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Essais

Le droit à la ville est-il soluble au Sud ?

L’idée de droit à la ville connaît un fort regain d’intérêt dans les milieux académiques, les cercles militants et auprès des acteurs publics. Bien loin de la définition lefebvrienne, elle nourrit aujourd’hui le débat sur la construction de sociétés urbaines plus justes. Ce débat est bien avancé au Nord. Mais qu’en est-il au Sud ?

Formulé voilà près de 50 ans, l’idée de droit à la ville est fortement mobilisée aujourd’hui alors même qu’elle n’endosse pas les mêmes significations que celles construites par le sociologue Henri Lefebvre dans Le Droit à la ville publié en 1968. La popularité de cette notion semble désormais liée à une représentation largement partagée selon laquelle la ville constituerait le lieu et l’échelle privilégiés pour construire une société plus juste. Le succès du droit à la ville est, en outre, lié à la décentralisation et au nouveau partage des pouvoirs entre État et autorités locales qui accompagnent l’injonction à la participation citadine. Ces débats semblent très pertinents au Nord. Mais au Sud, comment les acteurs publics, chercheurs et mouvements sociaux s’emparent-ils de cette notion, la traduisent-ils et la diffusent-ils ? Comment peut-on repenser la notion de droit à la ville depuis ces espaces pour la plupart post-coloniaux ? [1]

Résurgences et réorientations

Le débat sur le droit à la ville a été relancé dans les années 2000 avec la redécouverte des travaux de Lefebvre par des spécialistes anglophones des villes du Nord (Purcell 2003 ; Soja 2010 ; Marcuse 2010) dont les perspectives s’éloignent de celles esquissées par le sociologue français. Ce dernier incarnait une sociologie marxiste militante qui portait attention à la vie quotidienne, marquée selon lui par l’entrée en ville de la « modernité », commandée par le marché. Il dénonçait l’éviction des classes populaires des quartiers centraux et la domination de l’urbanisme fonctionnaliste qui érigeait la ville en objet technique et privait le citadin de sa capacité à « produire » l’urbain en étouffant les pratiques sociales autonomes. Pour Lefebvre, la ville n’était pas un décor mais un espace produit idéologiquement et politiquement, support de stratégies et de luttes.

Quarante ans plus tard, on assiste à l’avènement de la société de l’urbain annoncée par Lefebvre, mais le règne de l’architecte-urbaniste et du technicien, du fonctionnalisme et du zonage semble révolu (Paquot 2009 ; Costes 2010). Le droit à la ville apparaît désormais comme un rempart contre le capitalisme (Harvey 2003, 2011) et la néolibéralisation (Künkel et Mayer 2012 ; Leitner et al. 2007). Le retour sur les travaux de Lefebvre vient ainsi à l’appui d’une perspective radicale qui dénonce les manifestations urbaines du capitalisme, l’exclusion liée au contrôle de l’espace public et à la régénération urbaine, et qui débat de la place des minorités en ville, de la protection de l’environnement urbain, ou encore des échelles de gouvernement.

Citoyenneté urbaine et mobilisation politique : deux débats centraux

Le droit à la ville est d’abord lié aux débats sur l’émergence d’une citoyenneté urbaine, distincte et indépendante de la citoyenneté nationale, qui donnerait accès à des droits élémentaires et énumérables à être en ville. Cela se traduirait a minima en termes d’accès à un logement, à un emploi et à la mobilité. La citoyenneté urbaine rime aussi avec droit à la participation aux arènes du débat politique local. S’en est suivi un mouvement d’institutionnalisation assez dispersé, qui touche le Nord comme le Sud. Aux chartes locales pour les droits humains des années 1990 succédèrent la Charte européenne des droits de l’homme dans la ville (2000, Saint-Denis) et la Charte mondiale du droit à la ville, instituée à Quito (Équateur) en 2004, au terme du Forum social des Amériques. Ces processus d’institutionnalisation sont soutenus par l’UNESCO et UN-Habitat [2], qui a dédié le Forum urbain de Rio en 2010 à la thématique du droit à la ville et lancé dans la foulée sa campagne de « comblement du fossé urbain ».

L’affirmation de la citoyenneté à l’échelle urbaine pose néanmoins problème : si tous les citadins, au titre de leur citoyenneté locale et de leur légitimité en tant qu’habitants, peuvent s’exprimer également sur ce que doit être le droit à la ville, comment extraire leurs revendications de l’échelon local ? Les citadins ne sont pas nécessairement des sujets révolutionnaires, ni des progressistes. Ils « vivent localement » et peinent à s’approprier une revendication aussi abstraite et large et à lui donner un sens concret à une autre échelle que celle de leur quartier. Quelle échelle serait d’ailleurs la bonne pour structurer cette citoyenneté urbaine ? Et quels types d’espaces urbains considérer ? Périphériques ? Centraux ? Et comment prendre en compte les spécificités des histoires urbaines locales et nationales ?

