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De la folie des armes en Amérique

Le romancier Paul Auster, disparu cette année, montre l’ampleur des morts liées aux armes à feu aux États-Unis dans un essai qui s’appuie sur des photographies de Spencer Ostrander. Il souligne les menaces que ce phénomène fait peser sur les espaces publics et le vivre ensemble outre-Atlantique.

Recensé : Paul Auster et Spencer Ostrander, Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux États-Unis, Arles, Actes Sud, 2023, 208 p. (trad. Anne-Laure Tissut, édition originale : 2021).

Un collège dans l’Oregon (10 morts et 9 blessés en 2015). Une école en Pennsylvanie (6 morts et 5 blessés en 2006). Un temple sikh dans le Wisconsin (8 morts et 3 blessés en 2012). Une église baptiste au Texas (26 morts et 22 blessés en 2017 – dont des enfants âgés de 18 mois à 5 ans). Une discothèque en Floride (50 morts et 58 blessés en 2016). Un cinéma dans le Colorado (12 morts et 70 blessés en 2012). Ou encore, parmi bien d’autres exemples, un hôtel dans le Nevada (61 morts et 897 blessés – dont 441 par balle et 456 « dans le chaos qui s’est ensuivi » – en 2017). Bienvenue dans le voyage réalisé durant deux ans à travers seize États américains par le photographe Spencer Ostrander, en vue de rassembler des clichés d’une trentaine de théâtres de fusillades de masse.

Tirées en noir et blanc et exposées au fil du livre, ces émouvantes « photographies du silence » sont accompagnées par la plume merveilleuse et effarée de Paul Auster (1947-2024). Récemment disparu, le romancier américain, beau-père du photographe, s’éloigne ici de son écriture littéraire, sans pour autant s’appuyer sur la recherche en sciences sociales. Au fil du livre, il entremêle une discussion du travail photographique d’Ostrander, ses souvenirs personnels et un regard d’observateur sur l’histoire et la société américaines, pour se pencher sur les causes du « carnage insensé » (p. 126) que représentent ces fusillades. Alors que « les Américains ont vingt-cinq fois plus de chances de se faire tirer dessus que leurs homologues dans d’autres pays riches et supposés développés » (p. 48), Auster s’interroge (et le lecteur avec lui) : « Pourquoi l’Amérique est-elle si différente, et qu’est-ce qui fait de nous le pays le plus violent du monde occidental ? » Entre autres questions, la récurrence de ces mass shootings pose celle de la confiance qu’il est possible de nourrir envers autrui dans les espaces publics, ce « territoire d’exposition, au double sens d’exhibition et de risque » (Delgado 2018).

Une histoire de la violence

Ne s’exonérant pas de l’analyse qu’il se propose de conduire, le romancier commence par convoquer ses souvenirs d’enfance. Il évoque notamment un camp de vacances au cours duquel il fit « pour la première fois l’expérience du plaisir d’apprendre à manier une carabine » (p. 9), décrivant son apprentissage « par corps » (Faure 2000) du tir : « j’ai des souvenirs précis d’apprendre à placer les mains pour tenir le fusil, à aligner la cible et le bout de canon dans mon champ de vision, à respirer correctement au moment de faire feu, et à appuyer sur la détente d’un mouvement lent et uniforme » (p. 9). Revenant sur une après-midi de son adolescence passée à tirer des pigeons d’argile avec un ami, il s’étonne : « étant donné le naturel avec lequel je m’étais mis à ce nouveau sport, il me paraît mystérieux que je n’aie pas poursuivi » (p. 12). Mais Paul Auster ne possédera jamais d’arme à feu, tout comme personne dans sa famille n’en possédait, ni ne faisait preuve d’intérêt pour celles-ci. Il esquisse un lien probable avec un lourd secret familial que le romancier découvrira tardivement : l’assassinat par balle de son grand-père paternel par son épouse, grand-mère du romancier. Lucide, il écrit : « si j’avais été issu d’un milieu différent, les armes auraient certainement fait partie intégrante de ma vie » (p. 13).

