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Terrains

Le politique dans les rues de Pékin

Une mise en scène urbaine des normes officielles
Supports d’information et relais du discours officiel dans l’espace local, les messages des autorités constituent des éléments structurants du paysage urbain chinois. S’appuyant sur des observations de différents quartiers de Pékin, Judith Audin montre le caractère normalisant de cet affichage public et le rôle d’incarnation de l’État joué par les agents chargés de placer ces messages.

En Chine, les messages des autorités font partie intégrante des espaces publics [1]. Pourtant, si le pouvoir de l’image politique est étudié, dans le prolongement des affiches de propagande de l’époque maoïste (Broudehoux 2004 ; Brady 2008 ; Boutonnet 2009 ; Kloeckner 2012), si l’espace urbain lui-même est analysé comme un dispositif de domination (Tomba 2008 ; Farquhar 2009 ; Zhang 2010), les agents en charge de placer ces messages dans les quartiers font moins systématiquement l’objet de recherches au niveau microsociologique. Pourtant, suivre les agents en charge de ce type de panneaux et de notices permet de cerner le statut d’un emploi situé « sous » la hiérarchie administrative de la municipalité (Denis et Pontille 2010).

S’appuyant sur des données d’observation urbaine recueillies en complément d’entretiens approfondis avec des habitants et des agents des comités de résidents entre 2007 et 2012 (Audin 2013), cet article s’intéresse à l’inscription spatiale de la communication politique dans les quartiers résidentiels de Pékin. « Organisation de base des masses » depuis les années 1950, le comité de résidents, composé d’agents désormais salariés, sert depuis les années 2000 de relais à l’administration municipale en exécutant les politiques publiques [2]. Contraints par leur statut d’organisation « participative », les agents de ce comité cherchent à créer des liens avec les habitants en les informant des politiques gouvernementales dont ils sont les délégués sur le terrain (Audin 2008) : bien qu’ils n’entretiennent que peu de contacts directs avec les habitants, le quartier porte toujours la marque de leur action.

L’observation de ces éléments publics permet d’appréhender les dimensions symbolique, normative et sociale du langage politique des instances officielles vers la population urbaine, mais elle permet aussi et surtout de penser la place et le rôle des agents des comités de résidents dans les quartiers des villes chinoises, reconvertis en street-level bureaucrats chargés d’incarner l’État au plus près des gens ordinaires.

Normaliser la population

Les banderoles arborant des slogans favorables au régime sont des éléments structurants du paysage urbain et témoignent d’une appropriation de l’espace par l’administration. Ces slogans constituent un élément de la normalisation de la population en inscrivant spatialement les codes et références normatives du « bon citoyen », patriote, au comportement adéquat et attentif à son bien-être [3].

Les banderoles rouges sont un premier type de support (cf. figure 1). Elles donnent à voir à tous un message, un slogan ou une nouvelle règle à suivre. On a ainsi pu lire des encouragements au déménagement dans le cadre des politiques de rénovation de l’habitat insalubre (sous le terme de « démolition–déplacement » en chinois) qui touchent le centre ancien de Pékin depuis les années 1990. L’accueil des Jeux olympiques en 2008 fut également l’occasion d’afficher de nombreuses banderoles, citant « Un monde commun, un rêve commun », slogan officiel des Jeux signifiant l’ouverture internationale du pays et les principes d’égalité et d’harmonie à atteindre. Une grande partie du contenu des messages était rattachée à la campagne de « civilisation spirituelle », introduite dans les années 2000 et devenue plus visible à l’approche des Jeux. Jusqu’à aujourd’hui, les banderoles affichent des messages sur la civilité, la protection de l’environnement et la sécurité – par exemple, « Une Chine harmonieuse, un Pékin cérémonieux ».

