Les attentats et les meurtres terribles du début janvier 2015 ont déclenché une onde de choc dans la société française. Celle-ci a pris une dimension singulière dans les quartiers populaires [1] parce que ces territoires sont tout particulièrement confrontés à la montée des tensions sociales, du racisme, de l’islamophobie et de l’antisémitisme [2]. À la suite de ces événements, une forte inquiétude s’est exprimée parmi les habitants de ces quartiers de voir monter encore la stigmatisation sociale et ethno-raciale et d’être encore montrés du doigt. Après l’imposante « mobilisation républicaine » et les multiples débats, tribunes et échanges qui ont suivi, plusieurs observateurs ont affirmé qu’il y aurait un « après », marqué, selon eux, par un élan de solidarité nationale. Mais cet après se dessinera en fonction de l’« avant » et de l’analyse qui en aura été faite.
Certains ont dénoncé l’existence d’un « apartheid territorial, social et ethnique », semblant ainsi redécouvrir la ségrégation spatiale qui est une expression de la montée des inégalités sociales et ethno-raciales dans notre société. Il est utile de rappeler que la ségrégation commence dans « les ghettos du gotha » (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007). Les quartiers bourgeois, par effet d’agrégation, sont aujourd’hui les plus homogènes et les plus fermés. Le terme d’apartheid est, par ailleurs, en soi fort discutable dans le contexte français et son utilisation s’inscrit avant tout dans une stratégie médiatique à court terme. Mais, comme le disait un membre de la coordination nationale Pas sans nous, qui s’est constituée à la suite de la remise de notre rapport [3] : « S’ils nous parlent d’apartheid, qu’ils fassent comme Mandela ! ». Cette proposition de bon sens impliquerait alors de reconnaître une citoyenneté à part entière pour tous et, en particulier, de tenir la promesse du droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales, promesse du candidat Hollande qui n’a pas même été débattue lors de ce quinquennat. Cela impliquerait de reconnaître et d’aider au développement des multiples initiatives sociales, culturelles et économiques qui naissent dans les quartiers populaires et d’arrêter de considérer leurs populations comme des problèmes, sans voir qu’elles sont sources de véritables dynamiques transformatrices [4] ; de s’appuyer, donc, sur leur pouvoir d’agir. Cela impliquerait de prendre véritablement la mesure de, et de qualifier, la discrimination sociale et ethno-raciale, bien réelle, qui touche les habitants des quartiers populaires et d’aller beaucoup plus loin dans les politiques anti-discrimination pour l’accès à l’emploi, au logement et à l’éducation [5], de reconnaître la diversité des cultures et des histoires individuelles et collectives comme une richesse. Cela impliquerait plus largement de travailler à une répartition plus égalitaire des ressources alors qu’on sait que les écarts s’accroissent dans notre société, que les plus riches sont de plus en plus riches et les plus pauvres de plus en plus pauvres. Cela impliquerait tout simplement que chaque citoyen ait accès au droit commun, c’est-à-dire aux règles et modes de financement de ce qui caractérise l’action publique, et aux services publics, ces principes étant applicables à l’ensemble du territoire français et de ses populations ; cela est loin d’être le cas aujourd’hui dans les quartiers labellisés politique de la ville. Ainsi, la Seine-Saint-Denis est en train de devenir un désert médical ; un élève ayant fait toute sa scolarité dans ce département totalise, au moment de passer son bac, une année entière d’enseignement en moins par manque d’enseignants [6].
Des réponses insuffisantes…
Manifestement, les réponses apportées jusqu’à présent par le gouvernement, y compris celles du comité interministériel du 6 mars 2015, sont très loin du compte, voire pour certaines seront contre-productives. Si on peut relever la volonté de donner les moyens à l’initiative économique [7] (mais il reste à préciser quels moyens et comment ils seront gérés), et l’augmentation des financements des associations qui sont les premières touchées par les mesures d’austérité, ces réponses restent au mieux des demi-mesures (comme la promesse d’une augmentation des financements des associations) quand elles ne se contentent pas de répéter de vieux refrains éculés mais payant électoralement comme celui de la sécurité.
En les désignant comme « à éduquer » ou « à surveiller », elles font reposer de fait la responsabilité des événements récents sur les citoyens les plus précarisés et les plus stigmatisés et sur des enseignants peu armés et sans moyens suffisants, sans pour autant s’attacher à comprendre les causes profondes de la montée des extrémismes et surtout sans interroger la responsabilité des politiques publiques et d’une part non négligeable de la classe politique. La mesure avancée par le comité interministériel du 6 mars 2015 de ne plus reloger des ménages DALO [8] dans les quartiers « politique de la ville » au nom de la mixité sociale [9], alors qu’on sait que c’est dans ces quartiers que sont concentrés les logements sociaux, conduira de fait à restreindre encore le droit au logement des plus précaires qui est déjà bien restreint ! Ce n’est pas aux plus précaires de payer les conséquences de l’incapacité des élus et des pouvoirs publics à développer de véritables politiques de solidarité !
