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Essais

Critique de l’urbanisme et critique sociale : Guy Debord, théoricien révolutionnaire

Dans les années 1950 et 1960, Guy Debord et l’Internationale situationniste ont observé l’emprise du capitalisme sur les villes. Quelles théories de l’urbanisme ont-ils formulé ? Leurs critiques radicales aident-elles à changer de regard sur les villes et l’aménagement de l’espace ?

Guy Debord (1931-1994) déclarait, lors de la fondation de l’Internationale lettriste en 1952, que « tout ce qui maintient l’ordre des choses contribue au travail de la police » (Debord 1953, p. 95). Avec Gilles Ivain, alias Ivan Chtcheglov, dont le Formulaire pour un urbanisme nouveau de 1953 « constitua un élément décisif de la nouvelle orientation prise alors par l’avant-garde expérimentale » (Internationale situationniste (I.S.), n° 1, 1958, p. 20), Debord et la gauche lettriste cherchent après les surréalistes des moyens de « repassionner » la vie, par la pratique de la dérive, exploration de possibles transformations du milieu urbain. C’est aussi en 1953 que Debord entreprend la rédaction d’un Manifeste pour une construction de situations, inachevé et longtemps resté inédit, dans lequel il appelle à un « dépaysement par l’urbanisme ».

La ville et l’aménagement se trouvent ainsi au cœur de la pensée et de l’action de Debord, car ils sont au cœur du système économique et politique qu’il s’emploiera à tenter de renverser : le capitalisme à son stade ultime, la « société du spectacle ». L’Internationale situationniste naît en 1957 de la fusion du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste d’Asger Jorn et Giuseppe Pinot-Gallizio, du Comité psychogéographique de Londres (Ralph Rumney) et de l’Internationale lettriste. Partant de la critique radicale de l’art, de l’urbanisme et de la vie quotidienne, elle visera désormais « la seule aventure, [...] contester la totalité » (Critique de la séparation, film, 1961, p. 544). Quelles critiques et théories de l’urbanisme proposent Guy Debord et l’Internationale situationniste ? Et dans quelle mesure aident-elles aujourd’hui à penser les villes et leur aménagement ?

L’Internationale situationniste : renverser l’ordre dominant

« Il vaut mieux changer d’amis que d’idées », avait prévenu Debord dès septembre 1955 (p. 201) dans un article de Potlatch signé avec Gil J. Wolman – qui sera exclu sans attendre la création de l’Internationale situationniste. Entre 1957 et 1962, tous les architectes et artistes seront évincés ou exclus, à l’instar de Pinot-Gallizio, des architectes Anton Alberts et Har Oudejans, qui ont accepté de construire une église (I.S., n° 4, 1960, p. 13), ou de Constant Nieuwenhuys qui, avec le projet New Babylon, s’est en quelque sorte spécialisé dans les questions d’urbanisme unitaire. On peut rétrospectivement s’étonner que ce qui lui est alors reproché – comme le remarqueront René Riesel et Jaime Semprun (2008, p. 27) – ne soit pas d’avoir conçu des maquettes en plexiglass de terrifiants îlots urbains au titane, avec aérodrome, trains souterrains et places suspendues « jouissant d’une vue splendide sur le trafic des autostrades qui passent en dessous » (« Description de la zone jaune », I.S., n° 4, 1960, p. 24-25), mais seulement d’avoir privilégié une approche techniciste au détriment de la « recherche d’une culture globale » (I.S., n° 5, 1960, p. 10).

Dans la perspective révolutionnaire adoptée par Debord, l’urbanisme unitaire ne peut être une fin en soi, au risque de perpétuer une part « des divisions artificielles de la culture bourgeoise à l’intérieur de la culture ou entre la culture et la vie » (I.S., n° 3, 1959, p. 24). Il s’agit moins, désormais, de réaliser l’art que de le dépasser, de réaliser la philosophie, d’en venir par la praxis au renversement du capitalisme. Marxiste libertaire, critiquant tant les nationalistes, les « libéraux » et les sociaux-démocrates que les staliniens, les maoïstes et les « gauchistes » – sans omettre les anarchistes –, Debord demeure essentiellement un hégélien d’extrême gauche et considère de fait la question spatiale comme une dimension parmi d’autres, quoique essentielle, de sa critique dialectique totale de la société du spectacle.