Figure 1. « Chacun doit participer au maintien de la propreté de l’environnement », centre ancien
© Judith Audin, mai 2009

Des plaques dorées métallisées apparaissent sur les murs des quartiers ou des logements : elles ont une fonction de marque de distinction liée à la politique de « civilisation spirituelle » [4]. Dans le centre ancien, des plaques officielles sont visibles, récompensant les résidents pour leur respect de l’hygiène ou leur capacité à s’entendre entre eux, comme l’expliquent les agents des comités de résidents, qui doivent organiser des cérémonies durant lesquelles les fonctionnaires administratifs du niveau supérieur choisiront ceux qui incarnent l’idéal-type de la vie bonne. Voici quelques exemples de titres délivrés : « Ruelle hygiénique et civilisée », « Cour hautement hygiénique », « Cinq familles civilisées », « Cour hygiénique et en ordre », « Cour harmonieuse et conforme », « Famille saine », « Famille civilisée ».

Figure 2. « Immeuble harmonieux et civilisé », quartier ouvrier
© Judith Audin, avril 2007

Les plaques de bon comportement reflètent l’application de la politique de « civilisation spirituelle » visant à normaliser les comportements des habitants des quartiers anciens sur les plans de l’hygiène et de la sécurité. Ceux-ci sont invités à soigner l’entretien des parties communes, à ne pas se disputer avec leurs voisins, à maintenir le calme et l’ordre dans le logement. D’autres supports visent à ordonner la population par le biais de l’espace public. Par exemple, à proximité du bureau des comités de résidents, il est courant de trouver des distributeurs de préservatifs en libre-service, en vue de promouvoir les comportements sexuels préventifs et la limitation des naissances (cf. figure 3). Par ailleurs, des panneaux d’information proposent les unes de journaux « conformes », comme le Quotidien du peuple. Des notices véhiculent des interdictions et des règlements localisés, comme au sujet des horaires de sortie des poubelles dans le centre ancien touristique à l’approche des Jeux olympiques afin de « respecter l’environnement et l’embellissement ». Un autre support est le tableau noir aux messages à la craie ou peints : « Chacun doit agir pour la propreté de l’environnement » ou encore « La communauté de quartier est mon foyer ; sa construction dépend de nous tous ».

Figure 3. Distributeur de préservatifs en libre accès, centre ancien
© Judith Audin, septembre 2012

Les comités de résidents relaient aussi des messages de la police locale : « Aujourd’hui, la police a remarqué que vos portes d’entrée de maison et vos fenêtres n’avaient pas été fermées. Pour protéger votre sécurité et vos biens, nous vous demandons de bien fermer et verrouiller vos portes et vos fenêtres ». Des notices visent à prévenir de différents risques, notamment dans les quartiers de ruelles où les risques d’incendie étaient élevés du fait du chauffage au charbon dans les logements anciens.

Ainsi, la grande majorité des messages publics à destination de la population possède un contenu normatif et normalisant, à vocation éducative. En tant qu’agents-relais de l’administration, les employés des comités de résidents assurent une communication politique et morale dans l’espace urbain. Ces éléments visuels indiquent les critères sur lesquels porte, au niveau local, la politique de civilisation : la santé, le bien-être, l’hygiène et la propreté, l’environnement, la sécurité, le patriotisme. Les instances de l’administration chinoise véhiculent leurs conceptions de la « bonne vie » urbaine par un pouvoir de l’image et une présence locale importante. En ce sens, la communication politique hérite de son ancien rôle de propagande.

Un reflet de la présence différenciée des agents dans les quartiers

La diversité de la structure des quartiers exige toutefois une adaptation de cette communication à chaque contexte. L’enquête montre, en effet, que certains quartiers sont davantage soumis aux politiques de diffusion des normes officielles que d’autres. Un élément visuel typique de la politique de rénovation urbaine dans les quartiers anciens est le caractère « 拆, chāi » (« à démolir »), peint en blanc cerclé sur tous les bâtiments visés par une opération. Le pouvoir symbolique du signe stigmatise les logements déviants, alimentant une politique morale de la « vie bonne » qui justifie la libéralisation des politiques du logement. Dans les ruelles du centre ancien, les cours bénéficiant des récompenses ne sont que rarement les cours dites « surpeuplées et désordonnées » (dàzáyuàn) car elles ne correspondent pas au modèle d’apparence urbaine recherché par la municipalité. Ce type de récompense, méritoire et symbolique mais aussi normalisante, est également apposé sur les murs des logements des quartiers ouvriers datant des années 1960‑1980 (cf. figure 2). On ne trouve pas ces plaques dans les nouvelles résidences en accès à la propriété depuis 1998, date de la marchandisation du logement neuf, dont la population est présumée déjà sensibilisée à ces questions.