Par ailleurs, il faut être soit très naïf, soit faire preuve d’une grande hypocrisie pour penser que faire réciter les valeurs de la République à des jeunes qui sont tous les jours confrontés à l’inégalité, à la stigmatisation et à la discrimination contribuerait à les faire adhérer à ces valeurs manifestement bafouées. Les enfants et adolescents mis en garde à vue et pour certains poursuivis pour des propos qui appellent certes une vraie discussion, ne sortiront pas convaincus de l’importance de la liberté d’expression, mais écrasés par l’arbitraire qui a tenu lieu de débats. Les jeunes qui continuent à faire l’objet de contrôles au faciès, voire du harcèlement policier n’entretiendront que de la colère vis-à-vis d’une République qui se dit fraternelle mais les rejette et les montre du doigt en permanence. Les mères de famille voilées qui ne peuvent toujours pas accompagner leurs enfants aux sorties scolaires ne comprendront pas le sens d’une laïcité ouverte et tolérante qui s’adresse à tous sauf à elles.
Une communauté de citoyens n’est possible qu’à la condition de l’égalité, de la reconnaissance de tous et cela implique une démocratisation de notre société. C’est ce que nous avions défendu dans le rapport que nous avons remis en juillet 2013 au ministre de la Ville, François Lamy, « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires ». De ce rapport, comme des cinq rapports sur l’intégration remis quelques mois plus tard, peu de choses ont été retenues et la logique d’ensemble qui consistait à remettre véritablement les citoyens au cœur des politiques et de la politique n’a pas été entendue. Or c’est cela que les terribles événements de janvier nous ont rappelé : une partie de la jeunesse française – et de leurs parents – habitant ou non dans les quartiers populaires, ne trouve pas sa place dans notre système social et politique et il est urgent d’y remédier. Outre la remise en cause d’une politique étrangère qui a régulièrement contribué à privilégier les intérêts à court terme de certains lobbies dans l’hexagone – et de certains de ses dirigeants – plutôt que de promouvoir la paix et la justice internationales, c’est à ce défi politique et social qu’il s’agit de répondre.
… alors que les quartiers populaires et ses habitants sont force de propositions
Tout cela, les acteurs professionnels, associatifs, les habitants des quartiers populaires le savent et ils/elles représentent collectivement une véritable force de propositions. Suite aux événements de janvier, la coordination Pas sans nous a remis à sa demande trois propositions à Myriam El Khomry, secrétaire d’État à la Politique de la ville. La coordination proposait en particulier d’organiser un plan d’actions et de dialogue entre tous les acteurs dans les quartiers populaires, fédérations d’éducation populaires, associations « professionnelles », associations « militantes », associations « d’habitants » et/ou collectifs. Elle insistait sur l’importance de sortir d’une logique de mise en concurrence entre tous ces acteurs en supprimant les appels à projet, pour remettre du sens, de la cohérence et de la cohésion dans les propositions formulées. Elle appelait aussi à développer rapidement des co-formations entre les acteurs qui agissent dans les quartiers : habitants, élus, professionnels, afin de leur permette de mettre en commun leurs savoirs différents, savoirs professionnels, militants, de l’expérience. Aucune de ces propositions n’a été reprise !
Dans notre rapport, qui a été discuté et porté par une conférence citoyenne [10] réunissant plus de cent associations, nous avions de notre côté proposé la création de tables de concertation, qui partaient, dans une démarche ascendante, des dynamiques des habitants, de leurs associations et collectifs. La loi les a transformées en conseils citoyens obligatoires, qui sont aujourd’hui largement détournés par les élus et risquent bien de n’être que des coquilles vides. Des contrats de ville sont d’ailleurs signés par l’État sans que ces conseils n’aient été créés, et sans aucune consultation des habitants. Nous avions aussi insisté sur la nécessaire autonomie du monde associatif aujourd’hui de plus en plus dépendant des collectivités territoriales, souvent enfermé dans des logiques clientélistes ou aspiré par une dynamique managériale qui se traduit par la quête aux appels d’offres et aux financements. Notre proposition de création d’une fondation pour la solidarité sociale est pour le moment restée lettre morte [11]. Plus globalement, pour qu’une démocratie participative initiée et portée par les citoyens puisse vivre, elle a, à l’instar de la démocratie de représentation, besoin d’être financée. Et c’est pourquoi nous avions proposé la création d’un fonds d’interpellation abondé par le prélèvement de 1 % du financement des partis politiques et 10 % des réserves parlementaires. Au-delà des quartiers populaires, l’ensemble de ces mesures pourraient contribuer à redémocratiser la vie politique française, bien mal en point.
Les habitants des quartiers populaires ont raison de s’inquiéter tout particulièrement à la suite des événements de janvier. La situation sociale de ces territoires continue à s’y aggraver et le taux de chômage y est alarmant. Le tissu associatif y est encore présent pour faire face à la violence sociale et institutionnelle, pour être aux côtés des habitants face au décrochage scolaire, aux refus de naturalisation ou de carte de séjour, aux conflits liés à l’économie souterraine ou encore à la montée des extrémismes. Mais il rame à contre-courant. Combien de temps cela pourra-t-il durer sans reconnaissance, sans moyens, sans pouvoir et sans projet ? Le gouvernement français restera-t-il autiste comme il l’a été il y a plus de trente ans après la Marche pour l’égalité et il y a presque 10 ans après les révoltes sociales des banlieues ? Il est temps de penser à un « après » qui ne peut être que celui d’un projet social transformateur, travaillant à la fois à la reconnaissance de tous les citoyens et de leurs collectifs, à une société plus juste, plus égalitaire, plus solidaire, à une société plus démocratique favorisant la prise de parole, l’organisation et le pouvoir des citoyens.
Bibliographie
- Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 2007. Les Ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris : Seuil.