Cet ouvrage pourrait bien être l’événement éditorial de cette nouvelle année en sciences sociales, au double sens d’une irruption dans notre quotidien qui nous oblige à en reconsidérer le confort, et d’une actualité qui renouvelle la réflexion sur l’espace urbain contemporain. L’urgence sociale en action. Ethnographie du Samusocial de Paris nous fait, en effet, découvrir le quotidien des maraudeurs, ceux qui arpentent les rues et les recoins de la capitale pour aller à la rencontre des personnes sans abri et leur proposer hébergement, aide, soins, soutien, nécessaires de survie, selon les situations et la réussite des interactions de face à face.
Co-écrit par Daniel Cefaï et Édouard Gardella, l’ouvrage a également bénéficié des travaux de jeunes chercheurs qui ont conduit, dans le cadre de leur études universitaires ou de leurs fonctions, plusieurs enquêtes de terrain et en ont retracé les observations et analyses : Erwan Le Méner, Chloé Mondémé, Thomas Gardez, Ana Marques. Ceci donne à l’ouvrage une très grande richesse informative et descriptive, malgré quelques répétitions et longueurs d’exposition. Cette étude s’adresse non seulement aux chercheurs en sciences sociales, aux spécialistes et praticiens des questions urbaines et sociales, mais aussi à un plus large public : celui qui aborde la ville avec curiosité et parfois crainte et qui, la pratiquant, peut se voir submergé par l’insoutenabilité des situations de dénuement absolu, rencontrées frontalement en ville.
Pénétrer les coulisses d’une politique publique contestée
La description fine et précise du quotidien des équipes mobiles d’aide (dites EMA) du Samu social ouvre un nouveau champ de connaissance. Elle nous fait pénétrer dans les coulisses de cette politique de l’urgence sociale, initiée au début des années 1990 et devenue le credo de la politique nationale en direction des sans-abri au cours de ces deux dernières décennies. Rendre visible le travail de l’urgence sociale nous apporte non seulement un nouveau savoir, mais invite également le lecteur à entrer dans l’espace des témoins et dans le débat public. Montrer, observation ethnographique à l’appui, le sens moral de cette pratique professionnelle qui se déploie sur nos territoires urbains, c’est inscrire l’urgence sociale dans l’histoire urbaine du traitement des pauvres. C’est aussi contribuer à nourrir le débat public au moment où cette politique sociale est fortement discutée, et dans un contexte où le droit au logement opposable [1] permet d’explorer de nouvelles possibilités d’action, certes encore balbutiantes.
Ce livre offre ainsi l’occasion de se saisir de l’une des énigmes accablantes du débat public et médiatique : le refus récurrent, même au plus froid de l’hiver, des soins et de l’hébergement d’urgence par les sans-abri. Ces questions renvoient aussi à d’autres enjeux cruciaux et d’autres paradoxes : en quoi l’espace urbain est-il espace de ressources et de rencontres, mais également espace délétère, provoquant les formes les plus visibles de la déréliction et de l’abandon de soi ? Comment la ville offre-t-elle l’hospitalité et génère-t-elle de l’exclusion sociale ? Comment les matérialités mêmes des espaces publics, leurs aménagements et leur design, peuvent-ils proposer tout à la fois des protections et de la sûreté comme de l’inconfort et de l’insécurité, jusqu’à devenir des instruments d’expulsion ?
La maraude, un poste d’observation sur la ville
Suivre le travail quotidien des équipes de maraudes à Paris offre une intelligence nouvelle de l’articulation entre question urbaine et question sociale, ainsi que du maillage urbain et de sa complexité. Le dévoilement du dispositif du 115 rend visible une autre ville. L’activité des maraudes suppose, en effet, l’expérience d’une géographie de la survie, dont les équipes doivent maîtriser la carte. Suivre leur parcours permet de découvrir une autre ville, qui n’est pas tant celle des bas-fonds, qu’on trouvait sous la plume des écrivains du début du XXe siècle, que celle d’une ville partagée entre tous, une ville des rues, des quartiers, des réseaux, des flux. La notion de partage doit s’entendre au double sens du terme, au sens de la mise en commun mais aussi de la séparation, lorsque l’hospitalité se transforme en inhospitalité radicale, comme, par exemple, lors du refus de l’accueil du malade et de l’invalide sans-abri à l’hôpital.
