Si les questions de migration occupent le centre du débat politique depuis de nombreuses années, peu de domaines révèlent un tel écart entre les discours et les propositions politiques et médiatiques, d’une part, et les interrogations et les résultats de la recherche, d’autre part. Cette situation a fortement contribué à distordre les termes du débat public et le monde de la recherche se retrouve souvent en position réactive et défensive, tentant de rétablir la vérité dans une lutte semblable à celle de David contre Goliath (Héran 2023).
Nous avons eu beau réitérer tant de fois qu’il n’y a pas de « submersion migratoire », que les migrations – dans le monde, vers l’Europe, vers la France – restent un phénomène limité, que la notion d’« appel d’air » n’avait aucun fondement scientifique si ce n’est de caricaturer des mécanismes migratoires autrement plus complexes, que l’extension des murs et la multiplication des frontières n’avait pour seule conséquence que d’intensifier les coûts et la dangerosité des parcours… force est de constater que notre discours reste inaudible pour beaucoup. Cela est probablement dû à notre faible poids face à l’ampleur des moyens médiatiques mis en œuvre pour persuader du contraire, mais aussi à ce que les idées d’extrême droite, qui ne sont malheureusement pas la prérogative d’un seul parti, sont les ennemies de la profondeur historique, des contextualisations géographique et sociologique, et peut-être de la complexité, de la modestie et de l’honnêteté qui doivent être au fondement de toute recherche.
La distorsion des données au service d’une rhétorique de l’extrême
En matière de désinformation, dans ce fossé gigantesque qui s’est constitué entre recherche et politiques, l’extrême droite a construit un appareil particulièrement sophistiqué et outrancier, s’appuyant sur des think tanks et des observatoires spécialisés. Abusant des usages erronés des données et des informations officielles, qui peuvent sembler valides à l’œil non averti, ces acteurs mettent en scène l’invasion et la menace sous une pseudo-façade scientifique.
On en a vu l’expression avec le triste exemple de l’utilisation des statistiques de viol, brandies par plusieurs candidat·e·s et répercutées par des médias comme Europe 1 et le JDD pendant la campagne des européennes. On y affirmait que 77 % des viols à Paris étaient commis par des étrangers. En réalité, cette affirmation provenait de l’extrapolation d’un échantillon extrêmement réduit et spécifique, celui des agressions dans l’espace public, reposant sur les cas des personnes mises en cause, c’est-à-dire soupçonnées, qui surestiment systématiquement la part des étrangers. Le constat est non seulement faux (INSEE 2021), mais il déplace la focale sur l’immigration, en occultant une donnée centrale concernant les violences faites aux femmes : l’écrasante majorité des victimes de viols connaissent leur agresseur, qui fait partie de leur entourage proche [1].
Mais la corrélation entre criminalité et immigration n’est que l’un des nombreux domaines dans lesquels l’extrême droite abonde en équations faciles. Il en va également de la présence étrangère en France. En ouverture du dernier débat précédant les élections européennes, le 4 juin, sur France 2, une candidate projette une carte « fondée sur des chiffres officiels », censée représenter la population extra-européenne « si elle était concentrée sur une partie d’un territoire » et montrant que la présence étrangère représentait « l’équivalent de 20 départements ». Si le procédé est scientifiquement fallacieux et témoigne d’un usage dévié des règles élémentaires de la cartographie et de l’ensemble des termes employés, il a le mérite de produire des résultats évocateurs, en l’occurrence de montrer que la France est un territoire de migrations.
Il n’y a pas de pureté nationale
Car l’inquiétude vis-à-vis de la subversion de la pureté nationale française par l’immigration est bien, dans les faits, en décalage total avec la réalité de ce qu’est la France aujourd’hui. L’objectif annoncé de cette candidate est « que la France reste la France ». Mais voilà, non seulement la population française est de plus en plus diverse en termes d’origines – aujourd’hui, un tiers de la population française de moins de 60 ans a des origines immigrées sur deux générations – mais, de plus, cette diversité n’est que la partie la plus visible et quantifiable d’une longue histoire migratoire qui s’étend sur de nombreux siècles. Le récent parcours permanent du musée de l’Histoire de l’immigration choisit de commencer cette histoire en 1685. Il s’agit d’une décision « de raison » pour ce musée national, car il fallait bien commencer quelque part, mais en réalité l’histoire des migrations en France couverte aurait pu débuter bien plus tôt.