D’après une estimation de l’Institut de recherche de l’hôpital pour enfants de Philadelphie, citée dans l’ouvrage, les habitants des États-Unis détenaient en 2020 autour de 393 millions d’armes à feu, soit plus d’une par habitant – enfants compris. Au moment où Paul Auster écrit les textes qui accompagnent les photographies d’Ostrander, on compte environ 40 000 morts par balle chaque année aux États-Unis. Entre les meurtres, les morts accidentelles liées au maniement des armes et les morts liées aux opérations de police, plus de cent personnes y décèdent par balle chaque jour. Mais le nombre de victimes dépasse largement le nombre de morts, dans la mesure où il faut ajouter les blessés, et les « dévastations causées dans les familles proches et lointaines, parmi les amis, les collègues, les voisins, les personnes fréquentant leur école, leur église, les membres de leur équipe de softball, enfin dans la communauté tout entière […], ce qui signifie que le nombre d’Américains frappés chaque année, de manière directe ou indirecte, par la violence par balles se compte en millions » (p. 68).

Si la part de foyers armés diminue de manière régulière, « de moins en moins de personnes achètent de plus en plus d’armes » (p. 71). Pour comprendre pourquoi son pays se trouve dans cette situation, Auster se penche sur la « préhistoire coloniale » des États-Unis, et identifie « deux péchés qui nous ont suivis à travers la Révolution [américaine], sans que nous ne nous soyons rachetés depuis » (p. 169). Il fait ici référence à une double guerre, menée en parallèle et qui s’est poursuivie au fil du processus d’expansion du territoire américain : une « guerre contre les Indiens », visant à les exproprier, et une « guerre visant à protéger l’institution de l’esclavage » (p. 75). Auster revient par ailleurs sur le fait que le deuxième amendement de la Constitution américaine ne peut être compris qu’à la lumière de la crainte ressentie par de nombreux Américains au moment de l’indépendance qu’une armée fédérale ne puisse venir constituer un « instrument de tyrannie » (p. 81). Il présente les discussions sans fin autour de l’interprétation qu’il convient de donner à cet amendement : constitue-t-il un droit inaliénable à intégrer les milices d’État qui ont pris la suite des milices coloniales ? Ou bien un droit inaliénable de posséder des armes, y compris en dehors de ces milices ?

Contrairement à ce que l’on pourrait peut-être un peu naïvement croire, le contrôle des armes à feu constitue de longue date un enjeu aux États-Unis, et a fait l’objet d’un ensemble de lois et restrictions à différentes échelles (municipale, étatique, fédérale). Le contraste avec les progrès significatifs réalisés du côté de la prévention routière – qui ont conduit à une baisse considérable du nombre de morts sur les routes – s’avère toutefois cruel, dans un contexte où la National Rifle Association (NRA) est devenue « l’un des plus puissants lobbys du pays » (p. 168). Depuis 1968, plus d’un million et demi de morts par balle ont été recensées aux États-Unis, soit davantage que le total des morts causés par les guerres depuis l’indépendance.

Au risque des espaces publics

Les fusillades ou tueries dites « de masse », dont Auster indique que l’étiage généralement retenu est de quatre victimes (quatre personnes atteintes, que celles-ci soient mortes ou blessées), occupent une place particulière dans cette violence rampante. Si elles « ne représentent qu’une petite fraction des morts par balle en Amérique » (dont plus de la moitié correspondent à des suicides), elles ne s’en produisent pas moins à une « fréquence époustouflante » (p. 117), à hauteur d’environ une par jour en moyenne sur une année. Le romancier évoque un « véritable rituel américain sous une forme nouvelle : effusion de sang et douleur changées en une série de divertissements morbides qui nous ramènent inexorablement à nos téléviseurs pour absorber les sinistres récits du dernier cauchemar et nous lamenter sur ce qui est arrivé à notre Amérique bien-aimée » (p. 118).

Dans la grande majorité des cas, ces fusillades sont planifiées et perpétrées par de jeunes hommes solitaires (les femmes n’étant presque jamais autrices de ce type de faits), qui s’inscrivent pour un certain nombre d’entre eux dans une démarche relevant de la compétition pour la postérité entre tueurs de masse, le nombre de victimes constituant un étalon de la performance réalisée. Elles se caractérisent par « la volonté du tireur de braquer son arme sur des inconnus et de les faucher pour la seule satisfaction de les tuer » (p. 118), suscitant l’incompréhension et un fort sentiment de vulnérabilité : « si cette personne âgée ou cette jeune personne ou ce petit enfant peut se faire abattre sans raison, pourquoi cela n’arriverait-il pas à mon enfant ou à moi ? » (p. 119).

