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La fabrique urbaine des patrimoines : nouvelles formes, nouveaux enjeux ?

Le « patrimoine » n’a de cesse de changer de visage, et la patrimonialisation de prendre des formes nouvelles : l’ouvrage collectif dirigé par Caroline de Saint‑Pierre, qui fait la part belle à l’étude de cas dans des pays du Sud, en est un nouveau témoignage. Vincent Veschambre souligne ici les enjeux sociaux, économiques et urbains sous-jacents à ces processus.
Recensé : Caroline de Saint‑Pierre (dir.). 2014. La Ville patrimoine. Formes, logiques, enjeux et stratégies, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 246 pages.

« Aborder la ville à partir des stratégies et des enjeux patrimoniaux qui prennent de l’importance aujourd’hui un peu partout dans le monde » (p. 16) : c’est ainsi que Caroline de Saint‑Pierre résume la démarche qui rassemble les contributions regroupées dans cet ouvrage, issues d’une journée d’étude organisée à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2012, dans le cadre d’une coopération scientifique avec l’Argentine. Si « le dépassement des partages disciplinaires » y est revendiqué, le livre fait la part belle aux anthropologues et aux sociologues. De ce point de vue, d’autres ouvrages collectifs récents sur le patrimoine apparaissent plus ambitieux, avec non seulement un large panel de sciences sociales, mais également la participation de professionnels du patrimoine (par exemple : Mengin et Godonou 2013 ; Collectif 2013). L’écrasante majorité d’auteures (20 sur 21 !) traduit, quant à elle, un rééquilibrage femmes–hommes et un renouvellement des générations dans la recherche a priori stimulants.

La mondialisation de la production du patrimoine

Un tel renouvellement contribue à changer le regard porté sur le patrimoine culturel, objet dont le succès dans les sciences sociales et plus largement dans la société ne se dément pas depuis les années 1980. Cet ouvrage est l’occasion de nous rappeler que le patrimoine ne « tombe pas du ciel », mais qu’il est construit par des initiatives diverses d’acteurs plus ou moins légitimes, visant à révéler, mettre en scène, valoriser tel ou tel lieu, édifice ou pratique culturelle localisée – d’où le terme de patrimonialisation, passé du statut de néologisme hardi à la fin des années 1990 à celui de notion incontournable pour exprimer le caractère processuel et dynamique de la production de patrimoine. Ce livre a le mérite de nous plonger dans cette production patrimoniale telle qu’elle « se vit et se fabrique aujourd’hui au quotidien » (p. 8). Ce n’est pas non plus une nouveauté, mais cet ouvrage rend compte de la mondialisation et de l’élargissement géographique de la patrimonialisation, au-delà des espaces les plus reconnus.

S’il est fait mention de certains ensembles monumentaux et édifices prestigieux – centre de Beyrouth, site Le Corbusier de Firminy ou quartiers historiques de Buenos Aires –, le regard porte essentiellement sur de nouvelles formes de patrimoine, du côté de l’éphémère (défilés de rue à Buenos Aires, installations dans le cadre du Voyage à Nantes), du populaire (ancienne cité soviétique de Sokol, unités d’habitation Le Corbusier), du banal (marchés et petits commerces parisiens, restaurants et devantures de Buenos Aires) et d’espaces plus éloignés des centres de production du patrimoine légitime, à l’échelle urbaine (périphérie de Moscou, faubourgs de Lille, banlieues de Nantes et de Saint-Étienne) ou mondiale (Casablanca, Beyrouth ou encore Abou Dhabi).

Le livre est ainsi constitué d’une succession d’études empiriques portant sur des contextes urbains variés, généralement envisagés à l’échelle du quartier. En ciblant principalement des métropoles de rang mondial, l’ouvrage révèle l’impact de la circulation des humains (avec le rôle souvent décisif d’acteurs venus d’ailleurs dans le processus de patrimonialisation), des idées et des modèles de mise en valeur.

