Ces dernières années ont donné de multiples exemples de reconstruction urbaine, après des catastrophes naturelles ou des conflits. Ces opérations d’urbanisme sont toujours des moments exceptionnels : des accélérateurs des conceptions urbanistiques mais aussi des catalyseurs de changements majeurs des formes urbaines et des pratiques sociales – en même temps qu’ils doivent trouver des manières de gérer les héritages. Ces situations multiples constituent un corpus qui va s’élargissant, depuis l’après-guerre, de Tokyo détruite en 1923, à La Nouvelle Orléans frappée par Katrina et en attendant Sendai submergée par le récent tsunami. Un nouvel objet des études urbaines semble prendre corps, comme le constate l’historien de l’architecture Nezar AlSayyad dans la préface de ce volume. Résolument pluridisciplinaires, ces travaux articulent histoire de l’architecture et de l’urbanisme, études urbaines, études des mouvements sociaux, études des migrations, analyse politique des après-guerres et du retour à la paix civile.
Le Liban, laboratoire de l’étude des reconstructions
Le Liban occupe hélas, en ce qui concerne les situations d’après-guerre, une place privilégiée dans cette littérature. La reconstruction du centre-ville de Beyrouth dans les années 1990 a fait l’objet de très nombreux colloques, livres et articles. L’ouvrage dont il est ici question traite de la nouvelle reconstruction que le pays a eu à mener au lendemain de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah. Le conflit a fait, au Liban, près de 1 200 victimes civiles et de multiples blessés et mutilés, détruit 125 000 logements et de très nombreuses infrastructures et causé d’importants dégâts économiques.
L’intérêt du livre est tout d’abord de fournir des éléments d’information sur les politiques de reconstruction, les débats auxquels elles ont donné lieu, ainsi qu’un premier bilan des réalisations quelques années après ce nouvel épisode de destruction. Il est à ce jour, à notre connaissance, le seul à le faire. Au-delà, cet ouvrage, qui entend tirer des leçons sur les périodes de reconstruction, permet de réfléchir à la mutation des réponses urbanistiques aux destructions causées par des guerres. Plus largement, on peut le lire comme une approche critique de l’urbanisme traditionnel top-down, notamment dans de nombreux contextes peu démocratiques et/ou marqués par l’urgence (voir par exemple Sanyal 2005). Ce caractère potentiellement exemplaire (Roy 2009) résulte en particulier du rôle majeur d’acteurs « alternatifs » aux agences étatiques et à leurs certitudes modernistes et libérales. En premier lieu, le Hezbollah a fait de cette reconstruction un prolongement de sa « résistance » à Israël, mais aussi au gouvernement, dominé alors par ses adversaires politiques [1]. En conséquence, les instances gouvernementales se sont largement tenues à l’écart. Outre le Hezbollah, ces opérations de reconstruction ont mis en scène d’autres acteurs, issus d’ONG ou du milieu universitaire et professionnel local. Et c’est l’une des originalités du livre que de donner à voir cette diversité, en articulant analyses académiques distanciées et observations engagées. En effet, les huit chapitres qui le composent sont autant des études de cas portant sur quartiers et villes en reconstruction que des témoignages sur l’engagement (bénévole) des auteurs dans les opérations de reconstruction. Pour la plupart urbanistes, architectes ou paysagistes enseignant à l’Université américaine de Beyrouth, ils ont formé, en y enrôlant leurs étudiants, une Reconstruction Unit au sein de leur établissement, structure transversale et provisoire pour fédérer leurs efforts. Ils ont proposé, en coopération avec les autorités locales et avec les habitants mais parfois en opposition à eux, des plans et des démarches coopératives pour la reconstruction de ces ensembles. En quoi finalement ces reconstructions ont-elles été l’objet d’un urbanisme innovant ? Comment l’engagement des ONG, des universitaires et des professionnels a-t-il pu les infléchir ? L’ouvrage ne se risque pas à une synthèse. On tentera donc ici de répondre à ces questions en soulignant la diversité des contextes et des échelles des études de cas présentées, ce qui rend délicate une réponse unique.
