L’Île-de-France a connu ces dernières années des épisodes d’émeutes urbaines. Celles de l’hiver 2005 ont conduit le gouvernement à déclarer l’état d’urgence dans certaines communes de la banlieue nord (Clichy-sous-Bois, Villers-le-Bel...) et continuent de marquer le débat public. Dans les représentations actuelles, la violence urbaine serait expliquée par l’augmentation des disparités sociales entre les territoires et l’émergence d’une véritable fracture socio-spatiale au cœur de l’Île-de-France. Une telle représentation différenciée de l’espace urbain n’est pas nouvelle. Déjà, en 1845, Engels posait la question des « mauvais quartiers » londoniens et, dans les années 1920, les sociologues de l’école de Chicago étudiaient la concentration de populations défavorisées dans certaines portions du territoire urbain. Aujourd’hui, dans un contexte d’insécurité sociale et de précarité grandissantes, les individus ont de plus en plus conscience du rôle joué par leur localisation sur leur bien-être et leurs opportunités en matière d’éducation, d’emploi et d’accessibilité. L’espace devient un enjeu de la cohésion sociale et la différenciation socio-spatiale est vécue comme une remise en cause de la capacité de la République à réussir dans sa mission de maintien de la cohésion sociale. Ce sentiment d’une accentuation des disparités socio-spatiales de bien-être est-il réel ou relève-t-il simplement d’une vue de l’esprit ?
Une nouvelle approche du bien-être : capabiliste et spatialisé
Notre approche est différente des analyses sur la ségrégation qui examinent les interactions et la localisation différenciée des classes ou groupes sociaux dans l’espace urbain. Sur la base d’éléments théoriques normatifs nourris par les théories de la justice (en particulier Amartya Sen), nous construisons une mesure du bien-être capabiliste spatialisé et multidimensionnelle [1].
D’abord, la prise en compte des préférences adaptatives est un élément fondamental en présence de différences sociales marquées. Obéissant au principe de réalité, les individus adaptent en effet leurs préférences à ce qu’ils pensent pouvoir obtenir : des individus vivant dans un environnement social défavorable risquent d’être moins exigeants en termes de préférences et d’objectifs. Renoncer à une mesure subjective du bien-être évite de surestimer le bonheur des moins bien lotis par rapport à leur situation objective comme dans l’approche utilitariste standard en économie. Le fait que l’’environnement socio-économique des individus influence la formation de leurs préférences prend un relief supplémentaire en raison du caractère géographiquement situé de l’existence humaine (Sack 2007 ; Soja 2010). L’approche par les capabilités évite cet écueil en retenant une définition au moins partiellement objective du bien-être.
Ensuite, contrairement au bien-être utilitariste, le bien-être capabiliste est multidimensionnel. On peut retenir chez Sen (1985b) trois éléments clef pour décrire le bien-être : le vécu (Rel), les opportunités (Cap) et la liberté de choix (Cho). Ces éléments s’apprécient à l’aune de ce que Sen appelle les « fonctionnements » des individus, c’est-à-dire l’ensemble de ce qu’un individu peut être ou peut faire (être bien logé, avoir un revenu suffisant, être éduqué, être bien localisé, etc.). Le vécu des individus renvoie aux fonctionnements effectivement réalisés et donc à ce que les individus sont ou font dans les faits. Au-delà, Sen met aussi l’accent sur la valorisation des opportunités des individus. Les opportunités se définissent comme l’ensemble des existences potentiellement accessibles aux individus. Cet ensemble correspond à ce qu’il nomme « la matrice des capabilités ». Elle est composée de toutes les combinaisons de fonctionnements que les individus pourraient choisir de réaliser. Enfin, la liberté de choix renvoie au degré de maîtrise des individus sur leurs choix.
La mesure concrète du bien-être avec cette approche reste forcément partielle au regard de la richesse de sa définition théorique (pour une discussion de ces difficultés méthodologiques, voir Robeyns 2000 ; Alkire 2008 ; Chiappero-Martinetti 2006 ; Comim 2001). Dans le cas francilien, la question de la disponibilité des données géolocalisées dans les 1 300 communes et les arrondissements parisiens [2] contraint encore plus le choix des indicateurs et l’échelle de la mesure.
Une mesure du bien-être en région Île-de-France
Nous avons sélectionné un nombre restreint de critères pour refléter chacune des trois dimensions du bien-être capabiliste spatialisé (voir tableau ci-dessous, Portfolio [3]). À partir de ces indicateurs de fonctionnements, nous construisons des indices multidimensionnels de bien-être (PNUD 1990 ; Betti et al. 2008) et mesurons le bien-être capabiliste spatialisé.
Parmi ces indicateurs, certains méritent quelques mots d’explication (pour plus détails, Bourdeau-Lepage et Tovar 2011). Dans la dimension des aspirations et du vécu (Rel), nous valorisons la part de la population vivant en maison individuelle : ce choix reflète le désir de nature qui hante l’inconscient collectif depuis l’exode rural et qui se traduit par l’aspiration à vivre dans un pavillon avec jardin, maintes fois répétées dans les enquêtes d’opinion (Bailly et Bourdeau-Lepage 2011).
Dans la dimension des opportunités (Cap), il s’agit d’utiliser des fonctionnements qui rendent compte de l’étendue et de la qualité des options ouvertes aux individus. Avoir une bonne éducation (fonctionnement Cap1) permet d’atteindre des réalisations effectives plus élevées mais augmente aussi la capacité de chacun à s’adapter aux circonstances. De même, la diversité sociale de la commune (fonctionnement Cap2) traduit le fait que, comme l’éducation, la confrontation à la diversité sociale assouplit la contrainte exercée par l’environnement sur l’adaptation des préférences individuelles et élargit le champ des possibles perçus par chacun.
Dans la dimension touchant à la liberté (Cho), l’appartenance à un territoire stigmatisé (fonctionnement Cho1) intègre le fait que les populations de certaines communes peuvent être discriminées sur le marché de l’éducation, du logement ou du travail (Petit et al. 2011). L’indicateur utilisé repose sur l’idée que le ciblage par la politique de la ville peut refléter une certaine visibilité des difficultés de certains quartiers ou communes.
Le bien-être des franciliens s’améliore mais la fracture socio-spatiale s’accentue
L’analyse du bien-être capabiliste spatialisé et de son évolution entre 1999 et 2006 révèle une augmentation de 45 % du bien-être global de l’Île-de-France. Un processus global de rattrapage des communes et arrondissements les plus favorisés par les communes les plus défavorisées est également à l’œuvre : en moyenne, plus le bien-être des communes est faible en 1999, plus sa variation relative est élevée entre 1999 et 2006 [4]. Cette double évolution indique le desserrement de la fracture sociale entre les populations des communes franciliennes et semble être en opposition avec l’inquiétude grandissante sur le devenir de la cohésion sociale dans la région.
Pour autant, cela ne signifie pas que la fracture socio-spatiale soit résorbée, loin de là. En effet, le tri socio-spatial s’est fortement accentué (le coefficient de Moran mesurant l’autocorrélation spatiale des niveaux de bien-être a augmenté de 66 % entre 1999 et 2006 [5]) et les communes dont les populations sont dotées de niveaux de bien-être semblables ont tendance à être géographiquement plus proches en 2006 qu’en 1999.
Mais quels sont ses contours géographiques de la différenciation socio-spatiale ainsi mise en lumière ? La statistique d’auto-corrélation locale LISA (Anselin 1995) permet d’étudier le regroupement spatial (statistiquement significatif) de valeurs similaires ou dissimilaires du bien-être autour de chaque unité spatiale. Cinq types d’ensembles communaux peuvent ainsi être identifiés en 1999 comme en 2006 [6] :
les pôles de mal-être : communes défavorisées entourées de communes défavorisées ;
les pôles de bien-être : communes favorisées entourées de communes favorisées ;
les poches de mal-être : communes défavorisées entourées de communes favorisées ;
les oasis de bien-être : communes favorisées entourées de communes défavorisées ;
autres : association spatiale statistiquement non significative (à 10 %).
Cartes 1a et 1b. Distribution des types d’association des niveaux de bien-être
En 1999, comme en 2006, la polarisation du bien-être ou du mal-être ne concerne qu’une minorité de communes [7]. Cependant, le pôle de mal-être (en bleu roi sur les cartes 1a et 1b) s’est considérablement étendu pendant la période, pour inclure en 2006 toutes les communes comprises entre les arrondissements du Nord de Paris et Roissy et mordre sur une partie de la capitale. Les pôles de mal-être ont en revanche eu tendance à disparaître en grande couronne. Dans le même temps, les pôles de bien-être situés en grande couronne se sont étendus tandis que ceux de première couronne se sont réduits (dans les Hauts-de-Seine) ou ont disparu (dans le Val-de-Marne). Au final, on assiste à une forte polarisation socio-spatiale des territoires du bien-être et du mal-être en Île-de-France.
Enfin, les évolutions relatives du bien-être entre 1999 et 2006 ne sont pas non plus distribuées au hasard sur le territoire francilien. Au contraire, les communes dont les populations connaissent des évolutions similaires ont tendance à être proches les unes des autres [8]. De plus, il est frappant de constater que certaines des communes qui ont souffert d’une diminution de leur bien-être pendant cette période (en rouge sur la carte 2) faisaient déjà partie de la zone très défavorisée de 1999.
Carte 2 - Distribution spatiale de la variation relative du bien-être entre 1999 et 2006
Conclusion : le cœur de l’Île-de-France est à la dérive
L’Île-de-France connaît d’importantes inégalités dans la distribution des niveaux de bien-être des populations des communes et arrondissements franciliens en 1999 comme en 2006. De plus, le pôle de mal-être de 1999 s’étale et la frontière entre les communes les mieux dotées et les moins dotées s’amenuise. Pire, au cœur de la région, une enclave au Nord de Paris semble également avoir décroché du destin commun, marqué par l’amélioration généralisée du bien-être des populations franciliennes. Ces éléments contribuent sans doute à expliquer la conscience exacerbée de la fracture socio-spatiale dans les représentations publiques. À l’heure où les décideurs publics cherchent, à travers le Grand Paris, à se doter d’outils de bonne gouvernance métropolitaine, cela renvoie la question de la solidarité des territoires au cœur des débats.