On observe une moindre visibilité des messages civilisateurs dans les nouvelles résidences, à l’exception des règlements sur la propriété immobilière ou sur les animaux de compagnie. D’une part, il semblerait que le processus de civilisation (Elias 1973) y ait devancé la politique de civilisation de la municipalité car les habitants de ces logements, issus de milieux plus aisés, ont déjà intégré ces normes. D’autre part, la modification de la nature de la propriété immobilière joue un rôle dans l’affichage des messages par les agents des comités de résidents. La propriété marchande a conduit à une évolution des modes de gestion impliquant d’autres acteurs (promoteur immobilier, entreprise de gestion de résidence) qui redéfinissent les modalités d’intervention du comité de résidents. Dans les résidences marchandes, les supports de ces messages ont été en partie privatisés (Kloeckner 2012). On comprend alors que les agents des comités de résidents, recrutés sur concours administratif, bénéficient en fait d’une visibilité réduite dans les quartiers résidentiels récents, au régime de propriété immobilière différent et surtout sans histoire locale, où le comité de résidents ne jouit pas d’une présence de terrain sur le long terme comme c’est le cas dans les quartiers plus anciens de la ville.

Un effort de contact avec la population

Le quartier urbain est donc le support de politiques normatives, mais il est aussi plus simplement un support d’information des autorités publiques à destination des habitants autour de nouvelles politiques, de procédures en vigueur et d’actualités locales (séances d’animation gratuites, sorties, activités culturelles).

Le ton de l’apostrophe aux habitants est travaillé pour susciter le rapprochement. Les messages commencent ainsi souvent par « Chers amis habitants » ou par « Bonne nouvelle ! ». Quant aux messages colorés rédigés à la craie sur les tableaux noirs, ils diffusent des informations et des slogans sur un ton ludique et esthétique. Comportant une dimension normative, ces messages sont donc aussi un mode de communication entre administrateurs et administrés. Les agents des comités de résidents, au plus proche des gens ordinaires, cultivent effectivement la recherche du contact et d’une certaine légitimité locale. Ce contact est utile pour effectuer des tâches administratives.

Par exemple, l’attribution d’une aide sociale urbaine en Chine repose toujours sur une enquête approfondie et rendue publique des conditions de vie du demandeur, suivie d’une forme de surveillance collective – héritée de l’époque socialiste – faisant appel au voisinage. Lorsqu’une personne a postulé à une aide de l’État, tout voisin en désaccord avec sa déclaration publique de revenus se trouve invité à rapporter les faits à l’administration locale.

Enfin, les plaques ciblant un comportement modèle et figurant sur les façades de logements dans les quartiers anciens informent des réseaux d’entraide construits par les agents des comités de résidents : les foyers récompensés sont, en effet, généralement les habitants entretenant des relations d’interconnaissance avec les agents des comités de résidents : « sous » les comités, des relais d’habitants informent et conseillent les agents sur le long terme.

Réception(s) et appropriation(s)

D’après notre enquête de terrain, il existe peu d’écritures urbaines contestataires ou personnelles à proximité de ces messages officiels. Les seuls messages politiques visibles concernent les résistances aux démolitions et l’expression de l’indignation des propriétaires impliqués dans des conflits de résidence. Les autres messages collés sur les murs des logements sont de type publicitaire, sous forme de petites annonces. Si les normes officielles prédominent dans l’espace urbain, elles ne sont pas les seules présentes. La figure 2 montre, d’ailleurs, la présence de chunlian, ces trois poèmes du Nouvel An apposés sur les parois des portes de maison pour porter bonheur, ce qui prouve la superposition de formes d’expressions sur ce support mural. L’ambition de cette biopolitique doit être contrebalancée par les réactions habitantes, entre indifférence et objet de passe-temps des personnes âgées.

