Lorsque, en 2003, sur la suggestion de François Ascher, nous lancions le débat sur le droit à la mobilité dans le cadre du colloque de Cerisy Les sens du mouvement [1], nous touchions un point sensible. Il existe en effet des courants importants du débat public qui adoptent la position exactement inverse en affirmant un devoir de non-mobilité. Ces courants considèrent que la proximité est une commandement moral et que la mobilité est un mal en soi. Faisant comme si la mobilité était en elle-même un danger pour la nature, ils stigmatisent tous les transports à longue distance, sans insister sur les déplacements en automobile, pour l’essentiel intra-urbains, qui produisent pourtant bien plus de dioxyde de carbone.
Droit à la mobilité vs droit à l’immobilité
Un autre point de vue lui aussi apparemment contraire au droit à la mobilité mérite d’être signalé : le droit à l’immobilité [2]. L’injonction à la mobilité serait une contrainte imposée par les entreprises et, plus généralement, par les logiques économiques. Elle briserait les liens locaux tissés au cours de leur vie par des personnes qui se verraient ainsi atteintes dans leur identité. L’idée que l’identité serait forcément obtenue par la stabilité dans un lieu est hautement discutable et participe d’une vision sans doute vieillie d’une intégrité individuelle fondée sur l’absence de mouvement et de changement.
Cependant, on ne voit pas pourquoi chacun n’aurait pas le droit de définir son style spatial propre et, de même qu’il apparaît légitime qu’un salarié négocie ses horaires de travail, de même est-il tout à fait recevable que la spatialité associée à un emploi constitue un élément du contrat de travail. On se situe donc ici dans un autre registre, davantage complémentaire que contradictoire avec celui du droit à la mobilité. Le droit à la mobilité n’impose évidemment pas l’usage obligatoire de ce droit. On peut même dire que, si l’on considère l’immobilité comme un choix, c’est bien que le déplacement est techniquement possible et stratégiquement envisageable. Le droit à l’immobilité peut donc être vu comme un aspect particulier du droit à la mobilité.
Qu’en est-il donc du droit à la mobilité ? Une première approche pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un droit-créance (en anglais entitlement) : la société s’engagerait à fournir un service de mobilité équivalent à tous ses membres. En fait, ce n’est pas la mobilité mais l’accessibilité qui est une créance, comme c’est le cas pour tous les droits complexes, comme l’éducation ou la santé. L’accès à l’école et aux soins est garanti, mais l’éducation et la santé sont coproduites par le bénéficiaire et la société dans son ensemble.
La mobilité ne se limite pas aux déplacements
S’il vaut mieux parler d’accessibilité, c’est d’abord parce que l’accès lui-même n’est pas totalement inconditionnel. Si on décide de s’installer dans une zone reculée et à faible densité, on ne peut pas demander d’avoir la même connexion aux réseaux de mobilité que si on vit dans une métropole. Sinon, cela voudrait dire que les habitants des grandes villes seraient désavantagés car la densité de service par habitant serait inégale à leur détriment et, par ailleurs, ils devraient, sans contrepartie, perdre leur avantage d’urbanité, qui a aussi un coût (comme le prix de l’immobilier). Cet égalitarisme apparent serait en fait une inégalité. Il serait aussi inéquitable puisqu’il ferait comme si nous vivions encore dans des sociétés rurales dans lesquelles les habitants étaient assignés à résidence par les logiques agraires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Par ailleurs, une fois l’accès établi, la mobilité ne s’y réduit pas. La mobilité ne se limite pas aux changements de lieux effectués : elle inclut aussi les déplacements potentiels mais non actualisés. La possibilité d’aller quelque part est une ressource, même si l’on n’en fait pas un usage permanent. Or la gestion de cette mobilité est un capital, composante d’un capital spatial fait à la fois de compétence (savoir organiser les bons déplacements au bon moment avec les bonnes métriques) et d’expérience. La mobilité n’est donc pas une créance, mais une liberté.
Enfin, la mobilité n’est pas seulement une compétence, mais une capacité [3]. Par cette distinction, je veux dire que l’exercice du droit à la mobilité ne permet pas uniquement à la personne concernée d’augmenter son capital social, elle contribue aussi à augmenter la mobilité générale, qu’on peut considérer comme un bien public.
