Accéder directement au contenu
Marche des Fiertés, juin 2019 (photo : M. Bonté)
Commentaires

Expériences trans à Paris, Rennes et Londres : regards sur les espaces publics

En ville, les espaces publics enferment-ils ? Dans le cadre du partenariat entre Métropolitiques et le Prix de thèse sur la ville, Sylvanie Godillon et Michel Joubert présentent le travail de Milan Bonté, Prix Spécial 2023, qui analyse la façon dont les espaces publics alimentent la marginalisation des personnes trans en multipliant les accès et usages différenciés en fonction du genre.

Recensé : Milan Bonté, « Négocier la ville en escales. Les espaces publics au prisme des expériences trans à Paris, Rennes et Londres », thèse de doctorat en géographie (dir. Nadine Cattan), Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, 2022.

Dans l’espace public, les personnes ayant vécu ou vivant une transition de genre sont assignées à se comporter « comme un homme » ou « comme une femme ». Y accéder suppose en effet, pour elles, des stratégies permettant de réduire les risques à l’égard des potentielles violences transphobes. Confrontées à des logiques d’exclusion, de marginalisation, de subalternité, doublées d’un sentiment d’illégitimité elles y développent des modes de socialisation particuliers.

Le travail de Milan Bonté s’appuie sur une investigation menée sur trois terrains. La façon dont se décline l’universalisme à la française est analysée au travers d’une ville universitaire moyenne (Rennes) et à Paris – autoproclamée « ville phare de l’inclusion et de la diversité ». Il est comparé avec le particularisme britannique pris dans le contexte londonien, dont les représentant·es politiques promeuvent « l’unité dans la diversité ». Au-delà des mécanismes de socialisation genrée des espaces publics dans les métropoles occidentales et des processus d’exclusion qui en découlent, ces comparaisons permettent d’analyser les modalités de confrontation des individus à la fois aux normes sociales et à la fabrique administrative et politique des espaces publics urbains. La mobilité sociale de ce « contre-public » particulier éclaire en effet de manière intéressante la différenciation des conditions d’accès et des usages sociaux des espaces publics dans les grandes villes.

Placards et escales

La ville considérée comme un espace de concentration de ressources n’est toujours pas totalement ouverte à l’inclusion et à la liberté de circulation de personnes appartenant à des groupes minoritaires. Même si des évolutions ont été enregistrées sous l’impulsion des associations, la thèse montre les limites qui entravent toujours cet accès. Ces inégalités d’accès se trouvent plus marquées sur les quartiers périphériques qu’aux centres des grandes villes, avec pour les personnes la nécessité de migrer ou de multiplier les déplacements. L’identification des « lieux à éviter », car exposant à des risques, permet symétriquement de dessiner une cartographie de lieux ressources : considérés comme accueillants et tolérants (différents des lieux gays et lesbiens), ils assurent la circulation et le stationnement des personnes.

La reconstitution et l’analyse des trajectoires biographiques montrent comment, malgré ces épreuves, elles aménagent des escales pour accéder à la ville et à ses ressources. Ces lieux constituent des facilitateurs d’accès à la ville, ce sont des espaces appropriés, rassurants, donnant accès aux ressources, appropriables, protégés du stress, des violences et des regards normatifs. Des espaces festifs ordinaires permettent aussi de développer les liens avec les pairs. Le travail précis mené à partir de cartes d’usage et de subjectivation de l’espace vécu révèle ainsi des réseaux de commerces privilégiés, des lieux ressources santé, des carrefours de mise en relation avec des pairs et des médiateurs. Sortir de la clandestinité suppose de prévenir le « mégenrage », en se faisant correctement genrer.

S’il existe peu de lieux « spécialisés » (un seul signalé à Paris), des ressources communautaires se trouvent concentrées sur certains quartiers. L’auteur reprend ici les métaphores du placard (utilisée dans les travaux de géographie de la sexualité) et des escales (imaginaire du voyage maritime) pour analyser les types d’espaces et de parcours qui configurent la mobilité sociale de genre, et permettent de dépasser les dichotomies classiques privé-public, invisible-visible, ancrage-mobilité, universalisme-spécificités.

