La société française vient de connaître, avec les attentats des 7, 8 et 9 janvier, un rare moment d’« effervescence collective », ainsi que les nommait Émile Durkheim (2008). Pendant plusieurs jours, nous avons focalisé notre attention sur la même chose, suivi ensemble l’actualité, rivés à nos écrans de télévision et aux fils d’information sur internet, inquiets de ce qui était en train de se passer, soucieux de savoir ce qui viendrait ensuite. Des millions d’entre nous sont descendus dans la rue pour dire leur refus du terrorisme, ont entonné et affiché les mêmes slogans, se sont rassemblés autour des mêmes symboles et ont pris part aux mêmes « rituels de solidarité » (Collins 2004).
Mais quels ont été les ressorts affectifs de cette effervescence collective ? D’où vient qu’un si grand nombre d’individus se soient sentis concernés à ce point par ces attentats ? Nous vivons dans une société individualiste, où le sens du « moi/je » prend généralement le pas sur celui du « nous ». La réponse ne va dès lors pas de soi. C’est pourquoi, d’ailleurs, certaines personnes ont pu être elles-mêmes surprises par l’ampleur et l’intensité de leur réaction, comme en attestent leurs mots adressés aux victimes, leurs témoignages livrés à des journalistes ou leurs messages postés sur des réseaux sociaux.
Ce que l’on pourrait prendre pour une vague d’émotion collective ayant tout d’un coup submergé toutes les consciences individuelles procède en fait d’un entrelacs complexe de sentiments impersonnels et personnels, semblables à ceux déjà à l’œuvre dans les réactions aux attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, du 11 mars 2004 à Madrid ou du 7 juillet 2005 à Londres (Truc 2014). L’élan de solidarité avec les victimes d’un attentat ne passe pas simplement par l’affirmation d’un « nous », mais aussi par une exacerbation du sens du « je », que la formule « Je suis Charlie » a rendu plus manifeste que jamais.
Réaliser ce à quoi nous tenons : un ressort impersonnel
À première vue, un ressort affectif s’impose à l’évidence : le sentiment de commune appartenance à la nation française. C’est en ce sens que les manifestations observées sur notre territoire à la suite des attentats ont le plus souvent été interprétées par nos représentants politiques et les médias : comme des manifestations « d’unité nationale ». N’y a-t-on pas chanté la Marseillaise et brandi des drapeaux tricolores ? Confrontés à une agression sans précédent, les Français auraient fait front et se seraient unis dans le deuil, oubliant un temps leurs divisions et leurs querelles. « La souffrance en commun unit plus que la joie », écrivait jadis Ernest Renan. « En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes » (Renan 1997, p. 32). Les événements, une fois de plus, lui auraient donné raison ; ce qui fait dire aujourd’hui à tant de commentateurs qu’il y aura un « avant » et un « après », et que nous aurions vécu, toute proportion gardée, quelque chose comme un « 11‑Septembre français ».
Ceci étant, on se méprendrait en imaginant que ce sentiment national était là, présent en chacun, prêt à être activé à la première attaque. N’oublions pas que dans les années 1990, c’est la joie d’une victoire en coupe du monde de football qui aura fait descendre des millions de Français dans la rue, et non les attentats dans le RER B, à la station Saint-Michel – Notre-Dame le 25 juillet 1995, puis à la station Port-Royal le 3 décembre 1996 (qui ont causé à eux deux autant de morts que la tuerie de Charlie Hebdo). C’est parce que les terroristes s’en sont, cette fois-ci, d’abord pris aux membres de la rédaction d’un journal que nombre de personnes ont pu avoir le sentiment que l’un des fondements de notre République – la liberté d’expression – était attaqué. Qu’elles aient ou non déjà lu ce journal, qu’elles l’apprécient ou pas, elles se sont senties touchées par une atteinte contre le « pays de Voltaire ». Leur indignation a, en d’autres termes, été alimentée par un processus de « montée en généralité » (Boltanski et Thévenot 1991) qui a vu le premier attentat prendre en quelques heures à peine une dimension symbolique. Ayant mis particulièrement mal à l’aise les survivants de Charlie Hebdo [1], elle a failli conduire à ce que des dessinateurs connus pour leur convictions antimilitaristes soient honorés dans la cour des Invalides comme des morts pour la France.