La mobilité comme bien public
La mobilité est en effet l’un des trois grands moyens de gestion de la distance, avec la coprésence et la télécommunication. Ces trois méthodes sont en parties substituables, mais pas complètement. Pour manger de la cuisine thaïlandaise, il n’est pas nécessaire d’aller en Thaïlande : on peut rester en ville (coprésence) ou télécharger une recette sur l’Internet (télé-communication). Cependant, pour discuter avec nos co-habitants d’autres quartiers, d’autres régions ou d’autres pays, la visite est utile. La mobilité est donc aussi partie intégrante d’une éthique de l’hospitalité et de la citoyenneté. Elle correspond à un habiter léger parce que provisoire et éventuellement superficiel, mais qui engage l’individu et notamment son environnement le plus mobile, son corps – ce qui n’est pas le cas de la télé-communication. C’est un bien public coproduit par l’ensemble des mobiles et par la société qui rend cette éthique possible.
Contrairement à une vision technique qui se limiterait à l’analyse de la congestion à travers l’état de saturation des infrastructures de la mobilité, l’augmentation de la mobilité de chacun profite à celle de tous, puisque le coût marginal de la mobilité est, dans l’ensemble, inférieur au coût moyen, tandis que, inversement, le bénéfice en termes de nombre d’interactions entre les mobiles est exponentiel. Il n’y a donc, dans le principe, ni exclusion ni rivalité entre les producteurs-consommateurs de ce bien systémique. Si l’on assume l’idée que la mobilité peut être un bien public, il en résulte que les infrastructures doivent être conçues en sorte de rendre possible un niveau de mobilité qui fasse de celle-ci un bien public effectif.
En tant que bien public, la mobilité s’articule autant que possible à d’autres biens publics : ainsi l’éducation se coordonne à la culture, qui a à voir avec l’urbanité, qui est elle-même une contribution au politique, via la civilité. La mobilité est particulièrement reliée aux autres biens publics spatiaux, mais aussi à celui du changement social et à tout ce qui contribue aux dynamiques du parcours biographique individuel (alteridentité [4]). Cette fédération dynamique de biens publics est une définition possible du développement d’une société. On en déduit, à l’inverse, qu’un bien public qui menace d’autres biens publics perd son caractère public.
Les transports privés : la mobilité au détriment des biens publics
Que se passe-t-il en effet si la consommation d’un bien public porte atteinte à un autre bien public ? Tel est le problème posé par les transports privés. L’usage massif de l’automobile individuelle détruit l’espace public, fait baisser le niveau d’urbanité en diminuant la densité par sa propre métrique et en contribuant à un système d’habitat qui porte atteinte à la fois à la densité et à la diversité, les deux composantes majeures de l’urbanité. Enfin, l’automobile a un impact négatif sur la nature, non seulement sur l’air, mais aussi sur le sol (imperméabilisation) et sur la biodiversité (effets de barrière des infrastructures routières). Privatisation, étalement, segmentation, pollution : le transport privé attaque frontalement deux biens publics majeurs, l’urbanité et la nature.
Posons comme hypothèse que le caractère public d’un bien est conditionné au respect de l’intégrité des autres biens publics. On conclura que la mobilité est un bien public lorsqu’elle s’appuie sur des métriques publiques, qui, en encourageant la densité, la diversité, l’espace public et l’économie de surface, sont cohérentes avec le développement de la ville et la préservation de l’environnement naturel.
La mobilité permet de comprendre que le plan de conflit entre un néonaturalisme de l’expiation (prônant le rejet de toute forme de mobilité) et un unilatéralisme irresponsable (au profit des seuls transports privés) passe à côté de l’essentiel. Ni l’un ni l’autre ne s’intéressent au développement de la société à travers la production de biens publics.
L’obsession de faire payer des « indulgences climatiques » aux voyageurs comme la prétention à faire comme si toute restriction à l’emprise de l’automobile sur l’espace était une atteinte à une liberté fondamentale ne sont pas en phase avec le monde contemporain. Elles relèvent d’une démarche morale fondée sur la gestion d’antinomies irréductibles (nature/société, liberté/égalité) et non sur une éthique des valeurs.