Le placard trans, comme le placard gay, renvoie aux rapports différenciés à la visibilité : face aux risques de surexposition, de stress et de violences transphobes ou homophobes, les personnes ont dû longtemps se cacher, ne pas se dévoiler ou masquer leur présence. C’est la logique du placard. Les personnes négocient les limites de ce placard et l’aménagent (Beaubatie 2019), cherchant à se préserver car les sorties sont source d’inquiétudes, de stress et d’anxiété, avec des séquelles de honte liées à la « non-conformité de genre », qui peuvent conduire à prendre des risques ou à recourir aux psychotropes. Les personnes ont besoin de « maintenir une face », donc d’effectuer un « travail de face » (Goffman 1963) pour s’accorder à la normalisation des apparences et se protéger du regard de l’autre.

Les escales sont analysées comme des leviers d’accès et des supports de mobilité dans la carte utilisée par les personnes pour voyager et se déplacer, des repères et lieux d’ancrage, sûrs et rassurants (safe places), qui leur permettent de se poser tout en restant ancrées dans des liens de solidarité et reliées à d’autres lieux (réseaux).

Une méthodologie participative originale

Dans le sillon de Lucile Biarrotte (2021), Milan Bonté démêle les déterminants d’un paradoxe : les normes relatives au genre induisent la marginalisation des populations discriminées (minorités sexuelles et de genre) en même temps que l’accent est mis sur l’accessibilité des espaces publics basée sur la libre circulation. La possibilité de s’y ménager des parcours protégés et des zones d’appropriation (anonymat, ressources, sociabilités) constitue un fil directeur de ce travail.

Cette thèse s’inscrit au croisement de la géographie, de la sociologie urbaine des espaces publics, de l’anthropologie des groupes minoritaires et de l’analyse des processus de discrimination spatiale et sociale : elle interroge autant les processus de socialisation genrée que les espaces publics en tant qu’objets pensés et travaillés par les politiques locales. Trois niveaux de lecture sont engagés : les parcours et la mobilité sociale et spatiale des personnes trans, le rôle socialisateur joué par le rapport à l’espace public et les modalités de confrontation aux discriminations genrées.

Une approche ethnographique participative a été croisée avec les outils de la géographie critique (usage des cartographies, reconstitution des parcours, pratiques de l’espace). La méthodologie associe ainsi des entretiens avec les publics trans, l’usage de carnets de bord confiés aux personnes, des entretiens avec des représentants des pouvoirs publics et l’analyse d’enquêtes quantitatives permettant de monter en généralité.

Des analyses circonstanciées sont développées pour l’accès des femmes trans aux espaces de non-mixité féminine (toilettes publiques, vestiaires, etc.) ou la négociation de créneaux réservés dans les piscines municipales qui constitue un enjeu pour les politiques d’équipement et d’aménagement au niveau local.

L’originalité de cette thèse tient dans son approche processuelle tant dans la compréhension des parcours de transition que dans l’analyse des parcours dans la ville et des trajectoires résidentielles. Le suivi des parcours et des interactions permet à l’auteur de reconstituer diverses formes de réseaux d’escales qui dessinent les contours d’une ville plus familière, prévenant des dangers et appropriables dans les dynamiques de mobilité sociale de genre.

Les approches microsociologiques effectuées (cartes des déplacements, carnets de route et parcours accompagnés) sont approchées sur un mode interactionniste (négocier sa place, gérer son identité visible, engager des interrelations sur l’espace public) avec le lien à des niveaux d’analyse plus larges relatifs aux minorités et à leurs relations aux espaces publics, qu’il s’agisse de la production et de la reproduction des rapports sociaux ou des normativités de genre.