Comme le note le philosophe John Dewey, l’idée même de liberté paraît bien abstraite à nombre d’individus en dehors de la possibilité dont ils peuvent faire l’expérience chaque jour en démocratie « de s’arrêter spontanément au coin de la rue pour discuter avec ses voisins de ce qu’on a lu ce jour-là dans des journaux non censurés » (Dewey 1995, p. 45). Et c’est seulement lorsqu’ils se trouvent privés de cette possibilité qu’ils en viennent à réaliser combien ils sont attachés à cette valeur. Il en va ainsi de ce qui a pu être interprété comme un « sursaut républicain » : des milliers de personnes sont descendues dans la rue car cet attentat leur a fait prendre conscience de combien elles étaient attachées à la possibilité qu’elles ont, vivant en France, de pouvoir s’arrêter auprès d’un kiosque au coin de leur rue pour acheter (ou pas) Charlie Hebdo, comme tout autre journal. Une fois dans la rue, elles ont pu constater qu’elles n’étaient pas seules : elles se sont découvert des compagnons, des contemporains, des compatriotes. Elles ont ainsi compris que ce à quoi nous tenons est aussi ce par quoi nous tenons (Bidet et al. 2011) : s’en prendre à ces valeurs, c’est mettre en péril ce qui nous permet de vivre ensemble. Plus que jamais, elles se sont donc senties partie prenante d’un « nous », et non plus d’un simple agrégat d’individus vivant leur vie à côté les uns des autres, ce qui a pu éveiller en elles un sentiment de fierté : fierté d’être là, de faire partie de ce nous, d’être Français.
Des sens du « nous » se jouant à d’autres échelles ont également pu être avivés ou activés chez certains individus, sans que cela ne passe par un processus de montée en généralité : le sentiment d’appartenir à la « communauté » des journalistes, des dessinateurs, des policiers ou des juifs, bien entendu, étant donné l’identité des personnes ciblées par les terroristes, mais aussi le sentiment d’être Parisien. Comme avant eux les attentats de Madrid ou Londres, les attentats des 7, 8 et 9 janvier ont d’abord et avant tout endeuillé une grande ville européenne : des personnes vivant actuellement à Paris, que ce soit depuis des années ou quelques semaines seulement, ont alors pu se sentir pour la première fois véritablement « appartenir » à cette ville, avoir quelque chose en commun avec ces autres habitants. Si elles sont descendues dans la rue, c’est aussi pour exprimer leur refus de voir les terroristes mettre en péril le « vivre ensemble » de cette métropole cosmopolite, leur refus de basculer dans la méfiance généralisée et la peur de l’autre. Et sans doute resteront-elles durablement marquées par le fait d’avoir vécu ces événements à Paris. Car prendre part à un moment d’effervescence collective dans une société comme la nôtre engage notre identité personnelle et peut y laisser des traces. Même par l’entremise d’un « nous », il se vit toujours, dans une certaine mesure, à la première personne du singulier.
