aime à le dire (Masboungi 2001). Le projet du métro dont l’ensemble des stations ont été dessinées par l’architecte Norman Foster, l’aéroport international de Santiago Calatrava, les nouveaux franchissements de la Ría, l’édification de buildings dont les tours jumelles d’Isozaki ou la tour Iberdrola de César Pelli, ont été, à la suite du Guggenheim de Frank O. Gehry, l’occasion de faire appel à des architectes renommés. Cette exigence d’un design urbain capable de symboliser le renouveau de Bilbao accompagne des transformations lourdes des infrastructures portuaires et de transports à l’échelle de l’estuaire, favorisant la rencontre entre les corps de métiers des architectes et des ingénieurs.
Pour Nantes comme pour de nombreuses villes dans les années 1990, Bilbao fait modèle par la façon dont le dialogue entre ville et port a été conçu autour du couple économie et culture (Rodrigues Malta 2004). « À l’avenir, aucune ville ne sera économiquement importante sans être également culturellement remarquable » signalait Ibon Arezo, premier adjoint au maire de Bilbao chargé de l’équipement et de l’urbanisme (Masboungi 2001, p. 104). Face au chiffre d’affaires du musée Guggenheim et à l’importance de sa fréquentation, qui déborde désormais sur les autres établissements culturels de la ville, devant l’allongement des durées des séjours à Bilbao et le développement des croisières, les acteurs urbains sont convaincus des retombées économiques, en matière de tourisme principalement, d’un équipement culturel majeur associé à une architecture iconique. Le succès des musées comme équipement phare de ces grandes opérations, confirmant un passage du musée-conservateur au musée-entrepreneur, est particulièrement révélateur d’une instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines de développement économique (Vivant 2008).
Bilbao, c’est aussi l’affirmation d’un choix politique et sa traduction par des outils inédits de planification et de gestion du projet urbain. Bilbao Ría 2000, une société publique ad hoc entièrement dédiée aux transformations des secteurs clés de la ville, est un instrument de conduite du projet qui a fortement marqué les élus et les aménageurs d’autres villes pour son efficience stratégique et opérationnelle. La maîtrise d’ouvrage a, en effet, eu un rôle clé de fédération des acteurs publics autour du projet (Frébault 2005), dans un contexte de fortes concurrences politiques. Du point de vue opérationnel, la société a été conçue pour récupérer le foncier des zones dégradées ou les surfaces industrielles en déclin de l’aire métropolitaine de Bilbao. Les terrains cédés à Bilbao Ría 2000 par ses actionnaires ont autorisé la société à réaliser des plus-values très importantes lorsqu’elle les a revendus à des promoteurs, ceci étant particulièrement observable sur la façade d’Abandoibarra et autour du musée Guggenheim. Ces marges dégagées ont ensuite permis à Bilbao Ría 2000 d’agir avec vigueur sur des quartiers « moins rentables » (Chadoin et al. 2000).
Cette expérience a valu à Pablo Otaola, directeur de Bilbao Ría 2000, d’être sollicité de nombreuses fois par les acteurs nantais au point de devenir un invité de choix dans l’ensemble des congrès d’aménageurs que la métropole pilotait ou accueillait. Le voyage à Bilbao était devenu incontournable pour les jeunes chargés de mission ou d’opération qui souhaitaient s’engager sur le projet nantais.
La réflexion sur la forme à donner à la maîtrise d’ouvrage urbaine du projet de l’île de Nantes est passée par quelques hésitations. La mission Île de Nantes–Rives de Loire, reliée à la Direction générale des projets de la communauté urbaine, a vite fait apparaître l’écueil d’une maîtrise d’ouvrage totalement centrée sur la collectivité et organisée par elle, présentant l’inconvénient d’une certaine lenteur dans le passage à l’acte. C’est alors le choix de l’externalisation de la maîtrise d’ouvrage dans une société d’économie mixte, la Société d’aménagement de la métropole ouest-atlantique (SAMOA), toujours fortement reliée à la collectivité publique, qui a prévalu. À la faveur d’une gestion vue comme exemplaire à Bilbao, et pensée comme capable d’engendrer une dynamique collective et consensuelle avec l’ensemble des acteurs concernés, Nantes a réussi progressivement à se hisser au rang des métropoles remarquées pour les « bonnes pratiques » (Devisme et al. 2009), notamment urbanistiques, qu’elle a mises en œuvre.
