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Essais

L’artificialisation des sols : qui pour lutter contre ?

Depuis son adoption en 2021, l’objectif de limiter puis de compenser l’artificialisation des sols en France à l’horizon 2050 est sujet à de vifs débats. Jugé inatteignable par certains tandis que d’autres y voient l’opportunité de changer radicalement notre manière d’aménager, le ZAN est encore aujourd’hui une politique controversée et incertaine.

Plus de deux ans après l’adoption de la loi climat et résilience [1], le cadre réglementaire relatif à la mise en œuvre de l’objectif du « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) vient d’être finalisé. Trois décrets sont en effet parus au Journal officiel le 28 novembre 2023, dont un fixant la tant attendue nomenclature servant à qualifier une surface d’artificialisée, en fonction de sa superficie, de son usage et de sa couverture. En outre, quelques jours avant, le Conseil d’État avait confirmé que les objectifs chiffrés de diminution de l’artificialisation des sols devront être inscrits dans les SRADDETs (schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires). Ces derniers se déclineront ensuite à l’échelle locale [2].

N’en déplaise à Laurent Wauquiez, président du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes qui déclarait le 30 septembre dernier que sa région « se retirait du processus », le ZAN embarque avec lui l’ensemble du territoire national. Dans le même ordre d’idées, les doutes exprimés sur France Inter par François-Xavier Bellamy, vice-président exécutif du parti Les Républicains, ne semblent plus d’actualité. Quoi qu’on en pense, la ligne du gouvernement est désormais fixée, mais les deux ans qui viennent de s’écouler en disent long sur la façon dont les enjeux liés à l’artificialisation des sols, incluant l’urbanisation, sont perçus par les différents acteurs, locaux ou nationaux, chargés de sa mise en œuvre.

En imposant à l’État et aux collectivités territoriales de diviser par deux la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers en dix ans par rapport aux dix années précédant son adoption, puis en imposant le recours à la désartificialisation des surfaces à partir de 2031, le législateur a créé un mécanisme strict. Son opposabilité lui a valu un certain nombre de critiques, les acteurs locaux le jugeant trop centralisateur et insensible aux velléités des communes qualifiées de « rurales ». Cela ne fait que confirmer que pour une certaine partie des élus en France, majoritairement situés à droite de l’hémicycle, mais surtout administrateurs de territoires ruraux, l’artificialisation reste synonyme de développement économique. Les assouplissements et dérogations apportés à l’été 2023 par une loi initiée par le Sénat visant à « faciliter », c’est-à-dire assouplir, la mise en œuvre du ZAN l’attestent [3]. Pourtant, la France artificialise beaucoup son territoire, plus que ses voisins européens, à hauteur d’environ 23 000 hectares par an, et cette tendance est stable. En outre, elle n’artificialise pas toujours efficacement, notamment dans des territoires en déclin démographique ou sans qu’aucun développement économique n’en découle (Portail de l’artificialisation, 2023 [4]). À l’inverse, la dégradation du sol intervient à coup sûr.

Deux ans après l’adoption de la loi, cet article n’aspire pas à décortiquer les détails de la réforme opérée par le ZAN, d’autant que les changements sont nombreux (Carpentier 2021), mais plutôt à analyser les réactions qu’elle a suscitées ainsi que son devenir. Pour l’heure, ces réactions concordent avec la façon dont l’ensemble des textes visant à protéger d’une manière ou d’une autre les sols ont été reçus par le monde politique. Car rappelons-le, le ZAN s’inscrit dans le cadre de la construction d’une politique publique plus large dont l’objectif est de préserver les sols, pour eux-mêmes et pour leur fonction d’habitat de biodiversité, de filtration de l’eau, de recyclage des nutriments et de stockage des gaz à effet de serre.

Définir l’artificialisation, un lent processus controversé

Longtemps la notion d’artificialisation est restée une notion statistique, mesurée par les services du ministère de l’Agriculture pour évaluer la perte des espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF). Elle a progressivement donné lieu à des réformes en droit de l’urbanisme et plus modestement en droit rural, pour que s’organise la lutte contre l’étalement urbain. Tel était notamment l’objet de la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain de 2000 (SRU) ou encore de la loi Grenelle II dix ans plus tard, qui a imposé des bilans de consommation des ENAF lors de l’élaboration et de la révision des documents d’urbanisme. Par ces textes, le droit ne proposait pas aux collectivités d’autres façons d’aménager, il tentait surtout de contenir, sans y parvenir, les enveloppes urbaines. Au mieux, il leur demandait de quantifier les surfaces urbanisées. Jusqu’en 2018 et l’adoption du plan biodiversité, aucune valeur autre que celle liée à leur usage n’était accordée aux sols, dont on se contentait de constater le changement d’occupation. Pourtant, ces changements entraînent une dégradation de l’environnement qui s’accompagne d’une perte de fonction des sols et, par répercussion, d’une perte de services écologiques, c’est-à-dire des bénéfices associés qui profitent à la population (écrêtement des crues, régulation des îlots de chaleur, préservation des paysages). L’adoption de ce plan en 2018 a établi un lien entre l’érosion de la biodiversité et l’artificialisation des sols. Au calcul de la quantité des surfaces est venu s’ajouter timidement celui de l’évaluation des impacts de cette artificialisation sur l’environnement et avec lui l’idée qu’une valeur nouvelle pourrait être accordée aux sols, une valeur excédant celle de la projection d’une opération d’aménagement.

Intégrer les sols dans l’environnement, la solitude du juriste

L’article L101-2-1 du code de l’urbanisme issu de la loi climat et résilience de 2021 dispose qu’artificialiser est une forme de dégradation du sol, identifiable par « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques du sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage ». Avant son introduction, les fonctions du sol étaient quasiment absentes du droit français (exception faite du régime des zones humides considérées sous l’angle du droit de l’eau et du régime relatif à la responsabilité environnementale, jusqu’alors très peu appliqué). Une des explications régulièrement avancée et établie de longue date (Pisani 1977) est celle du monopole du droit de propriété dans notre perception du sol, qui fait du propriétaire « un empereur sur son lopin de terre » (Rémond-Gouilloud 1989, p. 109). Nous aurions cette perception en héritage de la philosophie de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, puis du Code civil de 1804. Avec justesse, Aude Farinetti a démontré, à partir de l’analyse des débats parlementaires ayant précédé son adoption, que la propriété privée exclusive est associée aux sentiments de bonheur, d’épanouissement et de joie. À l’inverse, toute évocation d’une propriété commune apporte la crainte et l’inquiétude du désordre et de la destruction (Farinetti 2023).

Ces émotions sont encore aujourd’hui très fortes quand il s’agit du sol, lequel se trouve ainsi exclu du champ de l’intérêt général, en dehors des préoccupations sanitaire (gestion des sites et sols pollués) ou alimentaire (autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires). Il est frappant de constater que 200 ans après le discours préliminaire du Code civil de Portalis, la tentative de reconnaissance des sols en tant que patrimoine commun de la nation par la loi pour la reconquête de la biodiversité [5] a suscité les mêmes oppositions, parfois épidermiques. Il en résulte un compromis alambiqué et donc peu lisible : il a été admis (du bout des lèvres) que les sols « concourent » à la constitution de ce patrimoine [6].

Dans le domaine des sols, la grande majorité du monde politique entretient un éloquent déni scientifique, sinon un désintérêt manifeste, qui se retrouve dans notre droit positif. Chaque avancée est remportée soit de haute lutte (patrimoine commun), soit par inadvertance (définition de l’artificialisation), avant d’être neutralisée, par voie réglementaire notamment, comme c’est le cas du ZAN. Dans ce contexte, la promesse d’un urbanisme des sols, imaginé par des praticiens comme Patrick Henry (2022), ne pourra se réaliser qu’avec discrétion, pour que la dimension environnementale des sols vienne enrichir ce droit qui « régit l’utilisation qui est faite du sol » (art. L101-3 du code de l’urbanisme).

Gouverner autrement, faire du sol un enjeu national

Le caractère fini de la ressource en sol n’oriente pas les décisions d’aménagement, car il reste dans certains territoires de nombreux sols disponibles. De plus, il n’existe pas de gouvernance des sols qui se saisirait de leur matérialité et de leur qualité. Les sols sont ainsi un impensé des politiques publiques et lorsque cette éventuelle gouvernance fait l’objet d’un débat, c’est en priorité à l’échelle locale qu’elle est imaginée. Largement invisibilisée, la question du sol ne se retrouve donc pas naturellement dans les politiques locales et c’est ainsi qu’a émergé l’idée qu’il fallait porter ce sujet à l’échelle nationale.

Là est peut-être le point faible du ZAN : vouloir embarquer au même niveau l’ensemble des régions, alors que l’on sait que l’artificialisation est un sujet localisé (Béchet et al. 2019 ; Portail de l’artificialisation des sols, 2023), qu’elle n’est pas la même sur le littoral, dans les montagnes et dans les aires d’attraction des métropoles, que partout ailleurs. Tenter de gouverner l’artificialisation des sols revient à s’attaquer à l’ensemble des déterminants qui y conduisent. Autrement dit, à l’ensemble des activités humaines, excepté l’agriculture et la sylviculture. C’est aussi chatouiller l’héritage des lois Deferre de 1982 à l’origine du transfert de la compétence urbanisme de l’État vers les communes. Or la gouvernance par le haut choisie par le législateur (les députés davantage que les sénateurs), en réaction aux inégalités avec lesquelles les collectivités locales se saisissaient de ce sujet, a visiblement généré un sentiment d’incompréhension chez certains acteurs locaux. Ce sentiment avait commencé à poindre à l’été 2019, lorsqu’une instruction ministérielle était venue rappeler aux préfets l’importance de garantir une gestion économe du sol [7] et qu’il s’en était suivi une vague de refus de plans locaux d’urbanisme pourtant préparés en collaboration avec les services de l’État.

L’ensemble des mécanismes de lutte contre l’étalement urbain se matérialisait par une obligation de moyen, tandis que le ZAN fixe une obligation de résultat, celui de réduire effectivement de 50 % la consommation des ENAF, puis de les compenser à partir de 2031 (Soler-Couteaux et J.-P. Strebler 2021). N’est-ce pas là l’expression d’un droit efficace, c’est-à-dire en mesure de remplir l’objectif qui lui est assigné ? On pourrait être tenté d’abonder en ce sens, si toutefois la ligne dessinée par l’État, à l’initiative de cette réforme, avait été claire depuis le départ. Depuis qu’Emmanuelle Wargon, alors ministre du Logement, affirmait devant l’Assemblée nationale que « le modèle du pavillon avec jardin n’est pas soutenable et nous mène à une impasse », le gouvernement n’a pas su communiquer clairement sur la légitimité des enjeux justifiant de telles restrictions [8].

Progressivement, le ZAN se met en route, même si pour le moment le taux d’artificialisation des sols en France n’est toujours pas à la baisse. Au croisement d’enjeux politiques, le droit perd nécessairement en clarté et en lisibilité et il est à prévoir que les tribunaux administratifs ne sont qu’au commencement d’un long travail d’interprétation nécessaire à la consolidation de ce nouveau régime. Peut-être que ces derniers se montreront sensibles à la question des sols ?

Bibliographie

  • Béchet, B., Le Bissonnais, Y., Desrousseaux, M., Ruas, A. et Schmitt, B. (dir.). 2019. Sols artificialisés. Déterminants, impacts et leviers d’action, Paris : Éditions Quæ.
  • Carpentier, É. 2021. « Loi climat, documents d’urbanisme et lutte contre l’artificialisation des sols », La Semaine juridique notariale et immobilière, n° 44, p. 1310.
  • Farinetti, A. 2023. « Exclusif versus communs : une guerre d’affects », Revue juridique de l’environnement, n° 48, numéro spécial, p. 73-81.
  • Henry, P. 2022. Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Rennes : Apogée.
  • Pisani, E. 1977. Utopie foncière. L’espace pour l’homme, Paris : Gallimard.
  • Rémond-Gouilloud, M. 1989. Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement, Paris : PUF.
  • Soler-Couteaux, P. et Strebler, J.-P. 2021. « Les documents d’urbanisme à l’épreuve du zéro artificialisation nette : un changement de paradigme », Revue de droit immobilier, n° 512.

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Pour citer cet article :

Maylis Desrousseaux, « L’artificialisation des sols : qui pour lutter contre ? », Métropolitiques, 18 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/L-artificialisation-des-sols-qui-pour-lutter-contre.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2015

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