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Mobilité(s) et inégalités, regards croisés

Dans un ouvrage original écrit en duo, Jean-Pierre Orfeuil et Fabrice Ripoll croisent leurs approches de la mobilité pour nous inviter à la penser sous l’angle des inégalités dans la France contemporaine.
Recensé : Jean-Pierre Orfeuil et Fabrice Ripoll, Accès et mobilités. Les nouvelles inégalités sociales, Gollion : Infolio Éditions, 2014.

Publié dans « Futurs urbains » (Infolio), une nouvelle collection destinée à présenter des « analyses croisées » de chercheurs issus de disciplines différentes sur un sujet donné, Accès et mobilités. Les nouvelles inégalités sociales se propose d’explorer le lien entre mobilité et inégalités dans la France contemporaine. De format assez inhabituel, le livre s’apparente à un ouvrage collectif « en duo », séparé en deux parties, chacune rédigée par l’un des auteurs. L’ouvrage présente une liberté de ton assez peu commune dans la littérature scientifique, plutôt vulgarisateur dans sa forme bien que consistant dans le fond, et l’on devine qu’il vise à apporter une contribution à la fois forte et lisible au débat public.

Les deux auteurs, Jean-Pierre Orfeuil et Fabrice Ripoll, adoptent une perspective résolument différente, et c’est bien ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage. On comprend a posteriori pourquoi l’introduction est relativement vague et la définition de la mobilité très large : la mobilité y est définie comme « la capacité des individus de vivre la vie qu’ils souhaitent vivre » (p. 11), une définition qui paraît proche de la notion d’autonomie et qui est en grande partie récusée par Fabrice Ripoll par la suite. Si le terrain commun de l’introduction a sans doute été difficile à trouver entre les deux auteurs, ce n’est cependant pas parce que leurs perspectives ou leurs conclusions sont opposées, à la manière d’une controverse, mais plutôt parce que chacun adopte un niveau de lecture différent. Les deux auteurs abordent, en effet, tour à tour la question de la mobilité comme « origine » puis comme « conséquence » des inégalités sociales, ce qui implique une perspective diamétralement inverse, mais pas forcément contraire.

La mobilité à l’origine de nouvelles inégalités

La première partie, rédigée par Jean-Pierre Orfeuil, ingénieur, statisticien, urbaniste à l’Institut d’urbanisme de Paris et chercheur pionnier des études sur la mobilité, propose une analyse plutôt quantitative des liens pouvant être établis entre mobilité et inégalités sociales. Les deux premiers chapitres, socio-historiques, dressent un portrait de l’évolution de la mobilité en France et, parallèlement, du traitement de la question sociale par les pouvoirs publics. Ils présentent l’argument selon lequel l’importance croissante de la mobilité constitue l’un des avatars de l’individualisation du social dans la société post-fordiste. Dans les chapitres suivants, Jean-Pierre Orfeuil synthétise, tout en détaillant avec précision, l’ensemble des inégalités de mobilité observables à un niveau macro-sociologique. La question des inégalités d’accès mais aussi plus largement celle des disparités et des différences dans les pratiques de mobilité sont abordées selon des entrées complémentaires.

L’approche par les territoires est ainsi confrontée à l’approche par les individus, et l’on entrevoit alors la multiplicité des contextes et des domaines de la vie reliés, d’une manière directe ou indirecte, aux questions de mobilité. On peut également voir ce que la transformation de la norme de la mobilité et sa facilitation, devenue valeur cardinale de la société « connectée » et « globalisée » – ou qui se pense comme telle (Martucelli et Barrère 2005) – impose indirectement à l’ensemble de la société. Les espaces pensés pour être parcourus en voiture, par exemple, certes moins nombreux en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis, sont ainsi particulièrement excluants pour qui n’en possède pas. La forme des déplacements et des trajets de mobilité sont ainsi contraints ou tout du moins partiellement préétablis, et l’on touche ici directement à la question de la « production de l’espace » (Lefebvre 1974) : les politiques de mobilité sont avant tout des choix publics, dont les conséquences sociales peuvent être importantes. Jean-Pierre Orfeuil plaide donc pour la mise en place de véritables politiques de mobilité visant à garantir l’équité et la justice entre les individus et les territoires, par l’actualisation concrète d’un « droit à la mobilité » qui, bien qu’existant en théorie, reste très peu mis en pratique.

La norme de mobilité comme révélateur de la dimension spatiale des inégalités

Dans une seconde partie, Fabrice Ripoll, maître de conférences en géographie à Paris-Est Créteil, poursuit une double entreprise. Dans un premier temps, il récuse l’affirmation qui clôt la partie précédente, à savoir que « la mobilité est devenue une nécessité » et que, « en aidant à la mobilité, la société ne se rend pas seulement service aux individus, mais elle se rend service à elle-même » (p. 98). Prenant le contre-pied d’une vision « objectiviste » ou objectivante, il montre que la norme de mobilité est avant tout une construction sociale, à laquelle sont fréquemment associés des jugements moraux qu’il est impératif de déconstruire. Fabrice Ripoll rappelle ainsi que, comme toute norme, la mobilité n’est pas un fait comptable mais un enjeu de luttes sociales, et plus particulièrement de lutte de classes, poursuivant une perspective que l’on pourrait qualifier de bourdieusienne.

