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Urbanité et civilité : la vie sociale des espaces publics

Une enquête ethnographique au long cours a nourri la réflexion de la sociologue Carole Gayet-Viaud sur la civilité urbaine. Son observation fine des espaces publics décrit les scènes ordinaires où se joue la vie sociale, aidant à penser les conditions de la coexistence démocratique.

Recensé : Carole Gayet-Viaud, La Civilité urbaine. Les formes élémentaires de la coexistence démocratique, Paris, Economica, 2022, 240 p.

Comment faisons-nous « société » ? Nous qui sommes des individus, plus ou moins isolés, plus ou moins aptes à nous lier, à nous relier et à nous délier, comme l’écrivait le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) ? « Être de liaison » nous voilà dans une ville, parmi d’autres. Ainsi sommes-nous régulièrement confrontés à des proximités voulues ou non, à des frottements consentis ou non, à des rencontres assumées ou refusées. Si Georg Simmel observait ce qui nous fait agir et réagir dans la métropole (Simmel 1903), c’est le sociologue américain Erving Goffman (1922-1982) qui a décrit et théorisé les liens que nous tissons avec autrui dans la vie quotidienne, avec plus ou moins de consistance et de durée (Goffman 1963).

Carole Gayet-Viaud met ses pas dans ceux du théoricien de l’interactionnisme. Elle enquête sur différents « terrains » urbains, tenant son « journal », ce qui lui permet, bien après sa recherche, d’en restituer l’esprit tout en élaborant une réflexion sur la civilité. C’est en effet cette notion qui guide son analyse de diverses situations : l’ouvrage s’attache à comprendre « l’échange civil » tel qu’il se manifeste dans le contexte urbain. Le titre « civilité urbaine » pourrait paraître redondant, puisque l’urbanité est aussi une politesse, une attention à l’autre, une attitude bienveillante et hospitalière ; or, il s’agit d’examiner la civilité dans les espaces publics des villes et non pas, par exemple, dans le « monde rural », les lotissements pavillonnaires, les bidonvilles ou les gated communities.

L’auteure enquête tour à tour sur la mendicité, la dispute, les relations entre générations, la place du genre dans le côtoiement public, les « appartenances minoritaires », avant de déployer de plus amples considérations sur « la civilité, forme élémentaire de la coexistence démocratique ». Au fil des années son « journal de terrain » avoisine les 800 pages, noircies entre 2000 et 2017, à Paris et en banlieue parisienne, mais aussi à Nice et au Havre. C’est dire la richesse des matériaux accumulés, qui confirment que toute saynète sociologique n’exprime pas un fait mais une relation.

Choses vues dans la ville

Chaque chapitre combine judicieusement des « choses vues » (selon l’expression de Victor Hugo) et une théorisation d’une des pratiques de la civilité en acte en ville. Ces « choses vues » permettent au lecteur de se rappeler des scènes semblables auxquelles il a participé ou assisté. Nous avons tous été troublé ou gêné par la demande plus ou moins insistante et culpabilisante d’un mendiant faisant la manche, sans imaginer un seul instant ce qu’il ressentait en interpellant les voyageurs du wagon du métro. Entendions-nous bien ses propos, plus ou moins stéréotypés, nous invitant à l’aider ? Avons-nous évité son regard ou osions-nous lui parler tout en lui donnant une pièce ? Qui peut prétendre qu’il est aisé de mendier ?

L’auteure étudie les discours tenus par les mancheurs et constate que « l’impression qui domine est celle d’une politesse et d’une déférence très appuyées : les excuses sont omniprésentes, réitérées maintes fois ». La déférence exprimée par l’homme-à-la-rue, parfois exagérée, ressemble à un sur-jeu : il compte ainsi provoquer une certaine empathie. En fait, le mancheur doit prendre sur lui pour quémander et le donneur, tout aussi embarrassé, sait qu’une pièce ne réglera aucunement les difficultés cumulées de la personne qui mendie. Trouver une chambre, avoir un boulot, bénéficier de relations sociales stables et égalitaires, relèvent d’une autre politique que d’obtenir de quoi s’acheter un sandwich. L’« indifférence civile », l’« inattention civile », le « trouble », pour reprendre des termes de Goffman, sont des conduites fréquentes entre le mancheur et l’éventuel donneur, qui parfois, sans savoir pourquoi, se retient de donner. Peut-on parler de lien entre eux ? Ce serait alors un lien fugace, ténu, qui n’engage à rien et ne se renouvellera pas. L’auteure n’enracine ses observations ni dans l’histoire du vagabond et du clochard, à l’instar d’Alexandre Vexliard (1957), ni dans la sociologie des SDF, comme Julien Damon (2008), d’ailleurs absents de la bibliographie. Elle n’interroge pas non plus des mancheurs sur leur apprentissage de la manche et ses répercussions psychologiques, mais envisage « l’échange civil comme porte d’entrée sur les sens des normes, et la fabrique processuelle d’une culture morale et politique, telle qu’elle se manifeste au gré des épreuves de la coexistence urbaine ».