Illustration de l’article « Le déclin de l’économie spectaculaire-marchande », Internationale situationniste, n° 10, 1965, p. 5.

« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherché dans les livres, mais en errant »

Constatant que « le décor nous comble et nous détermine », Debord avait déjà incité, du temps du lettrisme, à le détourner de son emploi et à en développer un nouveau mode : « notre urbanisme [...] sera une juxtaposition déroutante de la nature à l’état sauvage et des complexes architecturaux les plus raffinés », il permettra de « voyager longtemps dans une seule agglomération, sans l’épuiser mais en s’y découvrant ». « La nouvelle architecture doit tout conditionner [...] contribuant à créer un climat, ou un heurt de plusieurs climats. » En tant qu’art, elle n’existe « qu’en s’évadant de sa notion utilitaire de base : l’Habitat » (Debord 1953, p. 108-110).

Il s’affirmait déjà radicalement hostile à l’urbanisme fonctionnaliste dominant : « qu’est-ce que M. Le Corbusier soupçonne des besoins des hommes ? » « Nettement plus flic que la moyenne », ce « barbouilleur de croûtes néo-cubistes […] ambitionne de supprimer la rue ». Son programme : « la vie définitivement partagée en îlots fermés, en sociétés surveillées ; la fin des chances d’insurrection et de rencontre » (« Le Gratte-ciel par la racine », 1954, p. 143-144).

Illustration de l’article « Venise a vaincu Ralph Rumney », Internationale situationniste, n° 1, 1958, p. 28.

Procédé essentiel, la dérive « se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade » (« Théorie de la dérive » 1956, p. 251). « Étant en même temps moyen d’étude et jeu du milieu urbain, elle est sur le chemin de l’urbanisme unitaire » (I.S. n° 3, 1959, p. 14) qui entend répondre aux exigences de nouvelles valeurs de la vie qu’il s’agit de répandre.

Photo de réunion de l’I.S. et citation d’un article prohibitionniste du magazine Elle. Internationale situationniste, n° 7, 1962, p. 26.

Contre l’aménagement « spectaculaire marchand »

La critique de l’aménagement du territoire se poursuit dans la revue Internationale situationniste : le capitalisme s’est « inscrit dans le décor de la vie », remodelant les villes par « l’organisation de la circulation automobile », ou restaurant quelques anciens îlots urbains isolés pour en faire des « objets de spectacle touristique, simple extension du musée classique » (I.S., n° 9, 1964, p. 12). Mais c’est dans son ouvrage majeur, La Société du spectacle (1967) que Debord condense ses vues. Il constate l’unification de l’espace mondial par la production capitaliste, décrite comme un processus de banalisation. Cette critique rappelle ce qu’écrivait Chtcheglov dès 1953 : « Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort – tout-à-l’égout, ascenseur, salle de bains, machine à laver. Cet état de fait qui a pris naissance dans une protestation contre la misère dépasse son but lointain – libération de l’homme des soucis matériels – pour devenir une image obsédante dans l’immédiat » (I.S., n° 1, 1958, p. 17-18).

Debord définit le spectacle comme « le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image » (1967, p. 775), « le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » (p. 778) jusque dans les lieux les moins industrialisés où « son règne est déjà présent avec quelques marchandises-vedettes » (p. 779). Tout rapport social est médiatisé par des images et le spectacle, constituant le modèle présent de la vie socialement dominante, provoque des comportements hypnotiques, scelle « la séparation généralisée du travailleur et de son produit » (p. 773), empêchant tout point de vue unitaire, et renforce constamment l’isolement de masse, au point de remplacer le monde sensible « par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence » (p. 776). Il induit un « pseudo-usage de la vie » (p. 781).

« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (p. 768). La domination du spectacle s’imprime sur le territoire. La circulation elle-même réduite à l’état de marchandise, le touriste a tout « loisir d’aller voir ce qui est devenu banal », l’aménagement économique de la fréquentation des lieux différents assurant la « garantie de leur équivalence ». L’Urbanisme, technique de la société capitaliste destinée à refaire « la totalité de l’espace comme son propre décor », vient assurer « la sauvegarde du pouvoir de classe : le maintien de l’atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés ». Il s’agit d’isoler les individus, mais qu’ils soient « isolés ensemble » dans les usines, les « grands ensembles » et jusque dans les villages de vacances. Citant l’historien américain Lewis Mumford, Debord constate l’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » tout en déplorant les impacts territoriaux de la « dictature de l’automobile, produit pilote de la première phase de l’abondance marchande » (p. 838-840).

La révolution prolétarienne sera « cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à l’appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale » (p. 842). Le pouvoir libertaire « absolu » des conseils de travailleurs aura pour tâche de construire un monde dans lequel se reconnaître.

Si l’échec de Mai 68, sa récupération et les perfectionnements spectaculaires qu’il permet assombrissent progressivement ses perspectives, Debord affirme longtemps la nécessité de l’abolition de la société de classes et de l’État. Il abandonne en revanche les espoirs qu’il avait fondés sur un progrès technique, qui ne mène qu’à perfectionner la servitude des hommes et approfondir la dégradation de leur environnement. Il note à ce propos, en 1971, la cynique précision avec laquelle la société est capable de mesurer les ravages qu’elle produit elle-même, « l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matière plastique qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel » (1971, p. 1064). D’où l’ironique conclusion qui s’impose : « la révolution ou la mort » n’est plus « l’expression lyrique de la conscience révoltée » mais « le dernier mot scientifique [du] siècle » (1971, p. 1069).

Il reformulera ses attaques contre l’empoisonnement industriel, tout en s’adonnant à la critique mélancolique du saccage des villes, dans un style qui, bien que plus précis et érudit, ne laisse pas d’évoquer le romantisme révolutionnaire de sa jeunesse. Le souvenir de ce que les villes avaient su être se fait littéraire, tout comme l’éloge, quelque peu maniéré, des différents alcools qu’on pouvait y boire avant que les progrès de l’industrie ne leur aient fait perdre « leurs goûts, d’abord sur le marché mondial, puis localement » (1989, p. 2671).

Debord aujourd’hui

Debord, qui se targue d’avoir mérité « la haine universelle de la société de [son] temps » (1978, p. 1349), ne consent à se voir reconnu pour métier que celui de « cinéaste » et ne veut pas renoncer à l’idée qu’il fut avant tout un stratège. Il aura constamment signifié son mépris de l’Université, « où se revendent à la sauvette des petits stocks de connaissances abîmées » (1978, p. 1353).

Depuis son suicide en 1994, la reconnaissance dont il fait l’objet s’amplifie. Devenu un « classique », non sans s’y être employé lui-même, son œuvre, finalement publiée chez Gallimard et classée Trésor national en 2009, fait l’objet d’une profusion de travaux et de thèses, en France et aux États-Unis notamment. Un grand nombre d’allusions ou de références publicitaires mimétiques, plus ou moins maladroites et toujours réductrices, à son personnage continuent d’abonder dans l’art dit contemporain. Tandis que, sur le terrain des villes, ce sont surtout la psychogéographie et la théorie de la dérive qui sont parfois mobilisées ou invoquées comme méthodes de critique et d’expérimentation (par exemple, le collectif Stalker, « Laboratoire d’art urbain », fondé à Rome en 1995). On aurait pourtant quelque difficulté à ne pas reconnaître la marque du spectaculaire intégré, dont les Commentaires sur la société du spectacle relèveront l’avènement en 1988, dans bien des usages contemporains des espaces : les lieux transformés en décor où se portraiturer pour les réseaux dits « sociaux » chantent la domination des représentations sur la réalité jusqu’à rendre suspecte toute velléité passéiste de distinguer les deux notions.

