Fin octobre, Alain Bauer et Michel Gaudin ont remis au ministère de l’Intérieur un Livre blanc sur la sécurité publique [1]. Quelques jours plus tard, la fondation Terra Nova publiait un rapport en forme de programme – Changer de politique de sécurité [2] –, bientôt suivi d’un bilan – L’imposture. Dix années de politique de sécurité de Nicolas Sarkozy [3]. Malgré leurs divergences, ces documents ont en commun de relancer une question récurrente, celle de la territorialisation de la sécurité urbaine et de son niveau pertinent d’action : la sécurité est-elle l’affaire de l’État ou est-ce un problème local ? Entre acteurs publics et acteurs privés, comment les compétences de sécurité se répartissent-elles aujourd’hui ? Qu’en est-il de la relation aux bénéficiaires desdites politiques : citoyens, usagers, habitants ?
Les émeutes et la « découverte » du caractère local des problèmes de sécurité
Compétence régalienne par excellence, la sécurité urbaine n’est plus aujourd’hui le domaine réservé de la police nationale. Les émeutes des Minguettes, au début des années 1980, ont été à l’origine de l’invention, sous l’égide de la commission des maires sur la sécurité, d’une « nouvelle politique de prévention de la délinquance » [4]. Faite de partenariat local, elle devait se conjuguer à la fois à des actions favorisant la solidarité et à la répression. On venait de « découvrir » le caractère éminemment local des problèmes de sécurité et la nécessité d’y apporter des réponses adaptées, par hypothèse différentes selon les situations. À la fin des années 1990, c’est sous la bannière de la sécurité que le colloque de Villepinte relance ce partenariat local, en créant les contrats locaux de sécurité (CLS). Qu’est devenue cette politique territoriale, en particulier depuis 2002 et l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, puis son élection à la présidence de la République ?
En 2007, la loi a fait officiellement du maire le coordinateur des politiques de prévention [5]. Le rapport entre l’État et le local, en la matière, n’est pas clarifié pour autant. On pourrait dire, au contraire, que sa principale caractéristique est l’ambivalence.
Une territorialisation de la police empêtrée dans ses ambivalences
Les années 2000 sont marquées par la suppression de la police de proximité qu’avait tenté – avec difficulté – d’instaurer le gouvernement de gauche. Ce mode d’action policier est définitivement et publiquement disqualifié par Nicolas Sarkozy [6]. Parallèlement, on assiste à une diminution des moyens de la police nationale : les effectifs décroissent, des commissariats ferment leurs portes. Le désengagement de l’État va de pair avec un renvoi – implicite – au local des missions policières de proximité. Ce renvoi prend la forme, essentiellement, de l’encouragement à créer des polices municipales. Le législateur tend à élargir leurs prérogatives, les faisant ainsi « ressembler » de plus en plus à la police nationale. Les maires se trouvent ainsi placés devant ce que le président du Forum français pour la sécurité urbaine appelle une décentralisation de fait des questions de sécurité [7]. La police nationale se transforme, en outre, sous la pression des impératifs gestionnaires de la LOLF [8] et de la RGPP [9], en machine à faire du chiffre. Si l’intention est légitime – mesurer l’efficacité de la police – les chiffres sont produits par des acteurs se trouvant à la fois juges et parties : évalués sur la base de ces statistiques, les policiers sont conduits, pour les améliorer (baisse du taux de délinquance, hausse du taux d’élucidation), à modifier leurs pratiques dans un sens qui les éloigne de la population – refus d’enregistrer les plaintes, focalisation sur les petits délits (élucidés) au détriment du travail d’enquête au long cours.
On observe ainsi, du côté de la police nationale comme des polices municipales, les effets de ce qui s’apparente à un double discours de l’État. L’organisation centralisée et le fonctionnement de la police nationale rendent celle-ci incapable de faire face à des problématiques locales parfois difficiles : « La rupture des relations police–population est consommée ; elle ne fait plus l’objet d’aucune tentative de changement. » [10] Une forme de « proximité policière » réapparaît toutefois – à doses homéopathiques et sous des appellations nouvelles [11] – tant la nécessité d’une amélioration des relations entre la police et la population et celle d’une connaissance fine du « territoire » est criante. Quant aux polices municipales, « tentées » par la proximité, elles tendent néanmoins à ressembler de plus en plus à leur grande sœur nationale. Le développement de la sécurité privée – dont il ne sera pas question ici – est une autre façon de pallier le désengagement de l’État sur le terrain.
Un état qui garde la main sur l’orientation des politiques de sécurité
L’ambivalence de la territorialisation se traduit également au niveau des dispositifs locaux de coproduction de la sécurité. Leur encadrement juridique et financier ne laisse aux maires qu’une marge de manœuvre limitée. Ce que l’État leur donne d’une main, il le reprend de l’autre. En effet, si le pilotage des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) est supposé municipal, le code des collectivités territoriales (art. L2215-2) pose, lui, depuis 2007, que leurs programmes ne doivent pas être incompatibles avec le plan départemental de prévention de la délinquance arrêté par le préfet. Les stratégies territoriales de la police et de la justice restent donc très peu discutées. Les élus ne bénéficient en réalité que d’un droit à l’information : la police et la gendarmerie doivent les informer sans délai des infractions « causant un trouble à l’ordre public » et commises sur le territoire de la commune, et le parquet des réponses pénales apportées aux mêmes faits (art. L2211-3 CGCT). De même, les subventions du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), créé en 2007, doivent être utilisées dans le respect des priorités fixées par l’État. Or, c’est la vidéosurveillance qui a été érigée en priorité absolue : sur les 51 millions d’euros du budget du FIPD, 29,7 millions y sont consacrés [12].
