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Voir ou ne pas voir les migrants ? Les camps de « clandestins » près des côtes de la Manche

À l’image de celle de Sangatte, l’évacuation des campements de migrants « clandestins » est souvent traitée par les journaux télévisés sur un mode sensationnaliste. Loin de ces images, Olivier Thomas revient sur la vie quotidienne des migrants telle qu’elle est présentée dans le champ des productions culturelles, qui participent à rendre visible cette question sociale.

Des campements ou des squats de migrants « clandestins » sont apparus dès la fin des années 1980 dans le Calaisis (Carrère 2002 ; Akoka et Clochard 2009) et se sont multipliés à partir de la fin des années 1990 le long des côtes de la Manche. Ce phénomène est lié au déploiement des politiques de contrôle migratoire à l’échelle nationale et européenne. En France, dès la fin des années 1990, la sécurisation renforcée des espaces transmanche et la surveillance accrue des postes frontières sur le littoral ont, en effet, rendu de plus en plus difficile le franchissement clandestin de la frontière franco-britannique. Les migrants qui voulaient rejoindre la Grande-Bretagne ou l’Irlande ont alors été contraints de s’installer, au moins de façon temporaire, dans des squats et des campements à proximité de points de passages (ports, aires d’autoroute, stations-services, etc.). On recense aujourd’hui une dizaine de lieux d’installation informels de migrants sur les côtes de la Manche et à l’intérieur des terres, le long des autoroutes A25 et A26 qui mènent à Calais et Dunkerque.

La volonté d’invisibiliser les migrants clandestins

Depuis maintenant dix ans, les nombreuses interventions policières ont pour objectif de faire disparaître, ou tout au moins d’éloigner, les campements et les squats de migrants aux marges ou dans les interstices de la ville. Deux opérations de grande ampleur sont emblématiques de la volonté des gouvernements successifs de dissimuler la présence des clandestins aux yeux de la population des côtes de la Manche.

En décembre 2002, le Centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire (CHAUH) de Sangatte qui avait accueilli – ou plutôt « vu passer » – pendant trois ans des milliers d’émigrants en route vers la Grande-Bretagne, était détruit. Espace-enjeu des relations franco-britanniques, la disparition du centre était essentiellement le fruit d’accords passés entre les gouvernements français et britanniques. D’autres facteurs avaient alors probablement accéléré le processus : des demandes répétées de la société Eurotunnel auprès des instances judiciaires, le mécontentement, relayé dans la presse locale, d’une partie de la population des communes avoisinantes, le changement de gouvernement et la place croissante du thème de l’immigration irrégulière dans le champ médiatique. Quoiqu’il en soit, disparaissait ainsi un lieu symbolique qui avait donné une visibilité nationale au fait clandestin entre 1999 et 2002.

Le 22 septembre 2009, la destruction de « la jungle de Calais » [1], présentée par le ministre de l’Intérieur Éric Besson comme une étape nécessaire de la lutte contre les filières de passeurs et l’immigration clandestine, aboutissait concrètement à la dispersion d’une partie des migrants et à l’effacement du paysage du campement des Afghans pachtounes de la zone industrielle des Dunes à Calais. L’opération intervenait après une série d’interpellations et de destructions d’abris dans les semaines précédentes à Calais, Angres, Saint-Omer et Loon-Plage. Très médiatisée à l’échelle nationale, l’opération de destruction de la « jungle de Calais » laissait penser que le gouvernement avait réglé le problème des « migrants de Calais », comme après la fermeture du centre de Sangatte en 2002. En réalité, il s’agissait surtout de faire disparaître le seul lieu d’installation informelle de migrants clandestins connu par l’opinion publique en France, justement parce qu’il avait fait l’objet d’une attention particulière des journalistes à plusieurs reprises.

Par leur ampleur, ces deux exemples sont des moments importants dans l’histoire du fait clandestin sur les côtes de la Manche. Ils ne doivent, cependant, pas masquer les destructions récurrentes des squats et des campements de migrants par les forces de police qui, parce qu’elles ne concernent que quelques individus, n’ont souvent que peu d’échos au-delà de la presse locale.

