La question de la « sustainability » a fait son entrée en fanfare il y a une quinzaine d’années dans les discours politiques, dans les échanges entre praticiens, comme dans les programmes publics de financement de la recherche [1]. Sa traduction française par le terme de « durabilité » est loin de faire consensus, mais elle est utilisée par commodité, laissant peu définie la préoccupation à laquelle elle renvoie. Nombreux et divers sont donc les discours qui circulent, par exemple, sur la ville ou l’habitat durables. Pour autant, il continue à manquer une vision d’ensemble sur la manière dont les acteurs du projet architectural et urbain ont adapté leurs savoirs et leurs pratiques pour intégrer cette nouvelle demande. C’est à cette question que s’attache actuellement le réseau Ramau et à laquelle ce dossier souhaite contribuer [2].
Les compétences professionnelles en voie de constitution dans ce champ semblent s’enraciner sur chacun des trois pôles canoniques du développement durable : le social, l’économique et l’environnemental. Dans le premier registre, on voit des compétences se forger en faveur de l’écoute, de la négociation ou de l’animation de collectifs hybrides intervenant sur la décision urbaine ou architecturale. Le deuxième registre voit se développer une ingénierie de gestion du risque mettant en avant la question du coût global d’exploitation et des services de maintenance et de gestion des espaces bâtis et urbains. Mais c’est dans un registre environnemental quelque peu rabattu à son volet énergétique que le développement durable retravaille le plus clairement, en France, les compétences de conception et de réalisation. La question du changement climatique sur-détermine en effet fortement la vision que nous avons en France de la « durabilité », entraînant l’engendrement et la circulation de savoirs, savoir-faire et dispositifs techniques nouveaux, en matière de limitation d’émissions de gaz à effet de serre et d’amélioration des performances énergétiques notamment.
Ainsi, en amont du travail des concepteurs, le débat se porte sur les conséquences pratiques de l’injonction à la lutte contre le réchauffement climatique. À l’articulation entre acteurs publics (services de l’État, collectivités locales, chercheurs) et acteurs privés et/ou professionnels (grands opérateurs de services urbains, bureaux d’études, entreprises de construction, concepteurs) se déclinent à différentes échelles territoriales la remise en cause des pratiques traditionnelles et l’invention de mesures destinées à mieux encadrer la prise en compte de la question énergétique dans la production bâtie et le renouvellement urbain. Dans ces nouveaux « forums hybrides », la délibération repose beaucoup sur les compétences des divers participants, la légitimité que leur donne leur position institutionnelle et leur aptitude à définir la manière légitime de poser le problème et de hiérarchiser les solutions. Pour les participants, ces cercles sont aussi une manière de se constituer une expertise spécifique, un réseau relationnel, parfois même un accès à certains marchés (G. Molina).
Pour une part, ce processus s’inscrit en continuité avec les questions du management de la qualité et de la certification. Cela a été clairement le cas pour la certification HQE, relayée par des labels comme Effinergie, BBC, « Bâtiment à énergie positive » qui relèvent principalement de l’initiative du maître d’ouvrage. Du côté de la maîtrise d’œuvre, on observe une forte disparité des adhésions à ces évolutions : si certains se situent comme précurseurs en entamant une transformation radicale de leurs pratiques qui va de pair avec une approche fondamentalement systémique, d’autres adoptent des postures moins globales et introduisent ponctuellement telle technique, telle innovation, recyclant des expériences et des savoirs issus de l’après-premier choc pétrolier (G. Debizet).
C’est largement dans l’interprofessionnalité que l’évolution des pratiques se joue, fruit de la rencontre des représentations que se font les acteurs du problème climatique, de son urgence et des manières de le juguler. La presse professionnelle tient un rôle primordial dans les représentations du durable – par exemple, dans ce qu’elle laisse filtrer de la recomposition des rapports de partenariat et de concurrence entre architectes et ingénieurs, entre généralistes en charge de l’approche holistique maintenant valorisée et spécialistes de savoirs techniques fragmentés (I. Grudet). Les éco-quartiers sont un laboratoire passionnant à cet égard, d’autant plus qu’à cette échelle intermédiaire entre celle de l’édifice et celle de la ville, les outils réglementaires n’existent pas encore et laissent place à une large marge d’invention au cas par cas. C’est en particulier à cette échelle que se confrontent deux objectifs majeurs, pas toujours compatibles, de l’urbanisme durable : la participation des habitants à l’élaboration de leur cadre de vie et la performance du cadre bâti – en termes énergétiques, en matière d’économie et de traitement de l’eau, de choix de matériaux respectueux de l’environnement. L’observation des opérations en cours indique un phénomène de vases communicants : plus grande est la technicité en matière environnementale, plus fragile est la capacité à faire réellement participer les populations citoyennes à la prise de décision (L. Héland).