La sociologie des mouvements sociaux questionne, quant à elle, la capacité du slogan (droit à/pour la ville) à fédérer des collectifs d’acteurs émancipateurs. Pour Uitermark et al. (2012), la disposition des mouvements sociaux à se ranger sous cet étendard obscurcirait le sens des luttes et les dépolitiserait. Cette bannière masquerait l’intensité des tensions internes et servirait à bâtir l’illusion d’une unité de la revendication (Kuymulu 2013). Ce débat renvoie à l’opposition entre une conception de la ville comme lieu et enjeu de la lutte des classes et l’idée d’un mouvement social « urbain » large, pas seulement ouvrier. Priver le droit à la ville de la référence à la lutte des classes pose plus largement la question des nouvelles figures de l’émancipation politique par-delà le conformisme social et politique ambiant. Pour certains, enfin, la force du slogan emporterait l’analyse académique trop loin, jusqu’à considérer que toute forme de mobilisation en ville refléterait une demande de droit à la ville, tandis que d’autres auteurs soulignent les limites d’une revendication politique à base spatiale ou territoriale (Occupy Wall Street n’a pas déstabilisé le capitalisme mondial).

Situation et circulation des débats au Sud

Ces questions se posent avec la même acuité au Sud où les mouvements sociaux érigent parfois le droit à la ville en slogan. Il y constitue un cadre de ré-énonciation d’enjeux de développement classiques, encore très prégnants : accès aux ressources urbaines, à l’eau, au logement, au foncier et aux transports urbains, à un environnement vivable (Samara 2013). Dans ce contexte, le droit à la ville est instillé par les cercles développementaux qui participent à sa codification, en partie depuis le Sud, en tant que catégorie de l’action publique. Ce mouvement d’institutionnalisation est notamment lié à l’arrivée au pouvoir de la nouvelle gauche dans certains pays d’Amérique latine et la promulgation de réformes constitutionnelles progressistes. Le Brésil a ainsi adopté en 2001 le « statut de la ville » qui redéfinit la propriété de la terre et affirme le droit à la ville (Lopez de Souza 2010), en prolongeant les propositions du Mouvement national pour la réforme urbaine émises lors de l’élaboration de la Constitution de 1988. Mais l’application concrète de ces mesures légales reste difficile (Fernandes 2007).

Ce mouvement dépasse à présent largement le continent américain. En Afrique du Sud, par exemple, chercheurs et praticiens de la ville discutent de la possibilité de formuler des politiques publiques post-apartheid justes en énonçant des droits urbains (Parnell et Pieterse 2010). À travers ces débats qui engagent la recherche-action, certains pays en position de leaders régionaux (Afrique du Sud, Ghana…) s’imposent comme des producteurs de modèles potentiels. Le droit à la ville viendrait à l’appui de processus de domination par les pays émergents (Brésil, Afrique du Sud, Inde notamment) capables d’élaborer des modèles de développement urbain transnationaux. Les circulations et les effets de transmission entre ces réappropriations à l’échelle nationale ne sont pas encore documentés, ce qui laisse ouvertes bien des questions sur les stratégies de pouvoir liées à la circulation de « meilleures pratiques » (best practices).

Ces pays « émetteurs » de droit à la ville sont souvent ceux dans lesquels la démocratisation et la décentralisation sont les plus avancées et où la question de la citoyenneté locale se pose très fortement. Cela ne signifie pas que les régimes plus autoritaires soient épargnés par le succès de la rhétorique internationale du droit à la ville. Dans ces régimes où la dissidence politique est fortement réprimée, parler de droit à la ville permet peut-être de porter un discours politique critique. Dans tous les cas, les batailles idéologiques qui se déroulent autour de la stabilisation de la notion sont certainement aptes à nous renseigner sur les dynamiques de pouvoir à l’œuvre dans la production d’un certain ordre spatial dans ces villes.

Conditions citadines et production du droit à la ville au Sud

La condition citadine possède de fortes spécificités au Sud, qui influent sur la production du droit à la ville. Cette dernière réactive, en effet, des questions d’identité nationale, raciale et ethnique sur des continents où la question des légitimités citadines se formule sur fond de décolonisation et de reformulation de clivages construits durant la colonisation. Par ailleurs, dans les villes du Sud, l’insécurité résidentielle est très forte, la précarité massive et les pauvres sont souvent relégués dans les périphéries. La dépendance à l’aide internationale peut, en outre, modifier le rapport à la question foncière et à la possibilité de légiférer en faveur des démunis au nom du droit à la ville. Les rythmes de la transformation urbaine, enfin, sont souvent très rapides dans ces villes : les populations sont très mobiles et le turnover des habitants est important dans les quartiers, sans parler des stratégies de démultiplication des ancrages territoriaux. Cela pose la question des mémoires citadines, de la profondeur temporelle dans la construction des légitimités citadines et de la capacité à faire communauté pour revendiquer un droit à la ville.