La présence des clandestins dans les productions culturelles

Au-delà des actualités télévisées, la présence de clandestins le long des côtes de la Manche a suscité, depuis la fin des années 1990, de nombreux reportages [2], des films [3], mais aussi des séries photographiques [4], des romans et des récits [5], ou encore des pièces de théâtre [6]. Les documents produits dans le champ médiatique comme dans le champ artistique et culturel sont autant d’échos du fait clandestin qui donnent une visibilité au phénomène et sensibilisent aux conditions de vie des migrants.

Au théâtre, par exemple, le comédien et metteur en scène Jack Souvant (collectif Bonheur intérieur brut) propose un dispositif original avec Ticket [7], un spectacle documentaire-fiction sur le thème du passage clandestin dans lequel les spectateurs sont amenés à participer. Accueillis par King Phone, un personnage sûr de lui, chargé de faciliter le passage vers l’Angleterre, le spectateur perd rapidement sa place pour devenir clandestin :

« Bonsoir, bonsoir… [Il passe voir tout le monde, y compris ceux qui n’ont pas prévu de venir au spectacle.] Chouette soirée, hein. Tu as pu venir, formidable ! [Très sérieux et convaincant] Y en a parmi vous que je connais déjà, c’est pas la première fois… Salut, je suis content que tu sois là ! Y a un peu de retard, hein ! On attend. Monsieur, ça vous dirait de tenter votre chance ? [À un autre] Bonsoir, t’as ton ticket ? T’as pas de ticket : viens, on va arranger ça…

[Au public] Je m’appelle King Phone. Je suis ton passeur. [Un temps] Les tickets ? Les tickets... [Ils les cherchent].

Pour vous prouver notre sérieux, il y a un numéro inscrit derrière votre ticket. Avec ce numéro, une fois arrivé, vous pourrez téléphoner à vos familles pour dire que tout s’est bien passé. C’est notre garantie de succès ! C’est bien, non ? Ceux qui n’ont plus personne ne téléphonent pas, d’accord ! Pas la peine de gaspiller non plus… »

La situation principale du spectacle est celle du voyage. King Phone a choisi de faire passer le groupe en camion et les spectateurs sont conduits dans une remorque, installée à proximité de la billetterie.

La remorque dans laquelle se joue le spectacle Ticket (Jack Souvant/collectif Bonheur intérieur brut) © Olivier Thomas, 21 avril 2010, Grenay (Pas-de-Calais)

Le bruit des portes du camion qui se referment sur eux laisse place au silence et à l’obscurité. L’expérience du voyage commence : le public a pris la place des migrants. Des comédiens sont présents parmi les spectateurs et leurs interventions s’articulent à des écoutes sonores (témoignages, bruitages, extraits d’entretiens avec le sociologue Smaïn Laacher [8]) qui apportent des éléments de connaissance et de compréhension de l’immigration clandestine aujourd’hui en Europe. Le dispositif de mise en scène est loin du théâtre classique. La scène et la salle ne font qu’un. Le spectateur est à la fois clandestin et témoin des conditions dans lesquelles se déroule le voyage. Le spectacle nous le donne à voir, mais aussi à vivre. Il participe ainsi au rapprochement des problématiques attachées à la réalité du fait clandestin.

Plus largement, la visibilité des migrants dans différents médias contribue à une prise de conscience de la part de l’opinion, mais cela participe aussi à produire de la distance entre le clandestin et celui qui le regarde, comme si la présence des migrants ne pouvait se manifester hors des canaux médiatiques.

Quelle visibilité des clandestins dans l’espace public ?

La visibilité dans l’espace médiatique ne s’accompagne pas nécessairement d’une visibilité dans l’espace public de la ville. Les migrants dits clandestins y sont pourtant bien présents : ils fréquentent les supermarchés et les marchés, achètent du tabac chez les buralistes, discutent entre eux dans les jardins publics, etc. Malgré cela, les habitants des villes et des villages fréquentés par les migrants semblent ne pas les voir et il suffit de les questionner pour s’apercevoir que le rapport aux clandestins se construit essentiellement par le biais des informations distillées par la presse locale et les médias nationaux. Hormis les personnes impliquées localement auprès d’eux, très peu d’habitants voient ces migrants avec lesquels ils partagent leur espace de vie au quotidien.