Les dispositifs relevant de l’amélioration énergétique sont souvent contraignants pour les usagers et habitants des lieux, supposant, entre autres, de respecter dans l’usage les effets d’imperméabilité à l’air requis pour l’isolation thermique. Ainsi est posée dans des termes partiellement renouvelés la question du rapport entre conception et usages des locaux. Dans quelle mesure l’adhésion de l’habitant ou de l’usager aux préoccupations environnementales et sa compréhension des dispositifs contenus dans son espace pour limiter les consommations énergétiques contribuent-elles à l’efficacité d’une conception éco-responsable ?
Nombreuses sont les études de cas qui montrent les effets contre-productifs de conceptions fort sophistiquées mais contraires aux pratiques et aux intuitions des usagers et habitants. On est proche de ce que les économistes appellent « l’effet rebond » : les économies prévues initialement sont compensées ou annulées par les changements dans les comportements des usagers. Déculpabilisés dans leur rapport à l’énergie, du fait que le bâtiment qu’ils pratiquent est très performant en termes énergétiques, les usagers ont tendance à consommer plus, ailleurs. Ce constat revient, d’une autre façon, à la question de la prise en compte des habitants par les concepteurs, mais aussi à celle de la prise en compte du temps long de la gestion dans celui de la conception (C. Rigot et G. Jacquemain). Au croisement des performances énergétiques et des pratiques habitantes se trouve aussi l’enjeu des choix de densité. Préconisée pour limiter les réseaux urbains et pour limiter les enveloppes bâties, la densité, surtout quand elle s’accompagne de transparences, peut renvoyer à des représentations de promiscuité et à des gênes de voisinage. L’injonction au durable rejoint ici l’injonction à la mixité sociale (P. Godier et C. Mazel).
Le détour par les pratiques « ordinaires » de consommation énergétique des ménages et par leur représentation du confort dans l’habitat permet de restituer toute la complexité d’une intervention radicale des professionnels en matière de maîtrise de l’énergie. Le différentiel est grand dans les comportements des ménages à cet égard. Il s’enracine dans le rapport à la consommation en général, dans le rapport au changement, à la pensée technique, dans l’engagement éco-responsable et la représentation de l’urgence à accorder à la protection de l’environnement, mais également dans la maîtrise des techniques et des connaissances à mobiliser pour limiter ses consommations (H. Subrémon). Il tient aussi à des facteurs socio-démographiques : âge, catégorie socioprofessionnelle, moment du cycle de vie, etc. Autant de facteurs qui modulent les réactions individuelles à l’injonction à la sobriété énergétique : on peut vouloir être sobre mais ne pas savoir comment y parvenir, on peut penser être sobre et ne pas l’être en réalité, on peut aussi ne pas s’en soucier (N. Roudil).
Ce dossier explore les conséquences multiples de l’injonction au développement durable sur la fabrique et les usages de la ville, depuis l’évolution des pratiques des concepteurs jusqu’aux appropriations par les habitants de ces nouvelles constructions, en passant par la recomposition des relations entre les métiers qui font la ville et l’attention portée aux échelles territoriales.
Les concepteurs de la ville face à l’injonction au « durable »
- « Lutte contre le réchauffement climatique : les acteurs de l’aménagement entre coopération, reconversion et concurrence », Géraldine Molina
- « Bâtiment et climat : la guerre des normes n’aura pas lieu », Gilles Debizet
Quartier et voisinage au cœur des conceptions durables
- « Mobilisation, méfiance et adaptation des architectes devant la demande de durabilité », Isabelle Grudet
- « Habitat durable : les incertitudes de l’expérimentation », Patrice Godier et Caroline Mazel
De la conception aux usages : la prise en compte des usagers
- « Concilier exigence participative et performance énergétique : le cas des bâtiments scolaires », Gautier Jacquemain et Clément Rigot
- « Pour une intelligence énergétique : ou comment se libérer de l’emprise de la technique sur les usages du logement », Hélène Subrémon
- « Moins consommer d’énergie, mieux habiter ? », Nadine Roudil et Amélie Flamand