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Le Corbusier, un retour aux sources

Un siècle après sa rédaction, le récit du périple accompli par Charles-Édouard Jeanneret (futur Le Corbusier) en Europe centrale et le long de la Méditerranée septentrionale reparaît dans une édition critique. Toute l’œuvre de l’architecte peut se comprendre à travers les émotions qu’il ressentit lors de ce voyage véritablement initiatique.

Recensé : Le Corbusier. 2011. Voyage d’Orient, 1910-1911, Paris : Éditions de la Villette, collection « Textes fondamentaux modernes ».

L’histoire du Voyage d’Orient tient en trois dates : 1911, 1966, 2011. Mai–novembre 1911 : Jeanneret accomplit durant quelque six mois un voyage qu’il qualifiera d’« utile » dans son livre de 1925, L’Art décoratif d’aujourd’hui. Dans les Balkans, en Turquie, en Grèce et en Italie, il s’émeut, dessine, écrit – pour lui-même et pour une hypothétique postérité. Plus de cinquante ans passent. 1966 : l’éditeur Jean Petit publie, aux éditions genevoises Forces vives, le recueil des articles publiés en 1911 et quelques chapitres restés inédits ; ce recueil avait été relu et validé par Le Corbusier quelques semaines avant sa mort en 1965. Décembre 2011 : cent ans après sa rédaction, l’ouvrage, devenu introuvable, est réédité dans une version révisée, annotée et augmentée, selon une vraie démarche scientifique. Il se lit toujours comme un récit de voyage aux épisodes variés, voire comme un roman.

L’appareil critique particulièrement riche témoigne du soin apporté à cette réédition. Ainsi, ayant constaté que la première publication n’était pas strictement conforme au dactylogramme revu par Le Corbusier quelques semaines avant sa mort, c’est de ce document original que les nouveaux éditeurs sont repartis. Par les différentes parties qui le composent, le volume que le lecteur a dans ses mains aujourd’hui reflète cette scrupuleuse entreprise de restitution. En introduction, l’éditeur de l’ouvrage (et directeur de la maison d’édition où il est publié), Marc Bédarida [1], fin connaisseur du maître franco-suisse, narre par le menu l’histoire des différents chapitres qui forment le livre. La plupart de ceux-ci ont paru en feuilleton dans un quotidien de la petite ville horlogère du Jura suisse où Jeanneret est né et a vécu jusqu’alors, La Feuille d’avis de La Chaux-de-Fonds. La traduction d’un essai d’un des spécialistes les plus reconnus de Le Corbusier, l’historien de l’art suisse Stanislaus von Moos, « Voyages en zigzag », paru en 2002 en anglais, est placée en postface. Ce texte brillant replace avec érudition le goût pour les expéditions de l’architecte, dont témoigne son œuvre tant peint qu’architectural. Enfin, un cahier en couleurs réunit les reproductions de pages de carnets, de photographies, de croquis abondamment légendés et cotés, et d’aquarelles d’une grande éloquence réalisés par le futur architecte durant le voyage, tous documents qu’il reproduira régulièrement dans ses publications ultérieures : témoignage, s’il en était besoin, de l’intérêt qu’il leur prêtait.

Pourquoi le périple de Jeanneret est-il si important pour Le Corbusier ?

Que sont six mois dans la longue vie d’un créateur ? Le voyage entrepris par le jeune homme de vingt-quatre ans – ce qui n’est pas si précoce pour le fameux Grand Tour, ce voyage en Europe méridionale que les jeunes gens fortunés se devaient d’accomplir pour parfaire leur éducation – restera comme un repère et un acte fondateur tout au long de la vie de l’architecte devenu célèbre. Il en fit même un des points de départ de la geste autofictionnelle qu’il se bâtit au fil des ans à travers ses nombreux livres ; il revenait, en effet, avec constance, et plus ou moins d’insistance, sur ce tournant de sa sensibilité à l’art et à l’architecture. L’itinéraire emprunté, guide Baedecker en main, avec son ami l’historien de l’art puis galeriste August Klipstein, auquel il restera toujours lié, est à la fois classique et inédit : décalé par rapport aux usages de l’époque du fait de l’importance qu’il accorde au folklore, aux arts traditionnels dits mineurs, notamment les poteries et les tapis, admirés et achetés dans les Balkans et en Turquie ; conforme au rituel du Grand Tour en ce qu’il inclut les hauts lieux que tout honnête homme se devait d’arpenter : Istanbul, Athènes...

