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Beyrouth : les nouvelles lignes de front de la recherche urbaine

À Beyrouth, les mutations extrêmement rapides des espaces urbains comme des politiques urbaines nourrissent les interrogations et les travaux des chercheurs. Deux ouvrages collectifs récemment publiés témoignent de la vitalité de la recherche urbaine beyrouthine et du renouveau de la critique urbaine.

Recensé :
  • Bou Akar, Hiba et Hafeda, Mohamed. 2011. Narrating Beirut from its Borderlines, Beyrouth : Heinrich Böll Stiftung – Middle East Office.
  • Shayya, Fadi. 2010. At the Edge of the City. Reinhabiting Public Space Toward the Recovery of Beirut’s Horsh Al-Sanawbar, Beyrouth : Discursive Formations/Heinrich Böll Stiftung – Middle East Office.

Durant les années de guerre civile, la question urbaine est devenue véritablement une question centrale. Les chercheurs ont exploré les racines sociales et confessionnelles de la fragmentation des espaces urbains au Liban (Seurat 1989 ; Nasr 1985), puis se sont intéressés à la destruction de l’espace public et aux possibilités de sa reconstruction (Beyhum 1991a ; 1991b ; Khalaf et Khoury 1993). À partir des années 1995, le centre-ville et sa reconstruction polémique ont suscité de très nombreux travaux dans différentes disciplines et de la part de (jeunes) chercheurs originaires de plusieurs pays ou formés en différents lieux : Libanais, bien sûr, y compris les expatriés en Europe et aux États-Unis, mais aussi Français, Allemands, Danois, etc. (pour se limiter à des travaux publiés : M. F. Davie 1997 ; Rowe et Sarkis 1998 ; M. Davie 2001 ; Kassir 2003 ; Hanssen 2005 ; Schmid 2002 ; Verdeil 2010). La question du patrimoine, puis celle de la mémoire de la guerre sont progressivement devenues des thématiques majeures (Haugbolle 2010 ; Sawalha 2010 ; Mermier et Varin 2010 ; Larkin 2012). Parallèlement, les travaux se sont progressivement étendus à d’autres zones que la ville-municipe. La banlieue sud a ainsi suscité beaucoup d’attention (notamment Clerc-Huybrechts 2008 ; Harb 2010 ; Fawaz 2008), en raison de l’originalité de l’action urbaine du Hezbollah puis de l’enjeu majeur qu’a constitué la reconstruction du quartier de Haret Hreik détruit par les bombardements israéliens (Fawaz et Ghandour 2007). Les banlieues est et nord avaient d’abord attiré l’attention des géographes en raison de leur extension urbaine spectaculaire dans les années 1990. Plus récemment, des recherches ont exploré les transformations dans la gouvernance municipale (Farah 2011) et les mutations commerciales dans ce secteur. S’étalant sur une trentaine d’années, cette succession de recherches [1] s’analyse aussi, évidemment, au prisme des renouvellements générationnels : on peut distinguer un premier groupe qui a écrit sur la guerre vécue puis sur la reconstruction d’un deuxième groupe qui est venu à la recherche durant les années de reconstruction.

Périphéries, lignes de front et engagement politique

Nous assistons ces dernières années à l’émergence d’une troisième génération de chercheurs, nés durant la guerre, voire pendant la reconstruction, dont témoignent deux petits ouvrages publiés par la fondation Heinrich Böll. Ils ont en commun de s’attacher à ce qu’on peut appeler les nouvelles lignes de front qui divisent la ville depuis 2006-2007 et les événements de mai 2008. C’est directement l’objet de Narrating Beirut from its Borderlines, édité par Hiba Bou Akar et Mohamed Hafeda et comprenant quatre articles. At the Edge of the City. Reinhabiting Public Space Toward the Recovery of Beirut’s Horsh al-Sanawbar est marqué par ce contexte de tension mais revient aussi sur des thématiques héritées des années de la reconstruction, comme la question de la capacité de l’urbanisme à recréer des espaces publics partagés. Horsh al-Sanawbar, le Bois des Pins, est situé sur l’ancienne ligne de démarcation est-ouest, aux confins de Beyrouth-municipe et de la banlieue sud, et enjambe ainsi l’une des lignes de fracture ravivées par la montée des tensions des cinq dernières années. Cet espace pensé pour recréer de la convivialité mais pratiquement jamais ouvert au public est le symbole d’une reconstruction-réconciliation en échec. Produit de la collaboration de 38 signataires, l’ouvrage alterne des textes d’analyses, des témoignages, des articles de presse et des documents graphiques et même multimédias. Autant qu’un texte de recherche sur le lieu emblématique du Bois des Pins, ce livre peut se lire comme un dossier d’archives.