Le « syndrome Bilbao », ou les enjeux de la différenciation du projet nantais
La mise en œuvre générale du projet de Bilbao a conduit les acteurs nantais, sinon à l’imiter, du moins à s’en imprégner fortement. Cependant, les choix et les contenus des aménagements restent très différents à Nantes. Les acteurs du projet nantais font ainsi émerger tour à tour un « fantasme Bilbao » puis un « syndrome Bilbao » : syndrome, précisément sur la question de l’identité de la ville renouvelée à partir d’un urbanisme collectionnant des pièces architecturales jugées décontextualisées. Presque dix ans séparent les deux projets, et les critiques d’un modèle Bilbao avaient déjà pu dénoncer une marchandisation de la ville associée à une standardisation architecturale et culturelle. Ces critiques dénonçant le « McGuggenheim » ou l’ « Euskodisney » ont d’abord été formulées par des universitaires (Zulaïka 1997), avant d’être bientôt exportées dans le monde des professionnels de la ville.
L’une des principales caractéristiques du projet nantais reste sa défiance par rapport à l’implantation d’un monument à l’architecture d’exception et notamment sur le fait que ce soit un musée. « Quand on s’est demandé à Nantes quel pouvait être le grand équipement phare, raconte un ancien élu à la culture de la Ville de Nantes, tout le monde avait en tête le Guggenheim ou n’importe quel Beaubourg, et on s’est dit qu’il ne fallait pas faire ça et que finalement la chose qui était magnifique à Nantes, et pour des raisons très particulières, c’est que les histoires de culture avaient précédé les institutions et les lieux qui les avaient accueillies » (entretien réalisé le 1er octobre 2008).
À Nantes, ce n’est pas le choix du musée qui est critiqué en tant que tel, mais plutôt son financement et sa pertinence au regard du contexte local. D’un côté, la fondation Guggenheim n’a fait aucune proposition à la métropole atlantique et les dépenses faramineuses de la construction d’un tel équipement public ne pouvaient être portées par la collectivité. De l’autre, les perspectives de valorisation du territoire par le musée représentaient inévitablement un compromis avec les acteurs locaux du patrimoine et les associations de défense de la mémoire industrielle, portuaire et ouvrière, et ont ainsi provoqué la méfiance des élus quant à la capacité de rayonnement international du projet.
La référence à Bilbao en matière de transformation culturelle du territoire a bien été matrice du projet de l’île de Nantes, jusqu’à ce que l’évocation du « syndrome Bilbao » permette aux aménageurs de définir l’originalité du projet nantais, provoquant ainsi une inflexion politique sur la notion même d’équipement majeur. C’est alors tout un travail de différenciation du projet nantais et de valorisation des aménités de la ville qui a mobilisé les élus et aménageurs nantais.
- Le Grand Éléphant de l’île de Nantes © Amélie Nicolas
Ce n’est pas un musée au sens de l’icône architecturale et urbaine qui a été choisi à Nantes pour devenir l’équipement phare de l’île de Nantes, mais bien plutôt une combinaison de plusieurs projets. Les élus se sont ralliés, avec les Machines de l’île, à un projet ludique, artistique, culturel et touristique. La présence des constructeurs de machines fantastiques de plusieurs mètres de hauteur et totalement articulées par la troupe de théâtre de rue Royal de Luxe a, en effet, marqué la ville depuis les années 1990 et est apparue, dans les rapports des experts, comme une possibilité originale de valorisation culturelle et touristique de l’île de Nantes. Ces machines, réparties sur l’île, ont permis la valorisation de certains sites et sont entrées en résonance avec le projet d’aménagement à l’échelle de l’île toute entière. La restructuration des Nefs de Loire, anciens ateliers de préfabrication des bateaux, a ainsi ménagé des aires d’implantation où ont pu s’installer l’éléphant, première « machine de l’île », sa gare, et les ateliers de construction des machines. Ce site est aussi l’occasion d’accueillir différents événements artistiques et culturels. Les Nefs de Loire et l’environnement culturel qu’elles organisent se présentent ainsi en décalage par rapport à ce qui est énoncé comme une dérive ostentatoire d’un monument phare de l’architecture contemporaine. Ces projets présentent la spécificité d’associer protection et valorisation du patrimoine industriel et portuaire à des propositions culturelles contemporaines. Par ailleurs, elles font consensus entre les acteurs locaux, et permettent d’adoucir les conflits patrimoniaux issus de la mobilisation des anciens ouvriers de la Navale et des défenseurs du patrimoine (Nicolas 2009). Le marketing urbain nantais s’établit ici sur la promotion d’une politique culturelle et événementielle (festivals annuels et créations événementielles, comme la biennale d’art contemporain Estuaire ou, depuis 2010, le Voyage à Nantes) à même d’épouser le phasage du projet de l’île de Nantes et devenant le substrat d’une communication qui véhicule les spécificités de la métropole nantaise. Comme dans d’autres villes, investir dans des politiques symboliques, plus rapidement visibles et moins coûteuses, semble convaincre les élus et professionnels de Nantes.
