Écrite par un collectif de sociologues de l’université de Nantes spécialistes de l’école et de la formation professionnelle (Philippe Masson, Marc Suteau), du travail (Marie Cartier et Jean‑Noël Retière) et de l’intercommunalité (Rémy Le Saout), cette Sociologie de Nantes (2013) suit des modes d’écriture balisés. Histoire et mémoire, donne socio-économique, forme urbaine et contrastes sociaux, gouvernement urbain sont successivement explorés à l’image de ce qui s’est fait précédemment dans cette collection « Repères », série de petits ouvrages grand public écrits sur Paris (Pinçon et Pinçon‑Charlot 2004), Bordeaux (Victoire 2007), et Lyon (Authier et al. 2010). La seule particularité thématique est celle de la question scolaire que l’on ne retrouve pas dans les autres volumes.
En matière d’approches localisées, d’autres collections équivalentes existent déjà. Chez Economica en géographie et études urbaines, la collection « Villes » a ainsi consacré des ouvrages à des grandes villes (Toulouse, Marseille, Lyon, Nantes) et des villes moyennes (par exemple, Orléans et Le Mans) dès les années 1990. Chez Parenthèses en urbanisme, la collection « la ville en train de se faire » a également fait paraître depuis 2009 des volumes sur Nantes (Devisme 2009), Lille, Lyon, Bordeaux, Montpellier. Dans les vingt dernières années, les traductions spatiales des mutations urbaines ont donc particulièrement mobilisé les chercheurs en sciences sociales.
Du port industriel à la capitale régionale
La première partie de Sociologie de Nantes – « Une ville attractive ? » – retrace les évolutions démographiques nantaises entre 1946 et 2008, avec ses déclins, dans la période 1975‑1982, et ses envolées (1990‑1999). Le ralentissement de la croissance à partir du milieu des années 2000 explique que l’attractivité démographique de la ville soit questionnée. L’attractivité est également culturelle, le choix de favoriser une politique principalement fondée sur l’événementiel ayant entraîné une médiatisation importante de la ville dans les années 1990 et contribué au changement d’image.
La construction des mémoires de Nantes – la deuxième partie de l’ouvrage – s’articule autour de quatre mémoires nantaises. D’abord, celle de l’eau, à la fois mémoire d’un port déplacé vers l’aval, mais aussi conquête de terres inondables pour l’industrie et la circulation. La deuxième mémoire est industrielle, avec l’agro-alimentaire et la métallurgie principalement. Ces activités qui ont fait le renom de la ville (la « Paille d’Or framboise » ou les « Petits-Beurre LU », les navires sortis des chantiers navals) ont aujourd’hui été déplacées dans l’espace estuarien. La traite négrière constitue une triste mémoire, Nantes avec quelques autres villes françaises (Bordeaux notamment) ayant construit sa richesse prérévolutionnaire sur cette activité et l’ayant poursuivie après l’abolition. La dernière mémoire est celle des activités de loisirs populaires que sont le carnaval et le football, activités encore vivantes aujourd’hui mais menacées, et qui n’accèdent pas encore au statut de patrimoine local.
La troisième partie – « Les formes différenciées d’une ville » – s’attache à montrer la répartition dans l’espace des groupes sociaux dans le passé et le présent. Notamment, les quartiers d’habitat pavillonnaire des ouvriers et employés ont fait et font encore l’objet d’un processus de transformation – la gentrification – dont la conséquence est la raréfaction des catégories populaires. Cette partie s’appuie aussi sur l’analyse de la répartition de certains services et équipements (cinémas, cliniques privées, galeries d’art) pour souligner leur inégale distribution dans l’espace urbain.
La quatrième partie – « La question scolaire » – s’intéresse notamment à l’une des singularités d’une partie de l’Ouest français et dans une moindre mesure de la ville de Nantes : la forte présence de l’enseignement privé, à tous les étages de la formation, de l’école maternelle à l’enseignement supérieur.
Les changements économiques et sociaux de la ville des années 1970 et 1980 (cinquième partie) ont également transformé la sociologie du pouvoir. L’analyse du vote montre que la gauche obtient des scores faibles jusqu’en 1977 pour l’emporter en 1989, jusqu’à former un « système Ayrault » dans les années 2000. Les quartiers populaires, formés des ensembles d’habitat social, ne constituent pas l’électorat majoritaire de la gauche au pouvoir puisque l’on y enregistre un très fort abstentionnisme depuis longtemps.