Parallèlement, depuis 2002, ont été promulguées plus de trente lois ayant une incidence pénale [13]. Nombre d’entre elles ont pour objet soit d’incriminer des comportements qui jusque-là ne l’étaient pas, soit d’aggraver la répression. Pénalisation des rassemblements dans les halls d’immeubles, de l’intrusion en bandes dans les établissements scolaires, du racolage passif ; succession de lois visant à lutter contre la récidive (peines planchers [14], rétention de sûreté [15], nouvelle loi « visant à amoindrir le risque de récidive criminelle [16]) ; sans compter les annonces plus ou moins tonitruantes consistant à promettre le retrait de la nationalité française aux personnes d’origine étrangère en guise de sanction à certains comportements [17]. Un mouvement analogue concerne la justice des mineurs, objet de lois successives visant à la rapprocher de la justice des majeurs. Ce qui est à souligner ici est moins un « virage répressif » [18] qu’une « frénésie législative » [19]. La forme prise par celle-ci – un enchaînement devenu systématique allant d’un fait divers à une loi [20] – montre à quel point la problématique de la sécurité demeure porteuse sur le plan des rapports avec l’opinion et reste, à ce titre, l’occasion de mesures – et de gesticulations – au niveau national.
Des élus locaux eux-mêmes ambivalents
S’agissant des élus locaux, l’ambivalence n’est pas moindre. Face au désengagement de l’État, les positionnements observables sur le terrain sont divers. Certains maires restent fermement attachés à une compétence de principe de l’État en matière de sécurité. Ceux-là, refusant de combler ses lacunes, sont peu enclins à développer une police municipale, sauf en la distinguant soigneusement de la police nationale tant par l’appellation [21] et l’apparence que par les missions. D’autres, au contraire, investissent fortement dans une police municipale qui, sans être forcément « sécuritaire », vient à leurs yeux utilement compléter, voire suppléer, une police nationale qui se rétracte. D’autres encore s’engagent dans un rapport de force avec l’État. Ils utilisent les outils contractuels pour l’interpeller et faire passer des priorités locales en matière de sécurité :
« En résumé, on prend acte du fait que c’est l’État qui maîtrise les moyens et les gère comme il l’entend, tout en essayant d’exercer sur lui une influence pour que la situation locale soit prise en compte de la meilleure façon possible. L’objectif est de mettre le maire non pas au centre de la prévention (loi de 2007) mais au centre de la sécurité. » [22]
Un impensé : la participation des habitants
Le débat est loin d’être clos. On le refermera provisoirement sur un constat empirique. Quel que soit le positionnement adopté par les élus locaux pour résoudre l’équation « local–national », un écart demeure souvent entre les autorités municipales elles-mêmes et la population. Dans une ville d’Île-de-France, une chargée de mission souligne la distance qui sépare les services de la ville de la population et les conséquences que cela produit :
« L’administration municipale parle plus à l’administration policière qu’aux habitants. […] Quand la municipalité est confrontée à des questions de sécurité, il est trop tard. Les conflits sont déjà graves, voire irréversibles. Les services municipaux réagissent dans l’urgence, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour le long terme et la mise en place d’une veille de fond. Ils perdent alors en crédibilité auprès des habitants, qui attendent d’eux qu’ils anticipent les tensions. »
Dans une autre ville, on apprend, comme en écho, que les habitants ne « bougent » que quand un événement dramatique – comme le décès d’un bébé renversé par un scooter – se produit et que, parfois, même ce genre de drame ne les fait pas se mobiliser. Comme le résume un policier municipal : « Il faut redonner confiance aux habitants, et pour cela il faut savoir leur répondre. »
Redonner confiance aux habitants, avant d’attendre d’eux qu’ils « bougent ». Rares, en effet, sont les villes où l’on découvre des initiatives d’habitants. Mais rares sont les équipes municipales prêtes à « accepter et comprendre que céder le terrain du dialogue à la société civile, en matière de réflexion sur la sécurité, est un risque à prendre » [23]. Les acteurs institutionnels préfèrent souvent renvoyer les gens aux formes classiques de « participation » : barbecues, fêtes, pétitions ou instances consultatives existantes, bien encadrées par les édiles locaux.
Rares aussi sont les habitants qui tiennent le discours de cette responsable d’association de femmes, à l’origine d’un collectif créé pour réagir à l’assassinat, en plein jour, d’un jeune du quartier : « Notre message consiste à dire qu’on ne peut pas savoir et ne rien dire. » Dans ce cas, l’opiniâtreté du collectif a montré aux élus l’intérêt de prendre en compte la parole qu’il portait, démontrant sa compétence en matière d’analyse du vécu quotidien (identification des points de cristallisation des tensions, horaires des conflits, protagonistes impliqués) souvent « plus affinée que celle des professionnels, voire même de la police nationale » [24]. Ces exemples, trop rares, montrent que redonner confiance aux habitants, savoir leur répondre, suppose aussi de leur faire confiance, de les traiter en interlocuteurs, c’est-à-dire de leur rendre des comptes.