La cohabitation pacifique dans une indifférence polie est parfois troublée par des incivilités, des agressions, des insultes, des conflits (nous retrouvons ici Simmel), des disputes :

L’intérêt des disputes, pour une étude de la civilité, tient au fait que ces moments de crise, de ratés, de déceptions explicites, s’offrent comme un lieu potentiel de saisies des exigences civiles, dites parce que déçues : autant de formulations des attentes engagées dans ces espaces et ces relations.

Le deuxième chapitre, particulièrement original, décrit ainsi tout un éventail de disputes allant des réprobations verbales aux échanges de coups, des altercations « pour rien » aux exaspérations provoquées par les trottinettes ou les valises à roulettes qui énervent le piéton, de la place assise dans le métro convoitée par deux passagers, à celles et ceux qui allègrement dépassent la queue (Maunier 1939) et doublent tout le monde sans aucune gêne… N’oublions pas les bousculades qui se soldent plus souvent par des tensions que par des formules de politesse. L’auteure observe alors que « les gens ne se désintéressent pas entièrement de la vie commune » et ne capitulent pas devant l’incivilité, voulant faire valoir ce qui est juste…

L’âge (chapitre 3) intervient également dans la qualité des relations « spontanées » et « éphémères » qui se nouent entre des citadins. Ainsi, par exemple, la présence d’un bébé pacifie l’attente du bus, l’on s’adresse à la maman en faisant des mimiques au petit. D’autres personnes s’en mêlent et un climat serein s’installe alors que le bus tarde et que tous n’y monteront pas :

Le bébé apparaît d’emblée dans sa généreuse accessibilité : il est, bien qu’étranger, immédiatement familier. Il salue indistinctement qui le regarde, aime le plus souvent qui lui sourit : il est foncièrement « bon public ».

L’interaction entre d’autres âges n’est pas toujours aussi évidente. Carole Gayet-Viaud relate ainsi des désagréments entre des adultes et des enfants qui abandonnent leur patinette dans le couloir du bus sans se soucier des autres. Ou l’attitude de cette jeune femme qui jette par terre divers papiers au grand dam d’un étudiant outré par cette désinvolture… La taille des personnes, leurs vêtements, leur sourire ou leur air fermé, distant, autoritaire, tout cela participe à un éventuel échange de gestes, de regards ou de paroles. L’auteure observe que les larmes nourrissent une compassion immédiate, en voyant une personne pleurer on a tendance à vouloir la consoler, on lui propose un mouchoir en papier, on lui dit un mot gentil…

Civilité contrariée dans les espaces publics

Mais si l’âge facilite ou au contraire complique les interactions ordinaires dans l’espace public – la vieille personne qui avance lentement entravant le parcours d’un plus vif qui râle d’être ainsi retardé –, le genre intervient aussi dans la civilité. En 2012, une étudiante en cinéma à Bruxelles, Sophie Peeters, filme avec une caméra cachée sa déambulation de chez elle à son université. Elle est interpellée par de nombreux hommes, qui d’abord la complimentent pour sa beauté, elle répond toujours aimablement, puis lui font des propositions sexuelles et devant son refus, l’insultent. Ces scènes se reproduisent avec des hommes d’âges, de conditions sociales et d’origines ethniques différents. Ce que des féministes au siècle dernier appelaient le « sexisme ordinaire » : l’homme ne se sent aucunement « coupable », c’est sa « proie » qui n’est pas honorée par son harcèlement ! Dans La Belle saison (2015), Caroline Corsini montre des féministes, dans l’après-68, qui inversent les rôles, un commando de femmes harcèle les hommes dans les autobus et dans la rue : « tu as un beau cul ! », « tu vis seul ? ». Ceux-ci sont désemparés… L’humour peut aussi devenir une arme, du moins dans certaines situations.

