Les actes terroristes dont nous avons été victimes à Paris ce vendredi 13 novembre font à la fois mal et peur, les deux choses n’étant d’ailleurs pas simples à démêler. Le sentiment aigu d’injustice que nous éprouvons aujourd’hui tient notamment au fait, cruellement ironique, que ces actes se jouent des vertus et de la grandeur même des espaces démocratiques ciblés pour les retourner en faiblesses ou, plus exactement, les requalifier en vulnérabilités. C’est en effet de l’hospitalité des espaces publics, de leur ouverture et de la présomption de confiance qui y prévaut entre inconnus que le terrorisme tire en partie sa capacité destructrice. Il transforme ainsi une vertu cardinale, une caractéristique essentielle de nos démocraties, la confiance a priori qui prévaut dans les rencontres et rassemblements entre inconnus, en faiblesse.
Certains invoquent, depuis vendredi soir, la nécessité de prendre conscience du danger, de « se réveiller », voire de procéder à un véritable « changement culturel » au sein de la population. Mais de quel ordre ce changement doit-il être ? Et quelle peut en être la portée, en regard de ce que nous voulons défendre ? L’appel à une vigilance toujours plus grande ne va pas sans contrepartie. On en connaît déjà les modalités sur des questions de prévention de la délinquance de droit commun. En effet, parmi les éléments désormais routinisés de la « prévention situationnelle » en ville figurent les messages d’alerte diffusés par la RATP intimant la méfiance aux usagers du métro, dans certaines stations où les vols sont les plus fréquents. Cette mesure, qui a toutes les apparences du simple bon sens (inviter à la prudence), charrie incidemment une invitation à la transformation du regard sur autrui comme de l’attitude à adopter en public : « veiller à ses effets personnels » en ayant à l’esprit que « des pickpockets sont susceptibles d’agir dans cette station », ce n’est pas se promener en toute confiance. En configurant ainsi la présomption de confiance en insouciance coupable et en risque, ces annonces tendent à réduire le périmètre légitime de cette confiance a priori entre usagers du métro. Ceci soulève d’ailleurs, de façon tout à fait significative, de véritables réticences chez certains usagers [1].
Il importe, par conséquent, de peser les possibles implications des appels à la vigilance. Pour penser ce que ces manières de configurer l’enjeu de sécurité en public comportent elles-mêmes de risques, il semble utile de rappeler ici ce qui définit, depuis leur développement dans la France du XVIIIe siècle, les espaces publics urbains comme espaces démocratiques.
Les espaces publics urbains, au cœur de la démocratie comme mode de vie
Prendre au sérieux le statut et le rôle que jouent les espaces publics urbains dans la vie démocratique suppose de prendre ses distances vis-à-vis des définitions étroites du politique, qui le confinent aux sphères de la décision et du pouvoir, couplées aux sphères de l’agir militant et partisan. Dans ces perspectives, en effet, la vie quotidienne est largement déconnectée du monde politique, la rue se voyant conférer un rôle essentiellement accessoire et instrumental dans la manifestation du pouvoir (maintien de l’ordre) ou sa contestation (manifestations, protestations).