Cette ethnographie s’inscrit donc dans le domaine de la recherche urbaine française, tout en poursuivant la meilleure tradition de l’enquête de terrain de l’école de Chicago, dont Daniel Cefaï est l’un des spécialistes et un infatigable passeur. Elle constitue aussi une borne essentielle dans le domaine plus spécialisé de la recherche sur le sans-abrisme, dont Édouard Gardella représente, quant à lui, la nouvelle génération de chercheurs. Au fil de leurs descriptions et de leurs analyses, les deux auteurs prennent, en effet, soin de situer leur travail par rapport aux publications précédentes qui comptent dans ce champ mais qui restent trop dispersées et, pour le public non spécialiste, peu lisibles. L’érudition relative au domaine de recherches sur le sans-abrisme compte, donc, parmi les apports incontestables de ce livre. Pour autant, il ne s’agit pas d’un ouvrage sur la question même de la survie des personnes sans-abri. Le parti pris est clair : c’est par le regard des maraudeurs que les enquêteurs accèdent, à leur tour, aux situations des sans-abri. L’observation repose sur leur travail et si elle délivre, par cette médiation, des connaissances sur la vie à la rue, celles-ci sont ouvertement orientées et bornées par ce que captent les tournées de maraude.
Chemin faisant, les enquêteurs démontrent toute la pertinence et l’apport de l’approche microsociologique et pragmatique, celle de l’analyse des interactions en situation et de leurs conséquences sur l’action. Toujours au plus près de l’observation de terrain, ils nous offrent de très belles pages pour saisir l’enjeu de cette urgence du quotidien, de ses limites, de ce travail – sale boulot parfois – que nous déléguons à ces travailleurs du jour et de la nuit. Ils rendent vivant et sensible l’engagement professionnel des maraudeurs, chauffeur, infirmière, travailleur social, psychiatre, engagés dans ces micro-rencontres qui, patiemment, accomplissent un travail social de couture et de réparation. Non pas qu’ils résolvent les situations des personnes sans-abri, mais parce qu’ils tentent chaque jour de trouver des solutions d’accueil, et de maintenir un lien, ils mettent à l’épreuve l’ensemble des procédures institutionnelles et construisent des ponts et des passerelles entre les gens et les lieux de l’aide, du soin et du secours. En cela, leur démarche quotidienne est morale et politique.
Un travail éprouvant et parfois ingrat
L’analyse permet de prendre la mesure de la complexité pratique de ce nouvel espace professionnel de travail qu’est celui de l’urgence sociale, où l’on observe un grand turnover des salariés, lié d’une part à leur statut peu reconnu, aux bas salaires et, d’autre part, à la pénibilité et à l’impact psychologique des situations rencontrées. L’enquête ethnographique s’élargit, d’ailleurs, aux épreuves morales et affectives qui, pour les maraudeurs, débouchent sur des maximes pratiques élaborées peu à peu au fil de l’expérience collective de la maraude et désormais instituées. Ces maximes rappellent que tout sans-abri, quelle que soit sa situation au moment de la rencontre, est une personne libre de ses choix et digne : ce postulat organise les modes de l’approche, de l’ajustement interactionnel et de l’engagement personnel.
Dans leur camion, dans la rue, au standard du 115, ou encore dans les centres d’hébergement d’urgence, de stabilisation de lits infirmiers ou d’accueil de jour, les équipes se relaient et co-produisent le contact et des réponses réalistes, tout en engageant le suivi de la relation. Mais ce suivi ne devient que très rarement un accompagnement social. C’est sur ce point-là que l’on voit apparaître la limite principale de l’action d’urgence qui, en finalité, ne peut résoudre, de quelque façon que ce soit, le phénomène. Mais l’entretient-elle ? à la lecture de l’ouvrage, le lecteur perçoit bien que la réponse ne peut être univoque. C’est en revenant aux raisons pratiques de ce métier social et urbain et aux critiques internes des professionnels, étayées sur leur expérience, que l’on pourrait fonder les premiers arguments et en débattre pour peu que l’on se dégage de la trop grande focalisation sur la « grande exclusion ». Depuis les politiques de l’urgence, les débats et les controverses qu’elles ont fait naître dans l’arène publique, « la politisation de la question SDF » est ainsi revisitée par les auteurs. Elle leur permet d’apporter leur contribution aux débats sur les enjeux politiques actuels du care, du don et de la reconnaissance qui n’opposent plus nécessairement la solidarité à la compassion. Au terme de la lecture, on saisit en quoi l’urgence sociale ainsi déployée s’avère décidément un bon analyseur des politiques publiques actuelles.