Carole Gayet-Viaud poursuit son enquête en étudiant les « appartenances minoritaires », tant religieuses qu’ethno-raciales et sexuelles, qui sont stigmatisées. Les personnes stigmatisées font l’objet d’une discrimination, comme de nombreux handicapés, exclus de la plupart des transports publics et des espaces publics, rarement équipés de rampes ou d’ascenseurs. Elle rend compte du sentiment d’invisibilité que développent de nombreux noirs afin de ne pas se sentir indésirables parmi les blancs. Il en va de même pour des jeunes issus des migrations maghrébines qui, bien que nés en France, se voient stigmatisés. L’insécurité est ici à double sens, elle concerne aussi bien le « discriminé » que le « discriminant ». La reconnaissance de l’Autre, le respect, la tolérance sont constitutifs de l’hospitalité qui peine tant à se déployer dans les cités, là où ce qui fait « ensemble » patine et ne fonctionne pas. L’hospitalité s’avère une construction culturelle et non pas un invariant anthropologique (Montandon 2004) qui repose aussi sur une relation, dont l’asymétrie, parfois, provoque une tension. Ce constat permet à Jacques Derrida de la lier à l’hostilité (Derrida 2021 et 2022). Après ces années d’enquêtes situées et de réflexion théorique, l’auteure écrit :

La civilité déploie et redouble ainsi par une inquiétude et une réflexivité de nature morale et politique les exigences propres à tout échange langagier. La civilité est une sorte de surcroît, dans cette forme d’attention portée à la réception par autrui de ce que l’on fait et dit, qui s’adosse à la définition des normes prévalant dans la coexistence des citoyens en démocratie : une exigence de réciprocité des perspectives, propre à l’attitude naturelle, compliquée d’une réflexivité relative aux sources et à ses conséquences pour la vie collective.

Cet ouvrage, particulièrement riche, souscrit à l’analyse interactionniste de Goffman et à sa diffusion en France par Isaac Joseph (1984). Il laisse en revanche de côté les travaux historiques sur la civilité initiés par Richard Sennett (1974) et ceux d’Alain Montandon, qui débouchent sur l’hospitalité. Dans le Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, du Moyen-Âge à nos jours qu’il a dirigé (1995), l’entrée « Civilité-Urbanité », signée par Alain Mons, conduit à la « civilisation ».

L’important travail de Carole Gayet-Viaud invite à penser la civilité dans le cadre urbain afin de se conjuguer à l’urbanité que la configuration urbaine, ses services, ses espaces publics, ses règlements, ses populations ne favorisent pas nécessairement. C’est à l’urbanisation des mœurs (Paquot 2020) que revient, certainement, la charge de civiliser les attitudes, les comportements et les valeurs de chacune et de chacun. L’urbanisation ne consiste pas seulement en une répartition géographique de la population entre « urbains » et « ruraux », c’est aussi et avant tout la diffusion à l’échelle planétaire de valeurs et attitudes urbaines, par le biais des migrations, du tourisme, de l’école, de la télévision et des modes de consommation, qui touche chacune et chacun. D’où l’idée que tous les Terriens sont des urbains à défaut d’être des citadins… Le danger est le repli communautaire, ce que les sociologues caractérisent comme « l’entre-soi » et non pas la cohabitation au sein d’une société composite non exempte de conflits (Paquot 2016).

Bibliographie

  • Damon, J. 2008. L’Exclusion, Paris : PUF.
  • Derrida, J. 2021 et 2022. Hospitalité, vol. 1 et 2, Paris : Éditions du Seuil.
  • Goffman, E. 2013 [1963]. Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Economica.
  • Joseph, I. 1984. Le Passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public, Paris : Librairie des Méridiens.
  • Maunier, R. 2020 [1939]. « La queue comme groupe social », Topophile.
  • Montandon, A. (dir.). 2004. Le Livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, Paris : Bayard.
  • Paquot, T. 2016. Désastres urbains. Les villes meurent aussi, Paris : La Découverte.
  • Paquot, T. 2020. Mesure et démesure des villes, Paris : CNRS Éditions.
  • Sennett, R. 1979 [1974]. Les Tyrannies de l’intimité, Paris : Éditions du Seuil.
  • Simmel, G. 1979 [1903], « Métropoles et mentalité », in Y. Grafmeyer et I. Joseph, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris : Flammarion.
  • Vexliard, A. 1957. Introduction à la sociologie du vagabondage, Paris : CNRS Éditions.

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Pour citer cet article :

Thierry Paquot, « Urbanité et civilité : la vie sociale des espaces publics », Métropolitiques, 5 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Urbanite-et-civilite-la-vie-sociale-des-espaces-publics.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2073

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