La tendance observée est un manque d’intérêt des habitants pour les contenus des messages idéologiques et moralisateurs, considérés comme inutiles ou routiniers. On observe une différence avec les messages d’information : ces seconds types d’affichages sont peu lus, à l’exception des personnes âgées et des urbains précaires. Ces derniers ont besoin des informations concernant les procédures d’accès à des aides sociales ou des offres d’emploi. Les personnes âgées apprécient, pour leur part, la lecture des petits conseils pratiques qu’elles trouvent utiles pour la vie quotidienne, notamment ceux ayant trait au bien-être et à la santé corporelle ; ces informations situées en extérieur sont aussi un moyen pour elles de passer le temps au cours de leurs sorties journalières.

De nombreux éléments visuels marquent ainsi la présence des comités de résidents, relais du discours officiel, dans l’espace local. Tout en confirmant la vocation normative de ces messages, ces derniers composent avec l’environnement local, avec les temporalités des politiques publiques et témoignent d’un effort de contact avec la population pour créer un lien, ou du moins pour donner l’image d’un échange avec les habitants. Cela révèle deux éléments utiles pour comprendre leurs conditions de travail « interstitiel » (Denis et Pontille 2010) : tout d’abord, il s’agit d’une instance de première ligne face à l’administration et face aux habitants, mais bénéficiant de peu de reconnaissance de chaque côté. Les agents doivent, en effet, gérer une double relation inégale de pouvoir, notamment l’autorité des niveaux supérieurs de l’administration chinoise. De plus, le travail est non seulement bureaucratique mais aussi physique, les messages placés dans l’espace urbain devant atteindre une population principalement indifférente ou absente. Les agents sont en fait soucieux du travail de contact en vue d’être bien évalués par leurs employeurs : en effet, le principal destinataire n’est pas tant le public d’habitants que les supérieurs hiérarchiques des agents des comités eux-mêmes…

Bibliographie

  • Audin, J. 2008. « Le quartier, lieu de réinvention des relations État–société en Chine urbaine : l’exemple des comités de résidents à Pékin », Raisons politiques, n° 29, p. 107‑118.
  • Audin J. 2013. Vie quotidienne et pouvoir dans trois quartiers de Pékin : une microsociologie politique comparée des modes de gouvernement urbain au début du XXIe siècle, thèse de doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Paris.
  • Boutonnet, T. 2009. Vers une « société harmonieuse » de consommation ? Discours et spectacle de l’harmonie sociale dans la construction d’une « Chine civilisée », thèse de doctorat en littérature et langues étrangères, université Lyon‑3 Jean Moulin.
  • Brady, A.‑M. 2008. Marketing Dictatorship : Propaganda and Thought Work in Contemporary China, Lanham : Rowman & Littlefield.
  • Broudehoux, A.‑M. 2004. The Making and Selling of Post-Mao Beijing, Londres : Routledge.
  • Denis, J. et Pontille, D. 2010. Petite Sociologie de la signalétique : les coulisses des panneaux du métro, Paris : Presses des Mines.
  • Elias, N. 1973. La Civilisation des mœurs, Paris : Pocket, coll. « Agora ».
  • Farquhar, J. 2009. « The Park Pass : Peopling and Civilizing a New Old Beijing », Public Culture, vol. 21, n° 3, p. 551‑576.
  • Geoffray, M.‑L. 2010. Culture, politique et contestation à Cuba, thèse de doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Paris.
  • Kloeckner L. 2012. « Les effets de l’émergence sur les discours officiels de promotion de la modernisation en Chine », ÉchoGéo, n° 21, juillet‑septembre.
  • Tomba, L. 2008. « Fabriquer une communauté : gestion des évolutions sociales dans les villes chinoises », Perspectives chinoises, n° 4, p. 50‑65.
  • Zhang, L. 2010. In Search of Paradise : Middle-Class Living in a Chinese Metropolis, Ithaca : Cornell University Press.

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Pour citer cet article :

Judith Audin, « Le politique dans les rues de Pékin. Une mise en scène urbaine des normes officielles », Métropolitiques, 9 février 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Le-politique-dans-les-rues-de.html

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