À distance de telles approches, il est possible de considérer les espaces publics urbains comme essentiels à la démocratie, si l’on envisage celle-ci comme une forme de vie et non plus seulement un type de régime politique ou un mode de gouvernement. S’il est aujourd’hui courant d’assimiler les espaces publics urbains à de purs environnements matériels et physiques, dotés de propriétés intrinsèques et indépendantes des pratiques qui y prennent place, ainsi que le font parfois les urbanistes, les assimilant aux interstices séparant les espaces bâtis et à la voirie, la posture opposée qui considère, au contraire, comme « métaphorique » l’usage du terme d’espace public pour désigner les espaces urbains (Joseph 1998 ; Terzi et Tonnelat 2013) semble également insatisfaisante. Penser les espaces publics urbains suppose, en réalité, de penser la manière dont des espaces concrets de coexistence entre non-familiers permettent des pratiques relevant d’un régime du public, d’un exercice ordinaire du souci des autres et du monde, entre personnes n’ayant d’autre lien que celui de vivre ensemble en société. Comme je l’argumente ailleurs (Gayet-Viaud 2011, 2015, à paraître), les interactions civiles et la vie publique urbaine telle qu’elles se déploient dans la rue, les transports ou aux terrasses des cafés sont l’occasion d’activités, de formes d’attention et d’engagement, relevant de l’exercice le plus élémentaire de la citoyenneté : formation et mise à l’épreuve située des catégories de la perception mutuelle, manifestations quotidiennes du souci pour le monde commun, définitions de la responsabilité de chacun quant à ce qu’il en est du monde et de ce qui y advient, des conditions de la normalité et des critères de « l’intervention » sur et dans le monde commun (Bidet et al. 2015). La citoyenneté ainsi comprise, comme souci manifeste des conséquences et de la portée des actes et des situations, se pense à distance de sa définition juridique ou administrative, en amont de l’éruption de collectifs et de ces publics chers à Dewey (2010) se constituant pour prendre en charge de façon plus systématique le souci des conséquences pour le monde commun.
Penser le rôle central des espaces publics urbains dans la vie démocratique, c’est renouer le lien souvent rompu entre formes « sociales » de l’existence et formes du « politique » stricto sensu. C’est donc replacer les mœurs, où les normes s’expriment mais se mettent aussi à l’épreuve, au cœur du questionnement sur la démocratie. Comme le rappelait Claude Lefort, la politeia, avant d’être la Constitution au sens formel, désigne « cette constitution de repères d’expérience qui fait tenir ensemble une communauté politique ». Le philosophe regrettait ainsi que le terme fût souvent traduit par « régime ». Citant Léo Strauss, il affirmait que « le mot ne mérite d’être retenu que si nous lui conservons toute la résonance qu’il gagne quand on l’emploie dans l’expression d’Ancien Régime. Alors se combinent l’idée d’un type de constitution et celle d’un style d’existence ou d’un mode de vie » (Lefort 1986). Que faut-il entendre par « mode de vie », « type de constitution » et « style d’existence » ? Lefort précise :
« Ces termes devraient évoquer tout ce qui peut se trouver mis en jeu dans une expression telle que American Way of Life : des mœurs et des croyances qui témoignent d’un ensemble de normes implicites commandant la notion de ce qui est juste et injuste, bien et mal, désirable et indésirable, noble et bas. L’enquête conduite par Platon dans La République, par exemple, loin de fixer les limites de la politique, mobilisait une interrogation qui portait tout à la fois sur l’origine du pouvoir et les conditions de sa légitimité, sur la relation commandement–obéissance dans toute l’étendue de la société, sur les rapports de la cité à l’étranger, sur la nature des besoins sociaux et la répartition des activités professionnelles, sur la religion, ou sur les fins respectives de l’individu et du corps social ; cela jusqu’à faire reconnaître une analogie entre la constitution de la psyché et la constitution de la polis, et enfin, ce qui n’est pas moins remarquable, jusqu’à suggérer que le discours sur la politeia, plus généralement le dialogue, mettait en jeu des rapports de caractère politique ». Et pourtant « Platon, on le sait, ne pensait pas que tout fût politique » (Lefort op. cit., p. 9).
Les mœurs, ainsi comprises, font partie intégrante de l’investigation politique (ainsi qu’elles l’étaient chez Tocqueville, et déjà chez Montesquieu). Elles ne sont pas « l’autre » du politique, mais son lieu même d’élaboration, d’émergence ou de refoulement. Ces façons de faire, de se rapporter aux autres et au monde, qui s’élaborent et se manifestent continuellement dans nos espaces publics urbains constituent dans cette perspective des lieux clés de la concitoyenneté, prise en son sens le plus élémentaire – au sens où ce qui s’y manifeste et s’y travaille, c’est le « lien civil » (Pharo 1985) qui relie des gens n’ayant d’autre lien entre eux que celui de vivre ensemble en société.