Ne pas reconnaître la contribution des migrations à l’histoire de France, c’est adhérer à un idéal de pureté identitaire et hexagonal fallacieux, au moins pour trois raisons [2] : d’abord, parce que l’histoire des migrations est absolument indissociable de l’histoire de France. Il n’y a pas de « eux » et de « nous », il y a une histoire commune, pour reprendre la belle expression de Patrick Boucheron et Romain Bertrand (2019). La migration est d’ailleurs un phénomène constant dans l’histoire de l’humanité (Demoule 2022).
Ensuite, c’est adhérer à une vision hexagonale de la France, oublieuse de la géométrie variable du territoire français au fil de son histoire, impériale, coloniale et décoloniale. Enfin, c’est oublier que la notion même d’identité française, y compris dans son versant juridique, a fait l’objet de nombreuses redéfinitions, à travers des politiques de naturalisation ou de dénaturalisation ainsi que les variations et les déclinaisons du droit du sol (Weil 2022). C’est donc livrer une vision, étroite, erronée et fantasmagorique de l’identité française, à l’image des figures historiques mobilisées sur les sites internet d’extrême droite et dans certaines vidéos de campagne de candidats de ce camp.
La question de la double appartenance
Cette vision mythique de l’histoire et de l’identité françaises s’accompagne d’une suspicion envers celles et ceux dont les origines et les attaches ne se situent pas uniquement en France, en premier lieu les binationaux ou les « descendant·e·s » d’immigrés. C’est pourtant une question qui a été tranchée par la recherche : de nombreux migrants et migrantes, et une partie de leurs descendant·e·s, développent des ancrages et des attaches multiples, entre ici et là-bas. Cette capacité à tisser des liens et des connexions à distance a été conceptualisée sous le terme de « transnationalisme », un sujet central des recherches menées dans les années 1990 et 2000 (Schmoll 2021). Que nous apprennent ces recherches ? Qu’on peut vivre et travailler en France pour construire une maison au Portugal ou investir dans des actions de développement au Maroc. Qu’à l’âge de la retraite, on peut choisir de passer du temps, chaque été ou chaque hiver, au Maghreb, en Chine, ou au Sénégal, parce que nos proches ont besoin de nous, et que la vie au village nous ressource. Que l’on peut se sentir chez soi dans plusieurs univers culturels et linguistiques, pour peu qu’une politique active de maintien des langues vivantes familiales soit mise en place. En somme, des résultats qui peuvent sembler anodins, mais qui sont subversifs du point de vue étriqué du nationalisme. Car c’est cette France des identités avec trait d’union qu’il rejette.
L’approche transnationale permet d’élargir les perspectives, de s’éloigner de l’illusion d’une allégeance unique et exclusive à un seul État-nation. On peut vivre dans l’entre-deux, jouer de plusieurs citoyennetés et de plusieurs passeports (Ong 1999). La double appartenance ne crée pas nécessairement de conflits de loyauté, même si elle peut entraîner une « fatigue transnationale », en raison du coût et de l’intensité des investissements familiaux, citoyens, économiques entre deux pays. Tout cela n’entre pas nécessairement en contradiction avec l’intégration (Beauchemin et al. 2016).
Des étrangers dans nos villages
Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont la rhétorique d’extrême droite a tenté, durant la campagne européenne, d’imposer l’idée que l’immigration dite « massive » représentait une menace pour les territoires français. Elle a critiqué le pacte européen sur la migration et l’asile, cherchant à convaincre que celui-ci amènerait de nombreux immigré·e·s dans les campagnes françaises. Or, le pacte ne prévoit que quelques milliers de relocalisations par an à l’intérieur du territoire européen, laissant aux États la liberté totale de décider s’ils souhaitent prendre part à ces relocalisations, et dans quels territoires ils souhaitent les orienter.