Trois types de projets de reconstruction
Les études de cas offrent des regards croisés sur trois types de sites. Deux chapitres, signés par Mona Fawaz et Mona Harb et par Hala Alamudin, abordent la reconstruction du quartier de Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth. Abritant une population d’environ 30.000 habitants, mais aussi la plupart des institutions du Hezbollah, il a été massivement détruit par les bombardements israéliens, avec plus de 220 immeubles totalement ruinés et rasés. L’orientation très tôt adoptée par le Hezbollah et imposée aux autres protagonistes, y compris à certains de ses partisans tentés par d’autres solutions urbanistiques, a été de reconstruire à l’identique. Ce choix a été justifié au nom de la rapidité et de l’efficacité, pour éviter les longues études et les difficultés juridiques et foncières liées à un réaménagement d’ampleur. Il s’agissait aussi de conserver la mémoire des lieux et de reloger les habitants sur place, par opposition aux choix opérés par la société privée Solidere, en charge de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Cette tâche fut confiée à une entité dénomée Wa’ad (la promesse), département de l’association Jihad al Bina’a, liée au Hezbollah [2]. Ce parti a réussi à enrôler au service de son projet un « comité consultatif » composé de professionnels de l’urbanisme de toutes confessions. Il faut souligner l’efficacité du processus, puisque cinq ans après la guerre, la plupart des immeubles sont reconstruits. Pourtant, Mona Fawaz et Mona Harb soulignent les limites de cette approche [3]. Le débat a en effet été exclu, aussi bien avec les institutions publiques et les organisations professionnelles comme l’Ordre des ingénieurs, qu’avec les habitants. Ces derniers ont été consultés uniquement sur des questions d’architecture intérieure. Les possibilités d’améliorer l’espace collectif et de limiter les inconvénients de l’extrême densité de ce quartier ont été écartées. Enfin, les reconstructions se sont effectuées hors de tout cadre légal et réglementaire (permis de construire ou schéma directeur). Les logements reconstruits ont un statut incertain, ce qui maintient les habitants dans une dépendance politique à l’égard du Hezbollah.
- Khiam, Sud Liban, reconstruction grâce aux financements du Qatar ©Éric Verdeil
Le deuxième site étudié, à travers les regards croisés de Howayda Al Harithy et de Habib Debs, est la petite ville de Bint Jbeil, au Sud Liban. Là, l’armée israélienne a fait face à une résistance inattendue et a lancé, dans les trois derniers jours de la guerre, des bombardements aériens intenses qui ont particulièrement endommagé le centre historique de cette localité. Les élus de la municipalité, qui appartiennent au Hezbollah, ont opté dans un premier temps pour une rénovation par table rase. Ils répondaient à une demande populaire de modernité et de fonctionnalité, et satisfaisaient les intérêts des entrepreneurs chargés d’évacuer les ruines, payés au volume, ainsi que ceux des habitants désireux de maximiser les indemnités offertes par le gouvernement (les reconstructions partielles bénéficiaient d’un moindre dédommagement). Ici, l’intervention des universitaires a particulièrement visé à préserver les bâtiments anciens qui pouvaient encore l’être, en mettant en avant un double argument : la nécessité de conserver une mémoire des lieux pour les habitants et l’idée que la rénovation prolongerait les destructions causées par les Israéliens. Par des actions de mobilisation des habitants à l’échelle nationale et locale et par un travail de persuasion des cadres nationaux du Hezbollah, ils sont parvenus à infléchir les principes directeurs de la reconstruction et à obtenir l’appui des bailleurs de fonds étrangers (ici qataris), acteurs incontournables de la reconstruction du Sud Liban. Toutefois, ce projet de préservation se heurte, dans la pratique, aux attentes d’une grande partie des habitants, dont ils ne partagent pas les valeurs.
Les trois derniers chapitres s’attachent aux mécanismes de reconstruction de deux petits villages (Aita al-Cha’ab et Qleileh). Des intervenants extérieurs – un groupe d’étudiants en architecture et des jeunes professionnels regroupés dans une ONG – se sont invités comme médiateurs et facilitateurs techniques de la reconstruction, offrant aux habitants conseils et assistance dans un contexte d’affairisme, où les compétences locales manquent. L’action du gouvernement, par l’évacuation en vrac des gravats et la distribution d’indemnités proportionnelle aux dommages, a abouti à l’amplification des dégâts. Dans les deux villages, ces interventions bénévoles sont infra-urbanistiques et concernent surtout la construction ou la réparation des maisons. Le village de Qleileh a également fait l’objet d’un projet de paysagisme qui insistait sur la dimension rurale des lieux par opposition à une logique d’urbanisation. Toutefois, cette expérience semble être restée essentiellement académique ; son articulation avec l’autre ONG présente et ses impacts sur le terrain ne sont pas clairement analysés.