Au-delà de la structuration de l’ouvrage, certains de ses partis-pris peuvent être discutés autour de deux fils conducteurs critiques : l’un relatif aux frontières des groupes sociaux et l’autre lié au choix des échelles d’analyse.
Lecture duale des oppositions sociales ou dénonciation des dominations ?
Nantes était au début du XXe siècle une ville ouvrière et tout autant une ville de la grande bourgeoisie commerçante et industrielle. Au XXIe siècle, les ouvriers ne forment plus le premier groupe social. L’ouvrage Sociologie de Nantes analyse cette transformation, autour de l’opposition sociale cadres/ouvriers mais sans entrer dans le détail de ces catégories, laissant de côté les professions intermédiaires, les employés et l’ensemble des inactifs.
Nantes serait ainsi devenue « une ville de cadres et de professions intermédiaires » (pages 4 et 9, contredites par le tableau page 10). L’analyse de la composition sociale de la ville à partir de l’activité des chefs de ménage montre bien que ce sont d’abord les professions intermédiaires (instituteurs, infirmières, éducateurs, kinésithérapeutes, rédacteurs de la fonction publique territoriale, etc.) puis les cadres qui dominent (tableau 1). Mais si l’on analyse les résultats à l’échelle de l’ensemble des habitants, ce sont d’abord les « professions intermédiaires » et ensuite les « employés » qui s’imposent comme les premières catégories sociales de l’espace communal nantais comme de l’aire urbaine.
Source : INSEE, Recensement de la population 2010 – exploitation complémentaire.
Certes, les cadres ont connu une très forte progression à Nantes, comme dans la plupart des grandes villes françaises. Leur effectif est ainsi passé de 21 847 en 1999 à 32 772 en 2009 [1], soit de 18,2 % à 24 % des actifs. Toutefois, et c’est une information intéressante pour une sociologie nantaise marquée par L’Espace ouvrier (Verret 1979) et la sociologie des classes populaires, les ouvriers se sont maintenus dans la ville de Nantes en plus grande proportion qu’ailleurs : ils représentent 16,9 % des actifs [2], contre seulement 7,6 % à Lyon et 8,2 % à Bordeaux. Pour être plus précis encore, ils se sont mieux maintenus qu’ailleurs dans le centre de l’agglomération, alors qu’à l’échelle de l’aire urbaine leur poids est sensiblement équivalent à Lyon ou Bordeaux (entre 20 % et 21 %). Le maintien des ouvriers à Nantes se comprend pour partie du fait de l’importance des grands ensembles dans la commune, alors qu’à Bordeaux ou à Lyon les grands ensembles ont été majoritairement bâtis en périphérie. Pourquoi donc faire des « cadres et professions intellectuelles supérieures » la première catégorie d’actifs, et de Nantes une ville embourgeoisée, si ce n’est pour s’inscrire dans le mouvement de fond de dénonciation de l’embourgeoisement des villes ? Des travaux récents concluent pourtant à une atténuation de la ségrégation sociale et non à son aggravation (Madoré 2013).
On peut d’autant plus discuter cette lecture duale opposant bourgeois et ouvriers que ces deux catégories connaissent des transformations majeures. Un cinquième des « cadres et professions intellectuelles supérieures » nantais ont moins de 30 ans [3] et subissent des loyers élevés. Ces jeunes sont fragiles économiquement et professionnellement. De son côté, le groupe ouvrier connaît une forte précarité des emplois occupés et un chômage élevé. 76 % des ouvriers nantais sont des actifs occupés, c’est donc la catégorie sociale la plus touchée par l’insécurité de l’emploi. Mais que sait-on des différences de modes de vie internes à cette catégorie – par exemple, des lieux d’habitat des ouvriers qualifiés de l’aérospatiale (usine à Bouguenais en banlieue nantaise) par rapport aux ouvriers de l’artisanat ou du bâtiment souvent intérimaires ?
Quelles échelles pour penser les inégalités dans les mondes urbains ?