Une approche intersectionnelle

En étudiant les espaces publics, ce travail met en lumière les rapports de pouvoir qui traversent ici les villes sur le plan de l’appréhension des normes de genre. Malgré les limites relatives aux caractéristiques de la population étudiée (une majorité d’étudiants blancs, relativement jeunes, avec la quasi-absence de personnes trans migrantes), les résultats sont transposables à d’autres groupes minoritaires. La place des femmes, qu’elles soient trans ou non trans, dans les espaces publics pose toujours des problèmes particuliers qui se trouvent accentués par les discriminations raciales. Alors qu’elles sont exposées aux violences masculines durant leur transition jusqu’à ce qu’elles aient intégré une position subordonnée, des débats (en particulier au Royaume-Uni), portés par l’extrême droite, considèrent la présence des personnes trans dans des espaces de non-mixité féminine (toilettes, vestiaires) comme un danger pour les femmes cis.

Par ailleurs, la recherche revient sur les images de liberté associées à l’urbanité, vécue au départ comme émancipatrice. Elle pointe les paradoxes de cette représentation liée à la volonté de s’émanciper des cadres contraignants de l’interconnaissance et de la proximité. Si la ville et l’espace public apparaissent comme des territoires de ressources assurant une relative protection, les difficultés d’accès et les violences transphobes demeurent ; d’où l’importance des cartes mentales de ressources et d’usages qui sont reconstituées au travers des parcours de mobilité.

Les processus de changement engagés lors des transitions sont très variables, le rapport au genre variant dans un espace social ancré dans les rapports sociaux de race et de classe impliquant une mobilité de genre particulière liée au cumul de positions subalternes et minoritaires. L’analyse des relations entre les pouvoirs publics locaux, les milieux militants et les associations fait aussi apparaître les rapports de pouvoir en jeu dans la définition des usages légitimes de la ville.

La faible part faite aux conditions d’accès à la santé (dimensions médicales de la transition) et aux administrations (changement des papiers, simplification des démarches), qui constituent des ressources essentielles pour les personnes trans, est compensée par la référence aux études existantes (National LGBT Survey, pour le Royaume-Uni, 2018 ; enquête Trans et transports menée par l’association parisienne FéminiCités, 2017).

L’approche des sociabilités et des pratiques de la ville par la socialisation genrée à l’espace public, et la mise en évidence des cumuls d’exclusions, devraient contribuer au renouvellement des pratiques de recherche sur les espaces publics, prenant en compte les rapports de pouvoir et les difficultés d’accès aux ressources auxquelles doivent toujours faire face les personnes trans, et plus largement les minorités sexuelles (Doan 2006, 2007).

Bibliographie

  • Beaubatie, E. 2019a. « L’espace social du genre. Diversité des registres d’action et d’identification dans la population trans’ en France », Sociologie, vol. 10, n° 4, p. 395-414.
  • Beaubatie, E. 2019b. « L’aménagement du placard. Rapports sociaux et invisibilité chez les hommes et les femmes trans’ en France », Genèses, n° 114, p. 32-52.
  • Biarrotte, L. 2021. Déconstruire le genre des pensées, normes et pratiques de l’urbanisme, thèse de doctorat en géographie, Université Paris-Est,
  • Doan, P. L. 2006. « Violence against transgendered people », Progressive Planning, n° 167, p. 28-30.
  • Doan, P. L. 2007. « Queers in the American city : Transgendered perceptions of urban space », Gender, Place & Culture, vol. 14, n° 1, p. 57-74.
  • Goffman, E. 2013 [1963]. Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Économica.
  • Goffman, E. 1996 [1973]. La Présentation de soi. La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, Paris : Éditions de Minuit.
  • Lieber, M. 2008. Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, Paris : Presses de Sciences Po.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Sylvanie Godillon & Michel Joubert, « Expériences trans à Paris, Rennes et Londres : regards sur les espaces publics », Métropolitiques, 8 juillet 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Experiences-trans-a-Paris-Rennes-et-Londres-regards-sur-les-espaces-publics.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2063

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires