Dossier : Les nouvelles politiques du logement
La Chine a fait le choix de privilégier sans nuance la propriété occupante et d’en faire la base de son système de protection sociale et de prévoyance. Après 1998, et en moins d’une décennie, le logement est passé d’un système administré dans lequel il était une composante de la protection sociale fourni par les grandes entreprises à leurs employés à une économie de marché. La Chine a d’abord procédé à la vente à leurs occupants des logements locatifs appartenant aux grandes entreprises publiques [1], comme l’ont fait la plupart des pays de l’ex-bloc soviétique, puis en encourageant le développement d’une filière d’accession à la propriété.
Au-delà de la nécessité de décharger ces entreprises de responsabilités non directement liées à leurs activités concurrentielles, les justifications sont pour partie les mêmes que celles des pays occidentaux : la propriété répond à la préférence majoritaire des ménages, elle favoriserait l’intégration, la stabilité sociale et la responsabilité individuelle. Mais l’objectif premier est de favoriser l’accumulation patrimoniale privée pour asseoir le système de prévoyance sur l’actif individuel des ménages [2].
Le choix du marché et de la propriété
Résultat de cette privatisation massive, le taux de propriétaires occupants dans la Chine urbaine est aujourd’hui très élevé, proche de celui de l’Espagne ou de l’Italie. Ce taux est relativement homogène quel que soit le niveau de revenu ; c’est même la raison mise en avant pour expliquer qu’il n’y ait pas trop de sans-logis parmi les ménages urbains, alors que les prix ont aujourd’hui atteint des niveaux hors de portée des ménages modestes.
Statuts d’occupation en fonction du revenu dans la Chine urbaine en 2005, en %
Déciles de revenu | D1 | D2 | D3-D4 | D5-D6 | D7-D8 | D9 | D10 |
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Propriétaires (%) | |||||||
Propriétaires de plus d’un logement (%) |
Il reste à savoir si une politique du logement uniquement fondée sur l’accès à la propriété peut faire leur place aux jeunes issus de cette classe moyenne. En Asie et en Europe, une partie de ces classes dites moyennes, et particulièrement les jeunes, rencontre des difficultés d’accès au logement dans les métropoles les plus coûteuses. Les membres de la sandwich class, pour reprendre la terminologie utilisée en Asie, disposent de revenus trop élevés pour prétendre aux diverses formes d’aides publiques et pas assez pour acheter un logement au prix du marché.
Une croissance très rapide du parc et des prix
Les progrès de l’économie chinoise se sont accompagnés d’un développement de l’offre à un rythme qui n’avait jamais été atteint jusque-là et de l’amélioration d’une partie des logements existants (fin 2009, selon les chiffres officiels, la surface moyenne par tête était de 30 m², soit quatre fois la surface de 1978 [3]).
- Source : China Statistics Yearbook.
Dans une période où la plupart des marchés immobiliers mondiaux connaissaient une forte hausse des prix, la valeur en yuan des logements construits a été multipliée par 27 entre 1997 et 2009. Cette hausse a été d’autant plus forte en Chine que les revenus des ménages urbains progressaient fortement et que l’afflux de populations dans certaines mégalopoles augmentait la pression foncière. Le volume des achats de logements réalisés par les ménages en quête de placements est venu accroître la demande : dans un pays où les systèmes de retraite sont peu développés et les véhicules d’épargne peu diversifiés, nombre de ménages aisés ont acheté des logements neufs. Il semble que beaucoup de ces appartements ne soient même pas mis en location. Les autorités ont adopté diverses mesures pour freiner ce mouvement, d’abord en augmentant le taux d’apport personnel exigé des emprunteurs, puis en augmentant les taux d’intérêt, mais les prix ont augmenté de façon continue jusqu’à ce que les effets de la crise financière mondiale entraînent une légère baisse.
La hausse de l’immobilier enrichit ceux qui sont déjà propriétaires : le niveau des prix interdit à une frange importante des nouveaux arrivants issus des classes moyennes d’accéder à la propriété, alors même qu’il n’existe pas un parc locatif susceptible de les accueillir. Depuis 2003, date de l’accélération de la hausse des prix dans les principales villes chinoises, la combinaison de la hausse des prix avec les exigences des banques, qui plafonnent le taux d’effort [4] des emprunteurs à 50 %, écarte de l’accession 60 % de la population des nouveaux arrivants : la sandwich class. Or le bien-être de la classe moyenne est un enjeu de première importance pour la Chine, qui mise sur elle pour prendre la place des consommateurs américains et européens comme débouché de l’industrie asiatique.
Des politiques d’aide à l’accession aux effets limités
Divers systèmes destinés à aider les candidats à la primo-accession sont mis en place au plan national et par certaines municipalités. Parfois proches de certaines procédures utilisées en Europe, ils pointent les limites des politiques d’aide à l’accession lorsqu’elles sont conduites sur des marchés très coûteux.
C’est le cas du dispositif dit des logements à prix plafonnés [5] destiné à développer une offre de logements à des prix inférieurs à ceux du marché et à peser sur le niveau global des prix. En échange de terrains fournis par les gouvernements locaux à des prix fortement décotés, les opérateurs doivent s’engager à vendre à des ménages à revenu modeste des logements à des prix inférieurs à ceux du marché. Peuplée de 14 millions d’habitants, Canton a été la première ville à s’engager dans cette politique en 2007.
