À rebours des discours sur Beyrouth et sur le Liban centrés sur la guerre civile, Éric Verdeil a pris le parti novateur de la traiter comme un horizon lointain. Ainsi accorde-t-il une marge de manœuvre aux acteurs qui rend lisibles les temporalités de l’action publique comme les intérêts des acteurs privés dans la mise en valeur du territoire.
Ce renversement est tout à la fois légitime et porteur, puisqu’il lui permet d’examiner le dessous des cartes, c’est-à-dire les visions abandonnées, les scénarios avortés, les opportunités manquées et les pans aveugles de l’histoire urbaine sur une trentaine d’années. Ce faisant, il transforme le visage de la ville capitale – et plus largement du pays – d’une « ville en guerre » en ce qu’il nomme avec justesse une « ville en plans », c’est-à-dire en un système de projections, de compromis, et de leur renoncements corollaires.
Histoire sociale de l’urbanisme et relecture d’une période charnière
En onze chapitres, suivant un double fil chronologique et thématique, Beyrouth et ses urbanistes dresse une histoire sociale de l’urbanisme faisant retour sur la période charnière – ni âge d’or, ni mère de tous les maux – de l’indépendance et de l’affirmation nationale à la veille de la guerre civile, de 1946 à 1975. Éric Verdeil en livre une relecture dépassionnée, au prisme de l’intention planificatrice et de la construction du milieu professionnel de l’urbanisme. Son récit s’organise en quatre parties : la continuité avec la période du Mandat et les prémices du Liban indépendant ; la politique volontariste du président libanais Fouad Chéhab ; la mise en place d’un milieu professionnel ; et, enfin, l’état des relations entre l’État et les intérêts privés ainsi que les enjeux urbanistiques à la veille de la guerre civile.
Extrêmement fouillé et circonstancié, parfois un peu ardu pour des non-spécialistes du Liban ou de l’urbanisme, l’ouvrage s’appuie sur un triple parti-pris méthodologique : une synthèse de sources archivistiques disséminées et, pour beaucoup d’entre elles, jusqu’ici inexplorées ; un dépouillement systématique de plusieurs revues professionnelles libanaises ; et un corpus d’entretiens avec les acteurs de l’époque, tout en faisant le lien avec les recherches les plus récentes.
Un système de projection des espaces et des idées
Un premier apport de l’ouvrage est son approche de l’urbanisme. Ce n’est pas seulement un mode d’action sur la ville. C’est aussi un système de production de récits et de projection dans le temps et dans l’espace que l’auteur relie et relit selon deux grilles : d’un côté, la formalisation d’un « imaginaire aménageur » et ses caractéristiques et, de l’autre, l’affirmation de l’État, pris non comme une entité homogène, mais comme « un espace d’affirmation des stratégies des groupes sociaux », un espace « d’alliances et de négociations ».
Un second apport est de ne pas réduire l’urbanisme à la seule échelle urbaine. Il pose la question du développement et des principes d’aménagement du territoire dans son ensemble. Beyrouth n’est donc pas le seul espace de référence et de cristallisation des idéologies et des réalisations, mais l’un des éléments d’une trame de développement et de rééquilibrage national. La ville n’est plus traitée comme une exception, mais comme une partie d’un tout. Plan après plan, esquisse après esquisse, le lecteur voit se dessiner une autre géographie libanaise mettant l’accent sur les déséquilibres territoriaux. À travers les documents d’urbanisme, c’est tout un processus de visibilisation et d’invisibilisation des territoires qui est à l’œuvre, où Beyrouth, les banlieues sud et ouest et le littoral cristallisent les projections aux dépens du sud, de la plaine de la Bekaa ou de la montagne.
Cela passe par le décryptage d’une formalisation particulière : le plan d’aménagement. À travers la diversité des documents, ce sont les échelles, les modes et les normes de représentation en plan, les modalités de zonage qui sont décortiqués et, de la sorte, leurs visions, leurs valeurs et leur force de conviction. La succession de plans et leurs variantes sont analysées comme le fruit de processus de négociation entre acteurs publics et privés et comme le produit de normes et de regards différenciés, parfois contradictoires.