La patrimonialisation : logiques d’appropriation et de marchandisation

La première partie du livre regroupe des cas d’étude où s’opère un tri significatif (avec de nombreuses destructions) dans les objets et lieux du passé que les pouvoirs politiques et économiques choisissent de mettre en exergue. Les exemples de Berlin et de Beyrouth sont de ce point de vue particulièrement éloquents et traités de manière stimulante (Marie Hocquet ; Sophie Brones). La deuxième partie traite de l’émergence d’objets patrimoniaux nouveaux, mobilisés dans la concurrence entre villes : sont ainsi rapprochés les processus de patrimonialisation qui s’opèrent autour de la signature Le Corbusier à Rezé et à Firminy (Sabrina Bresson ; Clarisse Lauras), le label UNESCO étant ardemment recherché dans le second cas. À Nantes (Anne Bossé ; Amélie Nicolas), l’événementiel est depuis longtemps assumé comme un « accélérateur de la fabrication de produits patrimoniaux » (p. 94), tandis qu’à Abou Dhabi la problématique patrimoniale est intégrée à une logique de marchandisation poussée à l’extrême, à travers la promotion d’une marque mondialisée (Sophie Corbillé). Enfin, sous le signe de la « mise en récits de séquences urbaines », sont analysés des exemples où le patrimoine est utilisé comme levier de valorisation foncière et d’éloignement de populations ou d’activités jugées indésirables, comme dans les quartiers de Puerto Madero ou de San Telmo à Buenos Aires (María Florencia Girola et al.).

Alors que la référence au patrimoine est un facteur incontestable d’attractivité, de valorisation, de changement d’image, ces contributions nous rappellent combien il est important d’identifier par qui et pour qui s’opère la patrimonialisation, afin de dépasser les discours convenus sur le « bien commun » patrimonial. Comme le résume Pascal Garret, « patrimonialiser, c’est s’approprier pour posséder » (p. 65). La patrimonialisation entraîne une redistribution des cartes du jeu social : gentrification, légitimation de nouvelles élites… À Casablanca, ce sont des architectes formés en France qui sont à l’origine du changement de regard sur l’héritage colonial. À Beyrouth, la reconstruction et la patrimonialisation sélective qui l’a accompagnée se sont traduites par la dépossession des anciens habitants et propriétaires du centre historique. À Buenos Aires, María Florencia Girola et ses collègues parlent « d’activation patrimoniale » pour décrire un processus visant à attirer les populations nouvelles qui seraient légitimes et à exclure celles qui sont jugées indésirables. C’est également ce qui est décrit à propos de la cité-jardin de Sokol (Sarah Carton de Grammont), où les anciens habitants précarisés par les réformes néo‑libérales se voient délogés par les « nouveaux Russes », qui profitent de la privatisation de la cité. Plutôt pratiquées par les classes moyennes, des formes de protection ou de résistance par l’instrumentalisation du patrimoine sont également le fait de classes populaires, comme dans le quartier de San Telmo à Buenos Aires et plus largement dans l’ensemble de l’Amérique du Sud (Tomas 2004).

Le renouveau des formes et des processus de patrimonialisation

Le détour par les villes du Sud est instructif du point de vue des mutations en cours en matière de conceptions du patrimoine, dont on sait qu’elles se sont plutôt forgées dans les centres des villes occidentales. La notion de patrimoine immatériel, fortement promue par l’UNESCO, est particulièrement présente (chapitres sur la marque Abou Dhabi de Sophie Corbillé ou sur les défilés festifs à Buenos Aires de Mónica Lacarrieu et al.). Pourtant, comme Caroline de Saint‑Pierre le souligne à juste titre, la distinction matériel–immatériel n’est pas pertinente : un édifice ou un objet patrimonialisé est toujours chargé affectivement, symboliquement, et donc associé à de l’immatériel ; de leur côté, les éléments de patrimoine dit immatériel s’incarnent dans des corps (fêtes, savoir-faire, traditions…) ou se matérialisent dans des objets (instruments de musique, costumes, outils…).