Enfin, au-delà d’une illusion de l’unité des luttes, l’ampleur des inégalités sociales, plus marquées au Sud qu’au Nord, et la spécificité des trajectoires politiques nationales en matière de promesse d’accès au consumérisme conduisent à des interprétations divergentes du droit à la ville parmi les citadins : les rolezinhos, rassemblements de jeunes Brésiliens pauvres dans les centres commerciaux, signalent leur aspiration à être assimilés à la classe moyenne et à une citoyenneté consumériste quand les squatteurs sud-africains, soutenus par les intellectuels radicaux qui réactualisent la pensée de Lefebvre (Huchzermeyer 2011), revendiquent l’accès libre et gratuit à la terre et au logement [3]. Peut-être les villes du Sud sont-elles donc plus à même de révéler les écarts d’interprétation et d’appropriation qui existent autour d’une notion qui demeure, somme toute, fortement polysémique ?

Ainsi, avec le tournant post-colonial et subalterne [4], qui refuse une lecture unique du monde en termes de domination du Nord sur le Sud, la portée théorique des travaux menés sur les villes non occidentales s’affirme (Choplin 2012). Cette démarche invite à (re)penser le droit à la ville au et depuis le Sud. Elle permettrait peut-être de réfléchir à la coproduction par les pouvoirs publics et les citadins de normes spatiales et territoriales du juste et de l’injuste qui président à la construction de nouvelles catégories et référents pour l’action publique.

Bibliographie

  • Costes, L. 2010. « Le droit à la ville de Henri Lefebvre : quel héritage politique et scientifique ? », Espaces et Sociétés, vol. 140‑141, n° 1‑2, p. 177‑191.
  • Fernandes, E. 2007. « Constructing the “Right To the City” in Brazil », Social & Legal Studies, n° 16, p. 201‑219.
  • Harvey, D. 2003. « The right to the city », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 27, n° 4, section « Debates and Developments », p. 939‑941.
  • Harvey, D. 2011. Le Capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris : Éditions Amsterdam.
  • Huchzermeyer, M. 2011. Cities with “Slums”. From Informal Settlement Eradication to a Right to the City in Africa, Cape Town : University of Cape Town Press.
  • Künkel, J. et Mayer, M. 2012. Neoliberal Urbanism and its Contestations. Crossing Theoretical Boundaries, Basingstoke : Palgrave Macmillan.
  • Kuymulu, M. B. 2013. « The vortex of rights : “right to the city” at a crossroads », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 37, n° 3, p. 923‑940.
  • Leitner, H., Peck, J. et Sheppard, E. 2007. Contesting Neoliberalism. Urban Frontiers, New York/Londres : The Guilford Press.
  • Lefebvre, H. 2009 [1968]. Le Droit à la ville, Paris : Economica–Anthropos (3e édition), Paris : Éditions du Seuil.
  • Lopez de Souza, M. 2010. « Which right to which city ? In defence of political-strategic clarity », Interface, vol. 2, n° 1, p. 315‑333.
  • Marcuse, P. 2010. « From critical urban theory to the right to the city », City, vol. 13, n° 2‑3, p. 185‑197.
  • Paquot, T. 2009. « Redécouvrir Henri Lefebvre »,
 Rue Descartes, vol. 2009/1, n° 63, p. 8‑16.
  • Parnell, S. et Pieterse, E. 2010. « The “right to the city” : institutional imperatives of a developmental state », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 34, n° 1, p. 146‑162.
  • Purcell, M. 2003. « Citizenship and the right to the global city : reimagining the capitalist world order », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 27, n° 3, p. 564‑590.
  • Soja, E. 2010. Seeking Spatial Justice and the Right to the City, Minneapolis : University of Minnesota Press.
  • Uitermark, J., Nicholls, W. et Loopmans, M. 2012. « Cities and social movements : theorizing beyond the right to the city », Environment and Planning A, vol. 44, n° 11, p. 2546‑2554.

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Pour citer cet article :

Marianne Morange & Amandine Spire, « Le droit à la ville est-il soluble au Sud ? », Métropolitiques, 22 octobre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Le-droit-a-la-ville-est-il-soluble.html

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