La présomption de confiance, au fondement des espaces publics démocratiques
Les terroristes, en tirant à l’aveugle sur de simples passants, retournent contre la démocratie une de ses caractéristiques, telle qu’elle se réalise dans les échanges civils de tous les jours : la présomption de confiance. Non, on ne se méfie pas a priori des autres, lorsque l’on se déplace en ville. Ces accomplissements quotidiens d’une bienveillance mutuelle minimale, que d’aucuns voudraient aujourd’hui renommer « naïveté », sont consubstantiels au caractère démocratique des espaces. Ceux-ci, en effet, sont d’autant plus démocratiques que chacun peut, quelles que soient ses caractéristiques et ses appartenances, y trouver cette hospitalité inconditionnelle, ce droit à circuler, à prendre place (Joseph 1998), à agir librement parmi les autres, sans avoir à rendre de compte ni sur qui il est, ni sur d’où il vient, statuts et identités étant comme suspendus dans leur possible pertinence. Seuls restent à rendre les comptes relatifs à ce que l’on fait, comme l’a montré l’historien Alain Cottereau s’agissant de la naissance des espaces publics démocratiques dans la France au XVIIIe siècle (Cottereau 1992).
Ce « crédit » de confiance et de respect est l’équivalent, dans la sociabilité ordinaire, de la présomption d’innocence dans la sphère judiciaire. Il réalise l’égalité des citoyens et permet la réciprocité des perspectives et l’interchangeabilité des positions (on agit le plus souvent avec autrui comme si les places pouvaient être inversées) qui sont au cœur de la coexistence démocratique. Ils traduisent, en pratique, les principes politiques de liberté, d’égalité et de fraternité. Cette sociabilité confiante et dénuée de soupçon de nos espaces publics urbains constitue donc une qualité politique de nos vies, absolument hors de prix – un luxe ordinairement oublié tant il est incorporé, admis, acquis – mais qui fait de nous des victimes faciles, des cibles qu’il est possible, pour ne pas dire aisé, de venir exécuter [2]. L’irruption de la malveillance ne doit pas nous faire mésestimer ou renier la valeur et le sens de cette présomption de bienveillance mutuelle, même si elle a été une condition de possibilité de son expression.
Bien sûr, même en temps normal, la jouissance de cette caractéristique de la sociabilité civile (confiance a priori, interchangeabilité des positions, suspension des statuts et des appartenances) n’est jamais parfaite : elle ne bénéficie pas aussi pleinement à tous. C’est en cela d’ailleurs que les discriminations souffertes dans les interactions les plus ordinaires, quel qu’en soit l’objet – sexe (Gardner 1995), couleur de peau (Jobard et al. 2012), religion (Tavory 2011), orientation sexuelle ou handicap (Goffman 1975 ; Revillard 2015), etc. – représentent de graves atteintes à la démocratie : elles grèvent la liberté individuelle et nient l’égalité en suspendant ce droit à l’anonymat bienveillant, ce crédit de confiance et de respect dû à quiconque, en rendant pertinentes dans l’échange civil des caractéristiques qui n’ont aucune légitimité à l’être.
Se méfier de la méfiance
C’est là que se joue l’un des méfaits possibles de ces actes terroristes, dans ces espaces et sur ces interactions. La menace tient à leur possible effet performatif : rendre vraies dans leurs conséquences les prémisses fausses dont ils se réclament, rendre réelles dans les interactions qui viennent ensuite ces critères de perception d’autrui, ces formes de catégorisation. Ainsi en est-il lorsque des hommes discutant entre eux en arabe, des femmes voilées sont regardés de travers, avec suspicion, inquiétude et défiance, font l’objet de commentaires, de reproches, de demandes de comptes, parfois d’insultes et pire. Après les attentats de janvier dernier, les interactions civiles avaient témoigné à la fois de ce risque, réel, mais aussi de la prise de conscience inquiète de telles possibilités : les gens [3] veillaient, se corrigeaient, se surveillaient eux-mêmes et discutaient avec les autres de ces échanges de regards, de ces catégorisations indues (Gayet-Viaud 2015). Cette vigilance et cette réflexivité sur les catégories, qui peut susciter des formes de pédagogie aussi bien que des disputes [4], est cruciale.