Un tel succès de la notion est cependant symptomatique, et il est intéressant de se demander à quoi (et à qui) elle est utile : sans nul doute, à favoriser la patrimonialisation dans des contextes dépourvus de monumentalité à l’occidentale ; mais aussi, de manière plus contestable, à faire croire que des formes « plus immatérielles » de patrimoine, telles qu’elles se déploient dans certains événements festifs de Buenos Aires portés par des communautés de migrants, auraient tout autant de légitimité que d’autres plus classiques et plus matérielles. En effet, leur caractère éphémère, typique des classes populaires, ne permet pas à ces groupes sociaux d’accéder durablement au « conservatoire de l’espace » (Verret 1995), tandis que les élites sociales peuvent inscrire durablement dans les espaces urbains les plus valorisés des repères patrimonialisables tels que des résidences de prestige et des lieux de pouvoir, privés ou publics.

Dans un registre plus innovant, cet ouvrage permet d’identifier de nouveaux « régimes de temporalités » (p. 14) selon lesquels est aujourd’hui produit le patrimoine, avec une réduction croissante du temps de latence entre la production d’un objet (ou d’une pratique) et sa patrimonialisation (ville nouvelle de Cergy-Pontoise), voire avec une tendance à la projection du patrimoine du futur, comme le pratique le Bureau de la marque Abou Dhabi [1]. Dans le cadre de ce que certains chercheurs qualifient de « nouveau régime de patrimonialité » (Gravari-Barbas 2014), les valeurs d’historicité ou d’authenticité sont fortement relativisées, comme le souligne également la thématique des Journées européennes du patrimoine 2015 (« Le patrimoine du XXIe siècle, une histoire d’avenir »).

En analysant des processus de patrimonialisation concrets, dans des contextes urbains à la fois diversifiés et mondialisés, cet ouvrage nous invite à repenser nos visions du patrimoine, qui renvoient encore bien souvent à l’esprit XIXe siècle des « monuments historiques » ou à celui des « nouveaux patrimoines » des années 1980. À l’époque du néolibéralisme dominant, il n’est pas surprenant de constater que la logique du stock, qui est traditionnellement celle du patrimoine, tend à être supplantée par celle du flux, avec des conceptions plus éphémères, plus flexibles et adaptables. Contrairement à ce qu’affirment les discours rebattus sur la « ville figée » par le patrimoine, les quartiers historiques, les édifices obsolescents et a fortiori les formes les plus récentes de patrimoines ont tendance à être inclus dans des processus de recyclage, selon des logiques créatives stimulantes, mais aussi des logiques marchandes destructrices.

Bibliographie

  • Collectif. 2013. « Périurbains : territoires, réseaux, temporalités », Cahiers du patrimoine, n° 102, Lyon : Lieux-Dits.
  • Gravari-Barbas, M. (dir.). 2014. Nouveaux défis pour le patrimoine culturel, rapport final d’ARP (atelier de réflexion prospective), Paris : Université Paris‑1 Panthéon-Sorbonne, EA EIREST (Équipe interdisciplinaire de recherches sur le tourisme).
  • Mengin, C. et Godonou, A. (dir.). 2013. Porto-Novo, patrimoine et développement, Paris : Publications de la Sorbonne.
  • Tomas, F. 2004. « Les temporalités du patrimoine et de l’aménagement urbain », Géocarrefour, vol. 79, n° 3, p. 197‑210.
  • Verret, M. 1995. Chevilles ouvrières, Paris : Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières.

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Pour citer cet article :

Vincent Veschambre, « La fabrique urbaine des patrimoines : nouvelles formes, nouveaux enjeux ? », Métropolitiques, 10 juin 2015. URL : https://metropolitiques.eu/La-fabrique-urbaine-des-patrimoines-nouvelles-formes-nouveaux-enjeux.html

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