Leur publication commune par la fondation Heinrich Böll, à un an de distance, ne fait pas l’objet d’une justification spécifique de la part de cette fondation allemande liée au parti Vert ; seuls quelques mots à la fin de l’ouvrage sur le Bois des Pins insistent sur la nécessité de repenser les relations entre les citoyens et leur espace urbain, en soulignant l’enjeu que représente un tel espace vert moins d’un point de vue écologique que politique. En fait, le soutien apporté par cette fondation fait écho au travail de nombreuses institutions similaires qui ont financé la publication de travaux académiques au Liban tout au long des années 1990 et 2000 [2].

Elles privilégient des projets qui allient une dimension académique et des visées réformatrices. Sur ce point, les deux ouvrages diffèrent cependant quelque peu. At the Edge of the City constitue en effet une interpellation publique visant notamment la municipalité de Beyrouth, maître d’ouvrage du parc et responsable de sa non-ouverture, proposant diverses voies pour son appropriation citoyenne. Narrating Beirut privilégie une écriture de recherche, même si l’un des textes qui le compose résume une proposition d’architecture pour un ensemble bâti remarquable de la capitale libanaise (le centre de la communauté druze, dans le quartier de Verdun, situé à l’ouest de la ville).

L’art et le design, outils de la critique urbaine

Malgré cette différence, les deux ouvrages partagent un langage, et plus encore des formes d’expression, manifestes dans la facture même des livres, qui en font des objets de design bien plus que des livres classiques. S’y mêlent, dans des mises en pages élaborées, aux formats non conventionnels (carré de 13 cm pour l’un, format paysage 26 × 19,5 cm pour l’autre), en bi- ou quadrichromie, de nombreuses illustrations (photographies travaillées, graphiques et même œuvres d’art), ainsi que, pour At the Edge of the City, des pliages, un poster et un cédérom. Du reste, cet ouvrage a également son prolongement sur internet avec un site multimédia.

Cette originalité graphique renvoie elle-même à la diversité des approches disciplinaires et professionnelles. Anthropologie, sociologie, géographie et histoire s’entrelacent et s’articulent avec des regards et des interventions artistiques, pour partie éphémères, et des propositions d’architectes, de designers et de paysagistes [3]. Cette combinaison de postures est la signature de cette troisième génération de (parfois très) jeunes chercheurs et de critiques sur la ville de Beyrouth. Cela renvoie plus largement à la vitalité culturelle qui caractérise la capitale libanaise malgré – ou à la faveur de – son instabilité politique.

Une rupture dans les références intellectuelles et urbanistiques

Le choix de l’anglais est un autre marqueur fort pour ces collectifs. L’arabe est, en effet, peu utilisé dans la recherche urbaine au Liban, contrairement à d’autres disciplines comme la sociologie ou l’histoire. Cet usage de l’anglais – alors qu’un bon nombre des auteurs sont de formation francophone – est aussi le signe du rôle croissant de l’université américaine de Beyrouth et de sa faculté d’architecture et d’urbanisme dans ce champ – ce que traduit, par ailleurs, la montée en puissance depuis une dizaine d’années des City Debates organisés par cette institution. C’est plus largement aussi un signe de l’attractivité croissante des universités anglophones (anglaises, canadiennes ou américaines) pour les jeunes Libanais face aux institutions francophones locales ou extérieures.