Dessin du carnet de Le Corbusier, publié sur la page 151 du Voyage d’Orient © FLC/ADAGP

Insensible aux conditions de confort du parcours, Jeanneret regarde, analyse, note. Observation par le dessin : croquis sur le vif, annotés, dans ses fameux Carnets de poche ; dessins et aquarelles plus élaborés, également exécutés sur le motif mais souvent retravaillés après coup ; usage intensif d’un médium encore peu usité, la photographie. Notes écrites : nombreuses et longues lettres à sa famille, à ses amis et à ses mentors ; articles rédigés en vue d’une publication... avec la volonté rapide d’en faire un ouvrage, projet qui ne fut réalisé, on l’a vu, que bien des années plus tard. Le spécialiste des premiers voyages de Jeanneret, Giuliano Gresleri, remarque que « pour Jeanneret, photographie, dessin et écriture sont complémentaires, bien que ne se superposant presque jamais. [2] » Ce à quoi le lecteur assiste au fil des pages du Voyage d’Orient, c’est à la transformation d’une chrysalide au jugement esthétique hésitant, souvent maladroitement argumenté, en un papillon sûr de lui et de ses opinions. Jeanneret parsème, en effet, le récit de ses aventures de formules définitives, souvent heureuses (telle « Le Parthénon, terrible machine, broie et domine »), qu’il reprendra abondamment, de 1920 à 1925, dans la revue d’avant-garde L’Esprit nouveau, qu’il a fondée avec le peintre Amédée Ozenfant et le poète Paul Dermée, puis dans la trentaine de livres et les centaines d’articles qui suivront.

Dessin du carnet de Le Corbusier, publié sur la page 151 du Voyage d’Orient © FLC/ADAGP

Après la traversée des Balkans amplement relatée, près de la moitié du récit du Voyage est curieusement consacrée à l’Orient turc : Istanbul, sa silhouette depuis la mer, ses mosquées, ses cafés, ses sépultures, son bazar, ses environs. Jeanneret ne se contente pas d’enchaîner les descriptions factuelles des paysages et des bâtiments qu’il voit. Au contraire, les anecdotes sur les mœurs, les usages, les odeurs, les couleurs, les personnages croisés et les conversations menées prennent souvent le pas sur les analyses architecturales ou urbaines. Celles-ci sont certes présentes, mais le ton employé est moins celui d’une froide dissection que d’une communion quasi mystique avec l’esprit du lieu. Les tournures gauches, parfois amphigouriques, côtoient des évocations aussi lyriques que suggestives :

« Tandis que les maisons de bois aux grands toits étalés échauffent leurs couleurs violacées dans des enclos dont le mystère me ravit, qu’elles se groupent en harmonie autour de tous ces sommets qui sont des grandes, bien grandes mosquées blanches, il règne sur Péra une atmosphère empoisonnée dans une lumière inexorable. Et les maisons de pierre s’y escaladent, s’y dépassent, s’élançant comme des dominos debout, offrant deux pans de murs criblés de fenêtres, et puis deux pans de mitoyennes rouges comme du sang desséché. Et rien n’attendrit la dureté de ces violences. » (p. 58).

Dessin du carnet de Le Corbusier, publié sur la page 151 du Voyage d’Orient © FLC/ADAGP

Autre étape clé du voyage, le mont Athos. Si la « montagne sainte » ne constituait pas une figure obligée du Grand Tour, du fait de sa difficulté d’accès, elle suscita l’admiration et la ferveur de Jeanneret. Il y releva autant la paradoxale authenticité de la religion, avec la présence sur les chemins de moines sales et buveurs, que la magie du site, rugueuse « pyramide » plantée dans la mer. Le chapitre consacré à l’Acropole d’Athènes, notamment au Parthénon, parangon de la beauté pour Le Corbusier, se trouve relégué à la fin du livre, qui suit plus ou moins la chronologie de l’itinéraire. Mais quel chapitre ! Les descriptions lapidaires des édifices et paysages vénérés, les sentences apologétiques, définitives, ressortent sur un fond d’anecdotes triviales où le coût de la vie et la chaleur excessive le disputent aux abus de boissons alcoolisées. Les lieux de cette catharsis serviront au jeune visiteur ébloui de références durant tout sa vie d’architecte, des premières villas blanches puristes au Capitole de Chandigarh en Inde en passant par la chapelle de Ronchamp. Ces effets d’intertextualité sont le plus souvent parfaitement conscients et maîtrisés : l’architecte se fera un plaisir de les expliciter dans les huit volumes de son Œuvre complète, sorte de monument documentaire, érigé en partie de ses mains à la gloire de son propre travail. Ces indices mémoriels, généralement visuels, reposent le plus souvent sur la reproduction de croquis repris de ses vieux carnets.

Du point de vue de l’écriture, l’enthousiasme naïf laisse parfois place à des sentences magnifiques, dont l’écho se fera directement entendre dans son premier livre marquant, Vers une architecture. Derrière le trentenaire parisien Le Corbusier qui martèle « Voici la machine à émouvoir. Nous entrons dans l’implacable de la mécanique […] ces formes provoquent des sensations catégoriques [3] », on entend ainsi murmurer le Jeanneret, provincial de vingt-quatre ans : « Le sentiment d’une fatalité extra-humaine vous saisit. Le Parthénon, terrible machine, broie et domine. » (p. 94). En une dizaine d’années, en partie grâce à l’expérience fondatrice du Voyage d’Orient, le timide jeune homme à la vocation encore incertaine est devenu un professionnel reconnu, une figure de l’avant-garde parisienne, un architecte et un homme de lettres accomplis, un homme fait.

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Pour citer cet article :

Guillemette Morel Journel, « Le Corbusier, un retour aux sources », Métropolitiques, 18 mai 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Le-Corbusier-un-retour-aux-sources.html

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