« Je suis Charlie » : la solidarité à la première personne du singulier
La réaction populaire aux attentats n’aurait pas eu une telle ampleur si des milliers de personnes n’avaient pas aussi eu le sentiment d’être personnellement touchées, d’avoir des raisons de se sentir concernées n’appartenant qu’à elles. Cela vaut d’abord, bien entendu, pour tous ceux qui connaissaient de près ou de loin les 17 victimes : des proches, amis et collègues – tel le dessinateur Philippe Geluck pour qui la tuerie de Charlie Hebdo fut un « 11 Septembre intime » – jusqu’aux personnes habitant dans les villes ou villages dont elles étaient originaires, connaissant leur famille, ayant un souvenir d’eux. Mais les dessinateurs de Charlie Hebdo, de surcroît, étaient célèbres : bien des personnes, en France et au-delà [2], ont grandi avec les dessins de Cabu, Wolinski, ou Charb, qui avaient ainsi pénétré leur sphère intime. Ils avaient une histoire personnelle avec eux, faite de rires, de souvenirs et d’anecdotes (que le journal Libération a entrepris de collecter dès le lendemain de la tuerie) [3]. Ainsi auront-ils pu vivre la mort de ces dessinateurs quasiment comme un deuil personnel, éprouvant par exemple le besoin de se rendre sur place, là où ils ont été tués, pour leur rendre un dernier hommage.
C’est peut-être d’abord cela que veut dire la formule « Je suis Charlie » : je suis solidaire du journal, car ce journal est une partie de moi-même. Inventée par le directeur artistique du magazine Stylist, qui l’a postée sur les réseaux sociaux quelques heures après l’attentat du 7 janvier [4], il est symptomatique qu’elle ait été reprise de proche en proche, réappropriée par chacun en son nom propre, sans que sa version à la première personne du pluriel – « Nous sommes tous Charlie » – qui a fait la une de Libération le lendemain matin, ne parvienne à la supplanter. Il n’était encore jamais apparu aussi clairement qu’un sentiment de solidarité peut naître aussi de l’exacerbation d’un sens du « je », et pas simplement de l’affirmation d’un « nous » englobant dans lequel les individus seraient appelés à se fondre. Le contraste est saisissant avec les réactions françaises aux attentats du 11 septembre 2001 ou du 11 mars 2004 dont les mots d’ordre, à une époque où n’existaient pas encore les sites de réseaux sociaux, avaient été lancés par les pouvoirs publics et les éditorialistes : « Nous sommes tous Américains », « Nous sommes tous Madrilènes ».
Si la solidarité s’est essentiellement dite, cette fois-ci, à la première personne du singulier, la formule ayant ensuite été déclinée pour inclure l’ensemble des victimes et des communautés frappées par les trois attentats – « Je suis Charlie, flic, juif, musulman… » –, c’est que ce ressort affectif, bien que d’ordinaire moins visible, joue un rôle primordial dans les moments d’effervescence collective que peuvent connaître des sociétés individualistes. Il s’agit moins d’un sentiment d’appartenance que d’un sentiment de proximité de personne singulière à personne singulière, pouvant aller, comme dans le cas des personnes ayant grandi avec les dessins de Charlie Hebdo, jusqu’à un sentiment de familiarité. Ce sentiment tient donc principalement au fait de s’estimer relié de quelque manière avec les personnes tuées, même si on ne les connaissait pas directement. Mais il peut aussi, plus largement, tenir à l’impression que leur mort entre en rapport avec notre propre vie, soit que nous soyons familier de l’endroit où ils ont péri (passer, par exemple, chaque jour devant l’Hyper Cacher ou l’immeuble qui hébergeait la rédaction de Charlie Hebdo), soit que la date de l’attentat revête pour nous une signification particulière (parce que c’est, par exemple, celle de notre anniversaire ou de celui d’un proche), soit encore que le drame qui les frappe fasse écho à un traumatisme que nous avons nous-mêmes vécu (telle la perte d’un proche dans de tragiques circonstances).