Vers une dialectique des références urbaines en circulation
Le projet nantais, qui a débuté presque dix ans après le projet basque, s’affiche clairement dans un rapport d’héritage par rapport à celui, très commenté, de Bilbao. Bilbao est bien, pour Nantes, un laboratoire urbain. La relation entre Nantes et Bilbao prend son sens dans cette linéarité historique et non pas dans une opposition entre deux modèles isolés et disjoints. L’échelle locale permet de comprendre les choix, les controverses, les négociations qui ont présidé aux reconversions territoriales et économiques. Cependant, l’échelle supra-locale, celle de la circulation des élites urbaines et de leurs manières de faire la ville, est essentielle pour expliquer les ressorts de ces choix.
Les professionnels du projet nantais ont bien porté un regard sur un « ailleurs » alors expérimenté – ici Bilbao – et le déroulé de ses transformations économiques et urbaines. Ce regard s’est construit tout à la fois dans la reconnaissance, l’imprégnation, la filiation, le fantasme, la critique, le rejet, la recomposition de ces « autres » projets avec le propre « sien ». Cette dialectique de l’imitation et de la singularité, du fantasme et du syndrome donne à voir, dans une histoire du regard sur des projets antérieurs, une volonté des acteurs du projet de spécifier leur ville par la spécification de leur projet urbain.
- Zorrotzaure, Bilbao © Amélie Nicolas
Revenant à Bilbao en 2014, on est surpris de voir à l’œuvre une nouvelle manière de faire la ville qui tranche largement avec les options plus spectaculaires de la période précédente. Dans le temps long des aménagements bloqués par une lourde crise financière ont émergé des occupations temporaires de locaux désaffectés par des « jeunes créatifs », une nouvelle sensibilité à la mémoire et au patrimoine industriel local, ainsi que des pratiques de concertation et de mobilisation habitante. C’est notamment le cas sur le territoire de Zorrotzaurre, en aval de la Ría, dont le master plan de Zaha Hadid lancé en 2004 a été presque bloqué en 2007, et a fait depuis l’objet de nombreux amendements. Désormais critiques à l’égard des choix des années 1990, et attentifs à d’autres expériences urbaines, les acteurs de Bilbao initient des stratégies urbaines plus adaptées à un contexte économique qui limite clairement leurs marges de manœuvre urbanistiques.
La réflexion sur les références urbaines actualisées par les acteurs de l’aménagement reste une entrée pour penser la fabrication et la circulation des modèles urbains en matière de renouvellement urbain, ainsi que les récits qui les sous-tendent.
Bibliographie
- Chadoin, Olivier, Godier, Patrice et Tapie, Guy. 2000. Du politique à l’œuvre : Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastián. Systèmes et acteurs des grands projets urbains et architecturaux, La Tour‑d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Devisme, Laurent, Dumont, Marc et Roy, Élise. 2007. « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et Sociétés, vol. 4, n° 131, p. 15‑31.
- Devisme, Laurent (dir.). 2009. Nantes, petite et grande fabrique urbaine, Marseille : Parenthèses.
- Frébault, Jean. (dir.). 2005. La Maîtrise d’ouvrage urbaine. Réflexions sur l’évolution des méthodes de conduite de projets à partir des travaux du Club ville–aménagement, Paris : Le Moniteur.
- Masboungi, Ariella. 2001. Bilbao, la culture comme projet de ville, Paris : Éditions de la Villette.
- Nicolas, Amélie. 2009. Usages sociaux de la mémoire et projet d’aménagement urbain. Les héritages industriels et portuaires à l’épreuve du projet de l’île de Nantes, thèse de doctorat en sociologie, université de Nantes.
- Rodrigues-Malta, Rachel. 2004. « Une vitrine métropolitaine sur les quais, villes portuaires au sud de l’Europe », Annales de la recherche urbaine, n° 97, p. 92‑101.
- Smith, Andy et Sorbets, Claude. 2003. Le Leadership politique et les territoires. Les cadres d’analyse en débat, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Vivant, Elsa. 2008. « Du musée-conservateur au musée-entrepreneur », Téoros, vol. 27, n° 3, p. 43‑52.
- Zulaika, Joseba. 1997. Crónica de una seducción : el Museo Guggenheim Bilbao, Madrid : Nerea.