Elle invite à se méfier des appels à la méfiance eux-mêmes, lorsqu’ils supposent de transformer le regard que chacun porte sur autrui en public en attaquant la présomption de confiance (d’innocence) qui prévaut, et doit continuer de prévaloir entre concitoyens. C’est cela aussi que le terrorisme menace, au-delà de la seule et directe sécurité de nos vies. Car, l’opposé de cette confiance, c’est le régime du soupçon, caractéristique de la Terreur, amplement documenté par les historiens et analystes de la Révolution française [5] (Lefebvre 1932 ; Jaume 1989) comme des régimes totalitaires du XXe siècle (Lefort 1971).
Bibliographie
- Bidet, A., Boutet, M., Chave, F., Gayet-Viaud, C. et Le Méner, E. 2015. « Publicité, sollicitation, intervention. Pistes pour une étude pragmatiste de l’expérience citoyenne », SociologieS, dossier « Pragmatisme et sciences sociales ».
- Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). 2015. Rapport 2015 du Collectif contre l’islamophobie en France.
- Cottereau, A. 1992. « “Esprit public” et capacité de juger : la stabilisation d’un espace public en France aux lendemains de la Révolution », in Cottereau, A. et Ladrière, P. (dir.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Paris : Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », p. 239‑272.
- Dewey, J. 2010. Le Public et ses problèmes, Paris : Gallimard, coll. « Folio Essais ».
- Gardner, C. B. 1995. Passing By. Gender and Public Harassment, Berkeley : University of California Press.
- Gayet-Viaud, C. 2011. « La moindre des choses. Enquête sur la civilité urbaine et ses péripéties », in Berger, M., Cefaï, D. et Gayet-Viaud, C. (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles : PIE Peter Lang, p. 27‑54.
- Gayet-Viaud, C. 2015. « Civility and Democracy », European Journal of Pragmatism and American Philosophy, n° 7, p. 98‑114.
- Gayet-Viaud, C. (à paraître). La Civilité urbaine. Enquête sur les formes élémentaires de la coexistence démocratique, Paris : Economica, coll. « Études sociologiques ».
- Goffman, E. 1975. Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris : Éditions de Minuit.
- Jaume, L. 1989. Le Discours jacobin et la démocratie, Paris : Fayard.
- Jobard, F., Lévy, R., Lamberth, J. et Névanen, S. 2012. « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, vol. 67, n° 3, Paris : Institut national d’études démographiques (INED), p. 423‑451.
- Joseph, I. 1998. La Ville sans qualité, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Lefebvre, G. 1932. La Grande Peur de 1789, Paris : Félix Alcan.
- Lefort, C. 1971. « Le totalitarisme sans Staline », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Genève : Librairie Droz, p. 130‑190.
- Lefort, C. 1986. Essais sur le politique. XIXe‑XXe siècles, Paris : Seuil.
- Pharo, P. 1985. Le Civisme ordinaire, Paris : Méridiens Klincksieck.
- Revillard, A. 2015. « Plus belle la vie pour les personnes handicapées ? Une réaction à la campagne gouvernementale sur l’accessibilité universelle », Medium, 29 septembre. Consulté le 19 novembre 2015.
- Tavory, I. 2011. « À la vue d’une kippa », in Berger, M., Cefaï, D. et Gayet-Viaud, C. (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles : PIE Peter Lang, p. 55‑75.
- Terzi, C. et Tonnelat, S. 2013. « Espace public. Une définition », Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, 28 juin.