Une critique de l’urbanisme qui entendrait s’inscrire dans la continuité de Debord ne pourrait donc s’abstenir de poursuivre aussi la critique de l’organisation dominante de la vie présente, notamment de considérer ce que les aménagements à l’œuvre – aménagement du territoire et aménagements idéologiques – ont déjà imprimé dans les perceptions et les représentations ou les capacités de jugement qu’elles continuent de modeler.

Mais ce qui contribue paradoxalement à « rendre la honte encore plus honteuse en la livrant à la publicité », comme se proposaient de le faire les situationnistes après Marx, c’est que, dans ce mouvement infernal du spectacle, « le monde de la civilisation marchande en décadence est plein d’idées situationnistes devenues folles » (Riesel 2003, p. 71). En matière de rapport à l’espace, inutile de chercher ces idées-là plus loin que dans les « applications », forcément « poétiques », disponibles pour aider nos téléphones intelligents à nous guider dans nos « dérives ».

Bibliographie

Textes de Debord ou assimilés comme tels
Les textes cités sont tirés de G. Debord, Œuvres, Paris : Gallimard, 2006. Cependant, afin de distinguer les publications comprises dans ces Œuvres, c’est la date de celles-ci qui a été intégrée dans les références :

  • 1953. « Manifeste », Internationale lettriste, n° 2.
  • 1953. Manifeste pour une construction de situations.
  • 1954. « Les gratte-ciel par la racine », Internationale lettriste, Potlatch, n° 5.
  • 1955. « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch, n° 22.
  • 1955. « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues, n° 6.
  • 1956. « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n° 9.
  • 1961. Critique de la séparation, court métrage, 35 mm noir et blanc, 20 minutes.
  • 1961. Pour un jugement révolutionnaire de l’art.
  • 1967. La Société du spectacle.
  • 1971. La Planète malade.
  • 1978. In girum imus nocte et consumimur igni, film, 35 mm noir et blanc, 95 minutes.
  • 1986. Commentaires sur la Société du spectacle.
  • 1989. Panégyrique.

Les textes tirés de la revue Internationale situationniste ci-dessous n’y apparaissent pas signés mais, engageant de fait le comité de rédaction et Debord assumant la fonction de directeur, ils sont ici considérés au même titre que des textes de première main :

  • 1959. « L’urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale situationniste, n° 3, p. 11-16.
  • 1959. « Discussion sur un appel aux intellectuels et artistes révolutionnaires », Internationale situationniste, n° 3, p. 22-24.
  • 1960. « Renseignements situationnistes », Internationale situationniste, n° 4, p. 12-15.
  • 1960. « Renseignements situationnistes », Internationale situationniste, n° 5, p. 10-14.
  • 1964. « L’urbanisme comme volonté et comme représentation », Internationale situationniste, n° 9, p. 12-13.

Autres textes

  • Chtcheglov, I. 1958. « Formulaire pour un urbanisme nouveau », Internationale situationniste, n° 1, p. 15-20.
  • Nieuwenhuys, C. 1960. « Description de la zone jaune », Internationale situationniste, n° 4, p. 23-26.
  • Mumford, L. 1964 [1961], La Cité à travers l’histoire, Paris : Éditions du Seuil.

Littérature secondaire citée

  • Riesel, R. 2003. Du progrès dans la domestication, Paris : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.
  • Riesel, R. et Semprun, J. 2008. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Paris : Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.

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Pour citer cet article :

Nathan Brenu, « Critique de l’urbanisme et critique sociale : Guy Debord, théoricien révolutionnaire », Métropolitiques, 16 mai 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Critique-de-l-urbanisme-et-critique-sociale-Guy-Debord-theoricien.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2039

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