Un autre élément frappant caractéristique du positionnement de ces auteurs concerne leur radicalisme critique, notamment à l’égard de la planification urbaine, qui a joué un rôle central dans le discours normatif sur la reconstruction–réconciliation dans le Beyrouth d’après-guerre. Dans un texte récent, je soulignais que la recherche francophone active dans les instituts français du pourtour méditerranéen s’est très largement écrite dans un dialogue soutenu et constructif avec de nombreux urbanistes directement impliqués dans les politiques urbaines, fût-ce avec un point de vue critique. Il n’est que de songer, pour Beyrouth, au rôle de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (IAU ÎdF, anciennement IAURIF) comme accompagnateur, voire comme partenaire direct, de l’Observatoire de recherche sur Beyrouth et sa reconstruction entre 1993 et 2003 [4]. Ce compagnonnage incluait également nombre d’urbanistes libanais. La référence à l’IAU ÎdF est forcément présente à propos du Bois des Pins, puisque l’institut fut l’acteur majeur de sa réhabilitation à travers un concours international de paysagisme en 1992, puis à travers le financement de la réhabilitation par le conseil régional d’Île-de-France, au titre de sa coopération avec Beyrouth. Celle-ci se poursuit aujourd’hui par une réflexion sur les circulations douces dans la ville, visant à sortir de la situation d’échec que constitue le maintien de la fermeture du parc par la municipalité.

Mais les auteurs de At the Edge of the City ne se placent jamais dans le prolongement de cette tradition de coopération. Il ressort du livre une attitude fort critique à l’égard des démarches urbanistiques classiques inscrites dans le système de pouvoir, considérées comme élitistes et productrices d’exclusion. Longtemps justifiée officiellement par la nécessité d’attendre que les plantes aient poussé, puis par le manque de moyens et de personnel, la fermeture du jardin renverrait pour ces auteurs surtout à une défiance à l’égard des pratiques populaires d’appropriation du jardin, qui risqueraient de l’endommager. En creux, le refus d’ouvrir le jardin exprimerait aussi la volonté de se préserver face aux habitants chiites et palestiniens des secteurs voisins. Cette critique s’inscrit dans un décentrement qui fait passer au second plan les politiques publiques et urbanistiques pour privilégier une analyse des pratiques, des ressentis, au ras du sol, dans les pas quotidiens des usagers.

La ville comme traces et comme sons

Narrating Beirut est encore plus distant de cette lecture par les plans officiels. Les deux textes les plus aboutis de ce recueil partent des traces disponibles dans la ville plutôt que des projets d’urbanisme. Ce renversement se lit tout d’abord dans l’article de Hiba Bou Akar sur les ruines qui marquent encore le paysage de l’ancienne ligne de démarcation à Mar Mikhaïl, dans la banlieue sud de Beyrouth. Au lieu d’analyser ces vestiges comme des séquelles de la guerre civile, elle montre qu’elles sont, en grande partie, maintenues volontairement par leurs propriétaires. Elles expriment la résistance des autorités confessionnelles chrétiennes de la région face à une promotion immobilière vue comme un cheval de Troie pour les chiites des localités voisines en expansion démographique. À l’inverse, de nombreux chrétiens refusent de revenir s’y installer, ce qui donne au quartier cette allure de no man’s land suspendu dans le temps.

Mohamed Hafeda propose, pour sa part, une très originale promenade en « service » (taxi collectif) qui est le prétexte au recueil des traces sonores qui marquent les territoires autrement que par une matérialité architecturale. Ainsi, le parcours ponctué de fragments radiophoniques de médias politiquement et confessionnellement opposés ou d’extraits de conversations qui montent du trottoir, témoignant des préoccupations d’un quartier, est restitué sous forme de timelines. En indexant des traces immatérielles et en archivant des paysages sonores mobiles, c’est à une autre compréhension de l’espace urbain et du vécu des divisions politiques beyrouthines que nous invite cette recherche dont il faudra guetter l’aboutissement.

Beyrouth constitue un laboratoire urbain exceptionnel. Ce n’est pas dû seulement à sa destinée violente ni à la complexité des politiques urbaines d’inspirations contradictoires. Carrefour intellectuel, nourrie d’allers et retours incessants entre le monde arabe, l’Europe, l’Amérique du Nord (et même du Sud, avec des relations fortes maintenues avec le Brésil et le Mexique), la ville et ses dynamiques changeantes sont les premiers objets de création et de réflexion critique d’une élite multilingue. Ces deux ouvrages pleins d’originalité et de promesses en offrent une vision stimulante, qui renouvelle la réflexion par la multiplication des registres d’expression et leur croisement polyphonique.