De la même manière, les différents contours de ce que peut être une ville aujourd’hui, que reflètent les échelles de la commune de Nantes, de Nantes Métropole (la communauté urbaine), ou de l’aire urbaine de Nantes (l’espace des mobilités alternantes et du périurbain), constituent un angle mort de l’ouvrage. Ainsi, dans Sociologie de Nantes, Nantes demeure trop souvent limitée à la commune-centre, ce qui est fort regrettable pour analyser des mouvements de population qui s’établissent au sein d’un bassin d’emploi et d’habitat. La commune de Nantes est moins ouvrière qu’elle ne le fut, mais qu’en est-il des autres communes de son agglomération et des communes de son aire urbaine ? Autrement dit, y a-t-il eu un déplacement des ouvriers dans l’aire urbaine, et est-il lié au déplacement des entreprises ? Les communes spécialisées dans l’accueil des ouvriers dans l’espace de l’agglomération le sont-elles encore après que leurs bourgs ont été réhabilités ? La gageure de Sociologie de Nantes était de vouloir tenir un propos avant tout centré sur la commune de Nantes. Or, de même que « le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel) » (Baudelaire 1857), le vieux Nantes et la ville de Nantes ne sont plus, ils correspondent à une autre période de l’histoire urbaine. Nantes est aujourd’hui une métropole dont les contours sont variables selon que l’on privilégie l’attractivité de l’emploi et le bassin d’habitat (aire urbaine évolutive, autour de 80 communes) ou la construction politique (communauté urbaine, 24 communes). Ces différentes catégories d’espaces sont, bien sûr, évoquées dans l’ouvrage, mais la multiplication des échelles d’analyse et des indicateurs pour parvenir à une vision contrastée n’est pas assez systématique.
En outre, le niveau d’analyse retenu n’est pas toujours probant. Ainsi, retenir le découpage municipal en onze quartiers pour mener une analyse de la répartition des groupes sociaux dans l’espace n’est pas très pertinent quand 94 IRIS (catégories d’espaces qui comprend entre 2 000 et 4 000 habitants et utilisée par l’INSEE pour la diffusion de l’information statistique) existent et permettent des analyses plus fines. Apparus en 1995, ces onze quartiers nantais sont des découpages de l’action publique réalisés de manière à rassembler dans un même espace des sous-ensembles habités par des groupes sociaux aisés et d’autres habités par des groupes sociaux peu aisés. Une telle construction prête le flanc à la critique, ne serait-ce que parce qu’elle « moyennise » les données sociales. Pourtant, le rôle du travail politique n’est-il pas de relier symboliquement et par l’entremise de l’espace des catégories sociales qui ont plutôt tendance à s’ignorer ?
En jouant finement de l’amalgame de La Forme d’une ville (Gracq 1985) – l’écriture des lieux orientée par la mémoire et le vécu (Baudelaire 1857 ; Gracq 1985) – et des formes urbaines (la compacité, la densité, la continuité de l’habitat, l’aspect des îlots), l’ouvrage rend compte des transformations dans l’occupation sociale des quartiers. Mais la cartographie n’y aide guère : les trois uniques cartes de l’ouvrage ne donnent à voir que des limites de quartiers et de communes et des positions d’écoles, autrement dit des contours et des éléments administratifs. Elles ne spatialisent pas les indicateurs sociaux – par exemple, ceux largement diffusés par l’INSEE et issus de la statistique publique.
Au-delà de ces quelques réserves, il est important que des ouvrages comme cette Sociologie de Nantes paraissent au moins une fois par décennie pour prendre la mesure des mutations urbaines des métropoles françaises. Leur parution dans des collections spécifiques permet de comparer les processus qui touchent ces villes, mais également les écarts qui subsistent entre elles et qui relèvent souvent d’effets de contexte, « d’effets de lieux » disent certains géographes.
Bibliographie
- Authier, Jean-Yves, Grafmeyer, Yves, Mallon, Isabelle et Vogel, Marie. 2010. Sociologie de Lyon, Paris : La Découverte.
- Baudelaire, Charles. 1857. Les Fleurs du mal, Paris : Poulet‑Malassis et De Broise.
- Devisme, Laurent (dir.). 2009. Nantes, petite et grande fabrique urbaine, Marseille : Parenthèses.
- Gracq, Julien. 1985. La Forme d’une ville, Paris : José Corti.
- Madoré, François. 2013. « Évolution de la ségrégation sociale en milieu urbain. Le cas de l’aire urbaine de Nantes », Annales de géographie, n° 692, p. 371‑392.
- Pincon, Michel et Pinçon‑Charlot, Monique. 2004. Sociologie de Paris, Paris : La Découverte.
- Victoire, Émile. 2007. Sociologie de Bordeaux, Paris : La Découverte.
- Verret, Michel. 1979. L’Espace ouvrier, Paris : Armand Colin.