La photographie permet de prendre du recul par rapport à cette question de la présence de « l’autre » et de notre capacité à voir (ou à ne pas voir) ceux qui évoluent à la marge de l’espace social. En 2001, la photographe Jacqueline Salmon a ainsi réalisé au centre de la Croix-Rouge de Sangatte une série intitulée « Le hangar ». Elle y prend le parti de ne pas montrer les individus, mais l’espace dans lequel ils vivent avant de reprendre la route. Elle nous montre ainsi l’intérieur du hangar, les tentes, les Algeco, qui constituent des marqueurs de la précarité sociale des migrants. Jacqueline Salmon prend aussi en photo les chambres – ou les dortoirs – et l’on y remarque l’absence de toute marque d’appropriation de l’espace. Paul Virilio écrivait, à ce sujet, qu’elle donnait à voir « une couche sans chambre à coucher » [9]. La photographie traduisait l’impossibilité d’habiter l’espace de transition qu’était le centre de Sangatte. Les migrants n’apparaissent pas sur les photos, ou alors furtivement. Ce ne sont pas eux qui sont au centre de l’image, et pourtant la photographe parvient à témoigner de leur présence en nous montrant « en creux » une part des problématiques liées à l’accueil, aux situations d’urgence humanitaire ou à l’exil.

Série « Le hangar » © Jacqueline Salmon, 2001

La série réalisée par la photographe Virginie Laurent à Cherbourg en 2007-2008 est aussi intéressante à mentionner lorsqu’on s’interroge sur le rapport entre visibilité et invisibilité des clandestins. Ses clichés ne montrent pas les migrants, mais les traces qu’ils laissent derrière eux après leur passage dans la ville, comme s’ils avaient pu être là sans qu’on ne les voit. Les clandestins traversent l’espace urbain en y abandonnant différents objets (duvets, casseroles, chaussures, gobelets, vêtements...) qui sont autant de marqueurs de la place qu’ils occupent à la marge dans la société locale. En outre, le fait de ne pas emporter tel ou tel objet témoigne d’un rapport aux choses qui traduit aussi un rapport au lieu : ceux qui se sont arrêtés dans les campements photographiés par Virginie Laurent n’avaient, en effet, pas pour projet d’y rester.

Série « No man’s land » © Virginie Laurent, 2007-2008.

On peut relier ces travaux à celui réalisé par Philippe Bazin (photographe) et Denis Lemasson (médecin et écrivain) dans le 10e arrondissement de Paris, qui nous interroge très directement sur notre rapport à « l’autre » dans l’espace public. Dans la série intitulée « Un camp à Paris », le photographe ne montre pas les migrants, mais les lieux qu’ils fréquentent. Chacun des clichés présente une scène de l’espace vécu des clandestins dans la capitale : les squares, les rues, les lieux qu’ils occupent la nuit, et tous ceux où ils inscrivent leur quotidien sans laisser de traces. La force des photos réside dans l’invisible qu’elles recèlent, c’est-à-dire dans ce qu’on ne voit pas au premier abord. Les lieux photographiés font ainsi sens pour les migrants autrement que pour nous ; et pourtant nous partageons le même espace. Autrement dit, les photos de Philippe Bazin nous révèlent notre incapacité à voir ceux pour qui il est impossible de s’approprier l’espace autrement que de façon éphémère.

Série « Un camp dans Paris » © Philippe Bazin, 2009-2010.

En 2010, Denis Lemasson écrivait : « Le réfugié est condamné à n’être rien d’autre qu’un corps en errance dans de nouveaux espaces d’extraterritorialité, où la reconnaissance d’une identité n’a pas cours » (Lemasson 2010). Sans lieux, les migrants sont comme défaits de leur existence sociale, ils sortent de l’espace commun pour n’être plus que des fantômes.

Au terme d’un travail de terrain de quatre ans mené à Cherbourg et sur le littoral de la Manche (Thomas 2011), il apparaît clairement que l’appropriation de l’espace est un enjeu majeur pour que s’instaure un rapport social entre les migrants, les acteurs mobilisés autour d’eux (associations, élus, polices, etc.) et la société. C’est, en effet, une condition nécessaire pour qu’une place leur soit accordée et reconnue, d’abord dans la ville puis plus largement dans la société.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Olivier Thomas, « Voir ou ne pas voir les migrants ? Les camps de « clandestins » près des côtes de la Manche », Métropolitiques, 14 mai 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Voir-ou-ne-pas-voir-les-migrants.html

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