Pour ce faire, il rappelle tout d’abord que le terme recouvre une multiplicité de phénomènes sociaux, et que si certaines formes de mobilité sont valorisées et peuvent être libératrices, d’autres sont contraintes, aliénantes, voire forcées. La grande diversité des pratiques concernées par le terme de mobilité, que l’on entrevoyait déjà dans la première partie, dévoile ici tout son aspect problématique : qu’est ce qui peut être appelé mobilité ? Comment séparer des phénomènes dont la définition physique est proche – le déplacement humain – mais qui sont socialement très différents ? Ce que Fabrice Ripoll montre alors, c’est que sous la classification scientifique se dissimulent des enjeux de qualification sociale, qui constituent un objet de choix pour la sociologie, et peut-être même davantage que la mobilité elle-même.

Dans un second temps, l’auteur cherche alors à comprendre quels sont les déterminants de cette dynamique de qualification sociale. Pour lui, la mobilité n’est pas un « capital » en soi ou un droit auquel il faudrait garantir l’accès, mais davantage une expression des positions de classe. Cette perspective, déjà développée avec Vincent Veschambre et d’autres (Backouche et al. 2011), envisage le spatial comme l’une des dimensions des inégalités sociales. Ainsi, droit à la mobilité et droit à l’immobilité « se rejoignent dans le droit à la maîtrise des (dé)placements » (p. 186), comme le montre l’auteur en s’intéressant également aux modes de résistance individuelle et collective à l’injonction à être mobile. Même dans la société du « tout-mobile », paradoxalement, ce sont souvent les ressources de la proximité, en particulier dans le cadre urbain, qui font l’objet de stratégies d’appropriation de la part des classes supérieures. Fabrice Ripoll rejoint ici Jean-Pierre Orfeuil en rappelant qu’une grande partie des mobilités sont en réalité le produit de contraintes sociales, contraintes que les mieux dotés en ressources matérielles peuvent déléguer ou contourner. Cependant, il s’interroge davantage sur les enjeux sociaux sous-jacents à la production de l’espace et donc implicitement sur la « propriété des moyens de production » de celui-ci.

Norme de mobilité, inégalités et statuts sociaux

Au fil de cet ouvrage, on s’aperçoit, donc, que les auteurs abordent deux questions complémentaires : les interactions entre mobilité spatiale et mobilité sociale d’une part, problématique que l’on pourra attribuer plutôt à Jean-Pierre Orfeuil, et le rapport à l’espace comme dimension de l’inégalité des positions d’autre part, perspective plutôt adoptée par Fabrice Ripoll. Si le premier plaide pour une forme de « démocratisation » de la mobilité, le second se montre plus réservé quant aux possibilités de lutte contre les inégalités par l’activation de la mobilité, comme il le rappelle d’ailleurs dans le chapitre 4 : lorsqu’aucune mobilité sociale ne paraît à portée, se déplacer n’a pas plus de sens que le fait de tourner en cage (Renahy 2009).

L’ouvrage offre donc une perspective stimulante sur le lien entre mobilité et inégalités, pour un public assez large. La double entrée complémentaire des deux auteurs lui permet de couvrir la plupart des enjeux liés à la question, bien que l’on se situe résolument – et les auteurs l’annoncent dès l’introduction – dans un cadre franco-français. On pourra regretter, cependant, que les auteurs n’abordent que très peu la question des inégalités de genre, pourtant particulièrement à même d’exemplifier l’intérêt de cette double approche. Les femmes sont, en effet, les moins mobiles professionnellement, cette mobilité étant à la fois moins accessible, plus coûteuse et moins rentable pour elles (Boussard 2013 ; Bonnet et al. 2006), et les plus fortement contraintes par les mobilités les moins valorisées comme le transport d’enfants, les courses au supermarché ou encore les visites à la famille, mobilités souvent invisibles dans les statistiques (Coutras 1997). L’injonction à la mobilité, couplée à d’autres injonctions contradictoires – par exemple, celle à être « un bon parent » (Martin 2014) – révèle alors l’importance de la prise en compte des rôles et statuts sociaux dans les possibilités d’appropriation par les individus des opportunités et des contraintes générées par les systèmes normatifs.

Bibliographie

  • Backouche, I., Ripoll, F., Tissot, S. et Veschambre, V. 2011. La Dimension spatiale des inégalités sociales, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Bonnet, E., Collet, B. et Maurines, B. 2006. « Carrières familiales et mobilité géographique professionnelle », Les Cahiers du genre, n° 41, p. 75‑98.
  • Boussard, V. 2013. Injonction de mobilité et différenciation de carrière pour les cadres : le cas de la mobilité géographique, rapport de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) pour la Confédération française de l’encadrement–Confédération générale des cadres (CFE‑CGC).
  • Coutras, J. 1997. « La mobilité quotidienne et les inégalités de sexe à travers le prisme des statistiques », Recherches féministes, vol. 10, n° 2, p. 77‑90.
  • Lefebvre, H. 1974. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Martin, C. (dir.). 2014. Être un bon parent : une injonction contemporaine, Rennes : Presses de l’École des hautes études en santé publique (EHESP).
  • Martucelli, D. et Barrère, A. 2005. « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », Cahiers internationaux de sociologie, n° 1, p. 55‑79.
  • Renahy, N. 2009. « “Les problèmes, ils ne restent pas là où ils sont, ils viennent avec toi”. Appartenance ouvrière et migration de précarité », Agora débats/jeunesse, n° 53, p. 135‑147.

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Pour citer cet article :

Aurore Flipo, « Mobilité(s) et inégalités, regards croisés », Métropolitiques, 25 septembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Mobilite-s-et-inegalites-regards.html

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