Bibliographie

  • Beyhum, Nabil. 1991a. Espaces éclatés, espaces dominés : étude de la recomposition des espaces publics centraux de Beyrouth de 1975 à 1990, Lille : Atelier national de reproduction des thèses.
  • Beyhum, Nabil. 1991b. Reconstruire Beyrouth : les paris sur le possible : table ronde tenue à Lyon du 27 au 29 novembre 1990, Lyon : Maison de l’Orient, collection Études sur le monde arabe.
  • Clerc-Huybrechts, Valérie. 2008. Les quartiers irréguliers de Beyrouth : une histoire des enjeux fonciers et urbanistiques dans la banlieue sud, Beyrouth : Presses de l’Institut français du Proche-Orient.
  • Davie, May. 2001. Beyrouth 1825-1975 : un siècle et demi d’urbanisme, Beyrouth : Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth.
  • Davie, Michael F. (dir.). 1997. Beyrouth : regards croisés, Tours : URBAMA, collection Villes du monde arabe.
  • Farah, Jihad. 2011. Différenciations sociospatiales et gouvernance municipale dans les banlieues de Beyrouth : à travers l’exemple de Sahel al-Matn al-Janoubi et des municipalités de Chiyah, Ghobeiri et Furn al-Chebbak, thèse de géographie, université de Liège.
  • Fawaz, Mona. 2008. « An Unusual Clique of City-Makers : Social Networks in the Production of a Neighborhood in Beirut (1950–75) », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 32, n° 3, p. 565-585.
  • Fawaz, Mona et Ghandour, Marwan. 2007. The reconstruction of Haret Hreik. Design options for improving the livability of the neighborhood, Beyrouth : American University of Beirut, Reconstruction Unit (Department of Architecture and Design).
  • Hanssen, Jens. 2005. Fin de siècle Beirut : the making of an Ottoman provincial capital, Oxford : Oxford University Press, Clarendon Press, collection Oxford Historical Monographs.
  • Harb, Mona. 2010. Le Hezbollah à Beyrouth (1985-2005). De la banlieue à la ville, Paris : Karthala.
  • Haugbolle, Sune. 2010. War and Memory in Lebanon, Cambridge : Cambridge University Press.
  • Kassir, Samir. 2003. Histoire de Beyrouth, Paris : Fayard.
  • Khalaf, Samir et Khoury, Philip S. 1993, « Recovering Beirut : Urban Design and Post-War Reconstruction », Social, economic and political studies of the Middle East and Asia, n° 47, Leiden : E. J. Brill.
  • Larkin, Craig. 2012. Memory and Conflict in Lebanon : Remembering and Forgetting the Past, Londres/New York : Routledge, collection Exeter Studies in Ethno-Politics.
  • Mermier, Franck, et Varin, Christophe. 2010. Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Paris : Sindbad/Actes Sud.
  • Nasr, Salim. 1985. « La transition des chiites vers Beyrouth : mutations sociales et mobilisations communautaires à la veille de 1975 », in Zakariya, Mona. 1985. Mouvements communautaires et espaces urbains au Machreq, Beyrouth : Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain/Paris : Sindbad, p. 87-116.
  • Pieri, Caecilia. 2012. « L’Observatoire urbain à Beyrouth : pour une lecture polysémique de la ville et du territoire », Les carnets de l’Ifpo, 3 février.
  • Sawalha, Aseel. 2010. Reconstructing Beirut : Memory and Space in a Postwar Arab City, Austin : University of Texas Press.
  • Schmid, Heiko. 2002. « Der Wiederaufbau des Beiruter Stadtzentrums : ein Beitrag zur handlungsorientierten politisch-geographischen Konfliktforschung », Heidelberger geographische Arbeiten, n° 114, Heidelberg : Geographisches Institut der Universität.
  • Seurat, Michel. 1989. L’État de barbarie, édité par Gilles Kepel et Olivier Mongin, Paris : Éditions du Seuil.
  • Verdeil, Éric. 2010. Beyrouth et ses urbanistes. Une ville en plans (1946-1975), Beyrouth : Presses de l’Ifpo.

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Pour citer cet article :

Éric Verdeil, « Beyrouth : les nouvelles lignes de front de la recherche urbaine », Métropolitiques, 21 mai 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Beyrouth-les-nouvelles-lignes-de.html

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