Mais là où l’extrême droite est habile, c’est qu’évoquer le risque de submersion migratoire présente un enjeu électoral. Comme le montrent de nombreux travaux, ce ne sont pas les territoires les plus concernés par les arrivées qui votent à l’extrême droite. Au contraire, les recherches indiquent qu’une proportion plus élevée d’immigrants dans une région est associée à des attitudes plus positives envers l’immigration.
Ces dernières années, de nombreux programmes de recherche et thèses de doctorat ont exploré les migrations vers les territoires de faible densité sous un autre angle, en abordant ces espaces comme des sites d’accueil particulièrement solidaires et des terreaux d’initiatives originales, y compris sur le plan entrepreneurial (Berthomière et al. 2021). Ces travaux montrent comment des petites villes et des villages se sont transformés en territoire d’accueil, en solidarité avec l’arrivée de réfugié·e·s et demandeur·e·s d’asile après 2015. Ils illustrent également la frustration des personnes engagées localement face à l’inaction, voire à l’hostilité des politiques du gouvernement vis-à-vis des exilé·e·s. Enfin, ils montrent que les personnes immigrées vivant à la campagne souffrent des mêmes difficultés que les habitants de longue date : absence de services publics et problèmes d’accès à la mobilité (Flamant et al. 2020). Cela constitue un point de rapprochement intéressant entre immigrés et non immigrés.
La recherche sur les migrations a ses controverses, elles sont même nombreuses, mais un consensus émerge sur un certain nombre de points fondamentaux. Nous avons tenté d’en examiner certains afin d’éviter une approche simpliste et caricaturale qui néglige la complexité des enjeux. Mais que la rhétorique d’extrême droite soit bien loin de la vérité n’est pas une surprise : en effet, son objectif n’est pas d’établir des faits, mais de nourrir ce que les géographes critiques nomment une « géographie de la peur » (Shirlow et Pain 2003), en l’occurrence une vision de la France comme étant menacée par un désordre mondial, dont les migrations constitueraient la principale menace. La peur, mauvaise conseillère et ennemie de la raison, pourrait néanmoins s’avérer efficace électoralement.
Bibliographie
- Beauchemin, C., Lagrange, H. et Safi, M. 2016. « Liens transnationaux et intégration : entre ici et là-bas », in C. Beauchemin (dir.), Trajectoires et Origines, Paris : Ined Éditions, p. 87‑115.
- Berthomière, W., Fromentin, J., Hochedez, C., Imbert, C., Lessault, D., Pistre P. et Przybyl, S. 2021. « Présences étrangères dans les campagnes du sud-ouest de la France. Contribution d’initiatives récentes à la diversification sociale et économique des espaces ruraux », Cybergeo, 15 septembre. Disponible en ligne à l’URL suivant : http://journals.openedition.org/cybergeo/37624.
- Boucheron, P. et Bertrand, R. (dir.). 2019. Faire musée d’une histoire commune, Paris : Seuil.
- Demoule, J.‑P. 2022. Homo migrans. De la sortie d’Afrique au grand confinement, Paris : Payot Rivages.
- Flamant, A., Fourot, A. et Healy, A. 2020. « Éditorial : Hors des grandes villes ! L’accueil des exilé·e·s dans les petits milieux d’immigration », Revue européenne des migrations internationales, vol. 36, n° 2‑3, p. 7‑27. DOI : https://doi.org/10.4000/remi.15795.
- Héran, F. 2023. Immigration : le grand déni, Paris : Seuil.
- Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). 2021. Viols et agressions sexuelles hors du cadre familial, coll. « Insee Références », 9 décembre. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.insee.fr/fr/statistiques/5763559?sommaire=5763633.
- Ong, A. 1999. Flexible Citizenship. The Cultural Logics of Transnationality, Durham (Caroline du Nord) : Duke University Press.
- Schmoll, C. 2021. « L’approche transnationale dans les études migratoires », De Facto, n° 28. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.icmigrations.cnrs.fr/2021/10/15/defacto-028-01.
- Shirlow, P. et Pain, R. 2003. « The geographies and politics of fear », Capital & Class, vol. 27, n° 2, p. 15‑26. DOI : https://doi.org/10.1177/030981680308000103.
- Weil, P. 2002. Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Paris : Gallimard.