Ces ressorts affectifs ne peuvent toutefois jouer qu’à une seule condition : que les victimes nous apparaissent comme des personnes singulières, au même titre que nous et nos proches, avec un nom, un prénom, un visage et une histoire. C’est pourquoi, cette fois-ci, ils auront beaucoup plus joué pour les dessinateurs de Charlie Hebdo, connus du grand public, que pour les autres ; et c’est pourquoi aussi les médias français se sont, très rapidement, attachés à singulariser aussi les autres victimes – ainsi Libération qui, en une de son édition spéciale du dimanche 11 janvier, reprenait la formule « Je suis Charlie » en déclinant leur nom par ordre alphabétique : « Je suis Frédéric Boisseau, Philippe Braham, Franck Brinsolaro, Jean Cabut dit Cabu… ». Le New York Times avait fait la même chose après le 11‑Septembre, en publiant pour chaque mort un portrait nécrologique nourri d’anecdotes et illustré d’une photographie choisie par sa famille (Wrona 2005), de même que la presse espagnole après les attentats du 11 mars 2004 et la presse britannique après ceux du 7 juillet 2005. À l’inverse, si nous pouvons accueillir la nouvelle d’un massacre de 2 000 personnes perpétré par Boko Haram au Nigéria avec indifférence, c’est qu’aucune de ces vies ne nous apparaît comme singulière : elles n’ont pour nous ni nom, ni visage [5]. Leur mort, outre qu’elle est plus lointaine, ne nous parvient que sous une forme comptable. Si certains d’entre nous peuvent, malgré tout, s’estimer concernés par l’entremise d’un « nous, êtres humains », il est peu probable qu’ils le soient jamais sur un mode plus personnel.
Un moment révélateur
Les jours d’épreuve que la France a vécu en ce début d’année 2015 paraissent voués à rester en mémoire comme un moment historique. Mais ils sont aussi, sur le plan sociologique, un moment révélateur : ils ont montré que le renforcement de la cohésion sociale face une attaque ne passe pas seulement par la réaffirmation d’un « nous », mais de plus en plus aussi par l’exacerbation d’un sens du « je ». Les sociétés modernes, selon Émile Durkheim, voient la solidarité mécanique progressivement remplacée par la solidarité organique (Durkheim 2007). La première, expliquait-il, est celle qui porte les membres d’une société à partager un même état d’esprit et de mêmes élans affectifs, quitte à s’oublier eux-mêmes. La seconde, à l’inverse, suppose qu’ils se différencient et affirment leur personnalité, quitte parfois à en oublier les autres et ce qu’ils ont en commun. Les moments d’effervescence collective que connaissent encore ces sociétés sont le plus souvent vus comme des résurgences ponctuelles de solidarité mécanique à contre-courant de l’individualisme dominant. Celui que nous venons de vivre, s’il a bien mis en jeu des sens du « nous », témoigne pourtant aussi des progrès d’une solidarité organique qui relie entre eux des « je » singuliers : la formule « Je suis Charlie » en est devenue le symbole visible.
Bibliographie
- Bidet, A., Quéré, L. et Truc, G. 2011. « Ce à quoi nous tenons : Dewey et la formation des valeurs », in Dewey, J., La Formation des valeurs (trad. Bidet, A., Quéré, L. et Truc, G.), Paris : La Découverte, p. 5‑64.
- Boltanski, L. et Thévenot, L. 1991. De la justification : les économies de la grandeur, Paris : Gallimard.
- Collins, R. 2004. « Rituals of solidarity and security in the wake of terrorist attack », Sociological Theory, vol. 22, n° 1, p. 53‑87.
- Dewey, J. 1995 [1939]. « La démocratie créatrice : la tâche qui nous attend », Horizons philosophiques, vol. 5, n° 2.
- Durkheim, É. 2007 [1893]. De la division du travail social, Paris : Presses universitaires de France.
- Durkheim, É. 2008 [1912]. Les Formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris : Presses universitaires de France.
- Renan, E. 1997 [1887]. Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris : Éditions Mille et une nuits.
- Truc, G. 2014. Le 11‑Septembre européen. La sensibilité morale des Européens à l’épreuve des attentats du 11 septembre 2001, du 11 mars 2004 et du 7 juillet 2005, thèse de sociologie, EHESS.
- Wrona, A. 2005. « Vies minuscules, vies exemplaires : récit d’individu et actualité. Le cas des portraits of grief parus dans le New York Times après le 11 septembre 2001 », Réseaux, n° 132, p. 93‑110.