Le dispositif est réservé aux primo-accédants disposant du statut de résident permanent (le hukou [6]), âgés de plus de 25 ans pour un homme et de 23 ans pour une femme. Le revenu annuel avant impôt doit être inférieur à 200 000 yuan pour un ménage (22 000 € [7]) et 100 000 yuan (11 000 €) pour une personne seule. Le plafond de prix est fixé à 70 % du prix du marché. La surface des logements est limitée à 90 m². Lorsque la demande excède l’offre, les logements sont attribués par tirage au sort. Les acheteurs n’ont pas le droit de revendre avant cinq ans et par la suite, en cas de revente, ils restent redevables auprès de la collectivité des 30 % de la réduction dont ils ont bénéficié lors de l’achat. Le nombre de logements vendus selon ce schéma (8 000) reste très modeste. Mais l’étude conduite en 2009 permet d’analyser les caractéristiques des ménages candidats et les difficultés des jeunes urbains chinois [8].
En 2010, le revenu moyen annuel par tête à Canton était de 30 658 yuan (3 370 €), et le salaire moyen annuel de 45 575 yuan (5 000 €), parmi les plus élevés de Chine. En appliquant les critères de solvabilité des banques, qui plafonnent le remboursement à 50 % du revenu disponible, le prix maximum d’un logement abordable pour ceux qui ont répondu au questionnaire s’établit à 500 000 yuan (55 000 €). La majorité des répondants peut financer un logement dont le prix se situerait entre 300 000 et 600 000 yuan (33 000 et 66 000 €) et seuls 10 % d’entre eux peuvent aller au-delà de 600 000 yuan. Or, selon le Year Book of Guangzhou Real Estate (2010), le prix moyen d’un logement à Canton est de 9 340 yuan/m² (1 027 €/m²), soit environ 800 000 yuan (88 000 €), ce qui exclut la majorité de la classe moyenne.
L’accès à la propriété dans les métropoles coûteuses : le patrimoine avant le revenu ?
Pour financer leur projet, les ménages bénéficient de prêts des housing provident funds. C’est un dispositif mis au point par le gouvernement en 1994, qui s’apparente au 1 % français et qui oblige employeurs et employés à cotiser à un niveau égal. À Canton, les employeurs peuvent fixer le niveau de cotisations entre 5 et 12 % d’un salaire plafonné à cinq fois le salaire moyen de la ville. Les fonds ainsi collectés sont utilisés comme fonds de retraite ou pour faire des prêts à un taux inférieur de 1 à 2 % à ceux du marché. Le prêt est limité à 800 000 yuan (88 000 €) pour un couple et à 500 000 (55 000 €) pour une personne seule.
En outre, nombre d’entreprises ou d’agences proches de la puissance publique accordent des primes à l’accession à leurs employés. C’est d’ailleurs le niveau de l’apport personnel qui s’avère particulièrement discriminant. 44 % des personnes interrogées comptent majoritairement sur leur propre épargne pour le réunir, alors que 47 % comptent d’abord sur une aide familiale. Les accédants bénéficiant d’un apport de leur famille sont ceux qui ont le pouvoir d’achat immobilier le plus élevé.
Comme en France, la stabilité du revenu, et donc l’ancienneté dans l’emploi, importe autant que son niveau. Les employés du gouvernement ou des agences publiques nationales sont ceux qui ont le plus de chances de pouvoir réaliser leur projet. Viennent ensuite les universitaires et les chercheurs, alors que les employés des entreprises privées et des entreprises étrangères ont moins de chances d’y parvenir. Mais c’est principalement pour les jeunes que ces niveaux de prix constituent un obstacle insurmontable.
Les aides à l’accession en marché tendu : réservées aux héritiers ?
Dans quelle mesure le choix d’une politique presque exclusivement fondée sur la propriété peut-il se faire autrement qu’en excluant les jeunes ? Comparons avec la situation parisienne, en ayant rappelé qu’à Paris, comme dans la plupart des métropoles européennes, la location l’emporte [9]. Plus les prix sont élevés, plus la proportion de locataires augmente.
Procédons au même rapprochement entre le prix des logements à Paris intra-muros (10 000 € le m² pour un appartement neuf et 7 500 € le m² en ancien, avec des écarts importants sur ce dernier segment) et les capacités d’emprunt des ménages de l’agglomération parisienne. Les banques plafonnent le taux d’effort à 30 % du revenu : sauf à disposer d’un apport personnel important qui, pour un jeune, proviendra le plus souvent d’une aide familiale, seuls les ménages du dixième décile de l’agglomération parisienne pourront accéder à la propriété à Paris intra-muros.
À mesure que les prix s’élèvent, l’accès au logement dépend moins du revenu et plus du patrimoine, personnel ou familial, pour lequel il représente une forme de placement. Qu’il s’agisse de métropoles européennes ou de mégalopoles chinoises, quand la pression de la demande excède la possibilité de croissance de l’offre nouvelle, le fait de privilégier par trop l’accession ne peut qu’exclure ceux des jeunes qui ne sont pas des héritiers. En Europe comme en Chine, les jeunes rencontrent des obstacles de même nature pour devenir propriétaires sur les marchés les plus chers. Pourtant tout oppose la situation des classes moyennes en France et en Chine. Inquiètes face au risque de déclassement [10] ici, elles sont en plein essor là. La crise économique n’est pour rien dans l’affaire, au contraire : lorsque, face à la pression de la demande, l’élasticité de l’offre est faible, l’enrichissement général s’accompagne d’une augmentation de la valeur des patrimoines et notamment des prix des logements, ce qui enrichit les générations en place et dresse des obstacles croissants devant les nouveaux arrivants et d’abord devant les jeunes.
Cette rapide comparaison illustre le fait que, sur les marchés les plus coûteux, les politiques publiques trop exclusivement orientées vers l’aide à l’accession ne peuvent favoriser l’arrivée des jeunes sans aide familiale. Le patrimoine joue, dans la sélection des nouveaux entrants, un rôle qui s’accroît avec la tension du marché.