Entre affirmation d’une expertise locale et circulation internationale
Le parti-pris est clairement celui d’une conception technicienne de la ville, retraçant les étapes de la mise en œuvre urbanistique et non de l’urbanisation et de ses effets sociaux. Les Libanais y apparaissent peu au profit de l’examen un peu déformant des seules politiques publiques et de la formation d’une culture professionnelle. L’auteur s’intéresse aux débats internes à une profession et à des modes d’exercice, à une élite praticienne en formation, à ses relais et ses commanditaires politiques, au risque d’effacer ou de distordre les réalités sociales et la complexité du jeu libanais.
Néanmoins, cette approche éclaire la circulation et les transferts d’idées et de normes entre les experts étrangers et les professionnels locaux. L’affirmation d’une compétence libanaise est analysée à partir de trajectoires individuelles exemplaires – celles des experts français Michel Écochard et le père Lebret comme celles des figures locales récurrentes Gabriel Char, Joseph Naggear ou encore Henri Eddé –, et de la formation d’instances de mobilisation corporatistes, comme l’Ordre des ingénieurs ou des cursus de formation. L’urbanisme apparaît alors comme un espace de mobilisation et une ressource spécifique structurant un milieu professionnel, autour d’un imaginaire commun porté par les idéologies dominantes du fonctionnalisme, de l’hygiénisme et du développement, et d’une dénonciation de la corruption et de l’inefficacité.
Un « modèle de régulation faible »
L’étude dans la durée de l’aménagement idéal et de l’intention planificatrice au Liban rend compte d’une évolution sans rupture depuis la fin du mandat français. L’urbanisme demeure l’instrument d’une conception bourgeoise et inégalitaire de la société, favorisant les intérêts des classes moyennes et aisées et légitimant leurs pratiques. Le mérite de l’ouvrage d’Éric Verdeil est, dans la lignée des travaux de Marcel Roncayolo sur Marseille [1], de montrer la complexité des modes de négociation et de production d’un consensus dans lequel les modalités d’interventions publiques consacrent les intérêts du secteur privé. Conformément à l’idéologie libérale, le volontarisme affiché, principalement sous la présidence de Fouad Chéhab, n’est en rien un autoritarisme et l’adoption des normes urbanistiques se fait par des accommodements avec les pratiques en place et les logiques spéculatives. Les tensions comme les allers-retours entre les services de l’État, les municipalités, les acteurs privés au sujet de l’extension des droits à construire et de la négociation des coefficients d’occupation des sols en sont un bon exemple largement fouillé par l’auteur. L’accommodement est une forme minimale et paradoxale de reconnaissance de la norme ou de la bonne pratique. L’urbanisme en plan est un urbanisme de compromis et de légitimation des exceptions : en témoigne l’échec des politiques de logement social ou de résorption de l’habitat insalubre et irrégulier et, à l’inverse, l’essor des politiques d’équipements au service d’une économie axée sur les services et le tourisme.
L’empreinte géographique
N’oubliant pas qu’il est géographe, Éric Verdeil ne se livre pas à une lecture décontextualisée, traitant le cas libanais comme une exception. Il replace la question urbaine et urbanistique dans le moment post-colonial et dans la diversité des chemins pris par les États nouvellement indépendants. En ce sens, depuis les projections coloniales jusqu’aux scénarios contemporains, c’est la construction d’un regard sur l’Orient comme terrain d’expérimentations urbanistiques et de transferts réciproques qui est retracée. À cette fin, la perspective retenue n’est pas uniquement celle des échanges Nord–Sud, de l’ancienne métropole vers les colonies et les protectorats, mais également une perspective Sud–Sud où le Liban s’ancre dans la sphère méditerranéenne. Les affirmations nationales, les revendications de panarabisme en Égypte comme en Syrie, la montée de la résistance palestinienne et ses conséquences sur les territoires syriens, jordaniens et libanais comme les polarisations et radicalisations qui en découlent sont autant de clefs de compréhension des débats urbanistiques, de leurs traductions en plans et de leur non-application.
Loin de la table rase que peuvent présupposer les cycles guerres/destructions/reconstructions, Éric Verdeil met en lumière la mémoire, parfois empêchée, des interventions urbanistiques. Au terme de ce détour éminemment prospectif par l’histoire, la période 1946‑1975 s’affirme comme celle de la constitution d’une aire d’expertise, d’un langage et d’une intelligence des territoires, insistant sur les lignes de partage, plutôt que sur les lignes de fracture.