Retrait de l’État et renouvellement des cultures professionnelles en urbanisme
En somme, la reconstruction post-2006 s’est effectuée dans un contexte politique marqué par une profonde tension. L’État marginalisé s’est cantonné dans la distribution d’indemnités sans volonté de réguler les actions urbanistiques et a, de plus, été contourné par des bailleurs de fonds étrangers, venus de pays comme le Qatar (ou diverses ONG et agences internationales dans d’autres localités que celles étudiées ici). Ce retrait de l’État ne s’est toutefois pas traduit par une plus grande ouverture dans la logique de décision, car ce vide a été rempli par le Hezbollah, dont l’action s’est distinguée par son caractère fortement autoritaire. Pour autant, avec pragmatisme et sans œillère idéologique sur le plan urbanistique – et en fait sans doctrine – ce parti a encouragé des orientations d’aménagement variées. La reconstruction de Haret Hreik s’est faite, contrairement au centre-ville de Beyrouth dans les années 1990, sans recourir à l’urbanisme de marché, grâce à des subventions substantielles des bailleurs internationaux et du parti lui-même (y compris à travers ses propres circuits de financement extérieur [4]). Pour les autres sites, les logiques du marché, alimentées par les aspirations à la modernité architecturale ont eu de puissants effets, sans que le parti ne s’y oppose.
Une conséquence importante de ce retrait de l’État, toutefois peu analysée dans ses implications urbanistiques et politiques, est la suspension du droit ordinaire de l’urbanisme, de la construction voire de la propriété. Les localités et quartiers reconstruits l’ont été par référence à l’état antérieur, souvent mal connu, non cadastré et parfois même illégal. Quels seront les effets de cette suspension des normes juridiques habituelles sur les droits des habitants [5] ? Certes, en raison de logiques de décision opaques et arbitraires et d’un régime de dérogations très larges, le droit de l’urbanisme comme celui de la propriété sont souvent apparus au Liban comme servant les élites (Krijnen et Fawaz 2010 ; Clerc-Huybrechts 2008). Toutefois, leur mise entre parenthèses induit un flou dangereux, pour la collectivité tout d’abord, par une urbanisation encore moins régulée qu’elle ne l’est déjà. Les droits des citoyens risquent d’être bafoués, dans les transactions immobilières, mais aussi dans les transformations de leur environnement. Dans un pays où l’immobilier représente une des principales sources d’enrichissement et de placement des avoirs monétaires, cette situation apparaît pour le moins paradoxale. Une loi de régularisation des contentieux et des coups partis – ce ne serait pas la première au Liban – n’est-elle pas nécessaire ? Ne pas le faire ne revient-il pas à renforcer le poids du Hezbollah, seul « garant » et défenseur des droits, mais en échange de quels renoncements par les habitants ?
Il est donc difficile de voir dans les reconstructions des villes et villages du Sud Liban et de Haret Hreik l’incarnation d’un urbanisme démocratique et encore moins participatif. Pour autant, l’analyse que proposent de leurs interventions les architectes et urbanistes de l’Université Américaine de Beyrouth constitue une illustration intéressante d’une évolution de fond des cultures urbaines et en particulier de celle des professionnels de l’aménagement, au Liban et dans d’autres pays culturellement proches. Il est en effet remarquable que les professionnels prennent parti contre une approche experte et centralisée et revendiquent un rôle de médiateurs entre les habitants et les autorités. Un regard sur l’histoire de l’urbanisme dans ce pays montre que tel ne fut pas toujours le cas (Verdeil 2010) ! Cette position n’est pas, certes, sans ambiguïté. Par exemple, le militantisme en faveur de la protection du patrimoine architectural n’est pas toujours dépourvu d’élitisme. Les intellectuels doivent se faire violence pour admettre les justifications des habitants contraires à leurs idéaux, comme l’aspiration à un habitat moderne – mais ainsi s’instaure le débat. La critique des options prises par le Hezbollah à Haret Hreik, c’est-à-dire le combat pour une autre conception des espaces publics et pour une approche réellement délibérative des questions urbaines, ne doit pas faire oublier, au final, l’impressionnante rapidité de la reconstruction physique des immeubles qui rend possible un retour à une certaine normalité urbaine. On peut se demander si, paradoxalement, cette reprise de la vie ordinaire n’est pas ce qui permet, grâce à la mobilité résidentielle redevenue possible, un « vote avec les pieds » qui constituerait une autre manière pour les habitants de contester l’ordre politique local du Hezbollah.