Comme l’a montré Carole Gayet-Viaud au sujet des attentats qui ont endeuillé Paris à l’automne 2015, les auteurs de ces fusillades tirent bénéfice de la « présomption de confiance » qui prévaut dans les espaces publics (et par extension dans les espaces privés ouverts au public) et « se jouent des vertus et de la grandeur même des espaces démocratiques ciblés pour les retourner en faiblesse ou, plus exactement, les requalifier en vulnérabilités » (Gayet-Viaud 2015). Cela d’autant plus que, comme le montrent les photographies d’Ostrander, le danger est partout : lieux de travail (clinique, mairie, usine, centre de conférence), lieux de culte (synagogue, temple, église), lieux de consommation et de détente (bar, café, cinéma, discothèque, hôtel, restaurant), mais aussi écoles et autres établissements d’enseignement. Même les malls, ces immenses centres commerciaux incarnant l’urbanisme néolibéral, leur « urbanité factice » et leur « promesse d’une expérience aseptisée ou rien d’imprévu ne peut arriver » (Pinson 2020) ne constituent en rien un abri.

Que faire ?

Alors que dans la plupart des cas les auteurs de ces fusillades de masse se procurent leurs armes et leurs munitions de manière on ne peut plus légale, quelles leçons tirer de cette « immersion […] dans le charnier sanguinolent et l’horreur de cette violence » (p. 129) ? Paul Auster ne semble guère se faire d’illusions, faisant le constat que les armes à feu et leur régulation sont devenues une « pierre d’achoppement » (p. 163) pour le contrat social américain.

Après avoir érigé la Prohibition comme l’« exemple de ce qu’il ne faut pas faire », dans la mesure où « les propriétaires d’armes du pays se dresseraient en masse contre l’interdiction, qui ne serait pas plus efficace que ne le fut celle de l’alcool en 1919 » (p. 86), il exhorte ses concitoyens à prendre conscience de la nécessité de « procéder à un examen honnête et déchirant de qui nous sommes et qui nous voulons être en tant que peuple marchant vers l’avenir » (p. 87). Un avenir qui, à l’aube de l’élection présidentielle opposant Kamala Harris à Donald Trump, apparaît en effet des plus incertains.

<p>Clinique de planning familial. Colorado Springs, Colorado. 27 novembre 2015. 3 morts ; 9 blessés.</p> <p>Hôtel Mandala Bay. Paradise, Nevada. 1er octobre 2017. 61 morts ; 897 blessés (441 par balle, 456 dans le chaos qui s'est ensuivi).</p> <p>Première église baptiste. Sutherland Springs, Texas. 5 novembre 2017. 26 morts ; 22 blessés.</p> <p>Grand magasin Macy. Centre commercial Cascade. Burlington, Washington. 23 septembre 2016. 5 morts.</p> <p>École West Nickel Mines (école amish d'une seule pièce). Canton Bart, comté de Lancaster, Pennsylvanie. 2 octobre 2006. 6 morts ; 5 blessés.</p> <p>Umpqua Community College. Roseburg, Oregon. 1er octobre 2015. 10 morts ; 9 blessés.</p> <p>Walmart. El Paso, Texas. 3 août 2019. 23 morts ; 23 blessés.</p> <p>Borderline Bar and Grill. Thousand Oaks, Californie. 7 novembre 2018. 13 morts ; 16 blessés.</p>

© Spencer Ostrander | Pour afficher les légendes des photos, cliquez sur le « i » en haut à gauche.

Bibliographie

  • Delgado, Manuel. 2018 [2011]. L’Espace public comme idéologie, Toulouse : CMDE.
  • Faure, Sylvia. 2000. Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris : La Dispute.
  • Gayet-Viaud, Carole. 2015. « Les espaces publics démocratiques à l’épreuve du terrorisme », Métropolitiques, 20 novembre.
    Pinson, Gilles. 2020. La Ville néolibérale, Paris : Presses universitaires de France.

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Pour citer cet article :

Clément Rivière, « De la folie des armes en Amérique », Métropolitiques, 5 novembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/De-la-folie-des-armes-en-Amerique.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2096

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