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Désoccidentaliser la pensée urbaine

Dépasser les oppositions villes occidentales/du tiers-monde, villes développées/en développement, Nord/Sud : tel est l’objectif de trois ouvrages récents. À travers le cas de villes africaines notamment, ils donnent à voir et à comprendre d’autres trajectoires urbaines, offrant de précieux outils pour penser l’avenir des métropoles.

Recensé :
  • Edensor, T. et Jayne, M. (dir.). 2012. Urban Theory Beyond the West. A World of Cities, Londres/New York : Routledge.
  • Myers, G. A. 2011. African Cities : Alternative visions of urban theory and practice, Londres/New York : Zed Books Ltd.
  • Simone, A. M. 2010. City Life from Jakarta to Dakar. Movements at the Crossroads, Londres/New York : Routledge.

Alors que les écrits et rencontres scientifiques portant sur les métropoles occidentales se multiplient, les autres villes du monde demeurent mal connues. Certes, de récentes publications ont mis en avant l’importance du phénomène urbain dans les pays émergents, mais elles se limitent bien souvent aux cas majeurs de Shanghai, Dubaï, Mumbai, São Paulo et Johannesburg (Verdeil 2012). Les autres villes sont rarement prises au sérieux dans les études urbaines, ce que souligne la géographe Jennifer Robinson dans son ouvrage Ordinary Cities (2006). Cette dernière milite pour une « postcolonisation » des études urbaines qui passerait par une déconstruction de la catégorie « ville du tiers-monde ». Cette catégorie reproduit, selon elle, un mode de pensée « néo-colonialiste » et capitaliste : elle sous-entend qu’il existerait les villes occidentales, autour desquelles la pensée urbaine s’est forgée, et des villes du tiers-monde, dont le degré de développement serait uniquement mesuré à l’aune des premières.

Les auteurs des trois ouvrages recensés ici rejoignent la position de Jennifer Robinson en invitant à désoccidentaliser la pensée urbaine. Les géographes Tim Edensor et Mark Jayne (université de Manchester) et les contributeurs de leur ouvrage encouragent un décentrement du regard urbain, tout comme le géographe Garth Myers (université du Kansas), qui propose un regard urbain alternatif à partir de plusieurs villes africaines. AbdouMaliq Simone, urbaniste et professeur de sociologie (Goldsmiths’ College, Londres), insiste, quant à lui, sur les connexions dans et entre les villes du Sud plutôt que sur leur dépendance envers les villes du Nord [1].

Ailleurs dans le vaste monde urbain post-colonial

Dans Urban Theory Beyond the West, les auteurs, parmi les plus en vogue actuellement dans le monde anglophone (M. Butcher, A. Simone, Y. Elsheshtawy, F. de Boeck, etc.), invitent à repenser certaines catégories (ordre/désordre, formel/informel) et divisions (Est/Ouest en Europe, Nord/Sud, ou celles héritées de la colonisation), élaborées en Europe et aux États-Unis et peu en phase avec la réalité des villes analysées ailleurs. Le lecteur arpente au gré des pages les rues de Buenos Aires, Delhi, Santiago, Dubaï, Managua, Kinshasa et autres. Les thématiques de l’espace public, des mobilités, des imaginaires et des interventions étatiques mettent en évidence des pratiques et trajectoires urbaines différentes des villes occidentales.

En plaçant plus directement la focale sur les villes africaines, Myers et Simone présentent également d’autres rapports à la ville. Myers constate que les villes africaines sont rarement mentionnées par les chercheurs les plus lus en études urbaines, qui n’en ont qu’une vague connaissance. Il souligne que David Harvey, qui a pourtant influencé nombre de chercheurs travaillant sur les villes africaines, n’a lui-même pas grand chose à dire sur l’Afrique (p. 5). Plus généralement, cette méconnaissance explique que des idées simplistes soient véhiculées. Myers et Simone s’attachent à en nuancer certaines à travers une démarche ancrée dans la vie quotidienne des urbains d’Afrique. Récusant l’approche monographique classique, ils préfèrent développer des thèmes susceptibles de faire écho à d’autres villes du monde.

L’ouvrage de Myers s’articule autour de cinq chapitres qu’il développe à partir de Lusaka pour élargir à d’autres cas : la ville devient tour à tour postcoloniale, informelle, chaotique, meurtrie et cosmopolite. Le thème du cosmopolitisme fait directement écho aux réflexions de Simone, qui, partant de Jakarta pour finir à Dakar, montre les liens multiples et intenses entre ces villes en train de se mondialiser. Pour Simone, la ville est un lieu d’intersections (chapitres 3 et 5) entre des habitants en mouvement perpétuel. À travers des exemples pris à Phnom Penh, Kinshasa et Abidjan, ou encore en zoomant sur certaines rues de Johannesburg, il décrit les différentes formes d’agency (capacité d’agir), autrement dit la façon dont les gens pauvres font « avec », « ensemble » ou « autrement » pour rendre la ville « viable ». La ville devient le lieu de négociations, de collaborations et formes sociales tout aussi intéressantes qu’éphémères, telle celle du piratage. Simone s’interroge finalement sur l’existence d’un « black urbanism » (chapitre 6) issu de situations et tactiques variées mises en œuvre au cours de la longue histoire des populations africaines à travers le monde. Selon lui, certains espaces urbains « blacks » seraient connectés. Il donne pour exemple les quartiers de Bangkok ou Canton fréquentés par les commerçants africains, les banlieues françaises où résident des migrants d’Afrique de l’Ouest et des Antilles, ou encore les sites de mémoire de l’esclavage au Ghana visités par les touristes afro-américains. Ces lieux offriraient aux personnes qui y convergent des opportunités pour rester, échanger de l’information, ou faire du business.

La ville africaine, nouvelle icône postmoderne ?

Si ces travaux permettent de désoccidentaliser notre pensée, la lecture suscite certaines réserves. Premièrement, les analyses portent généralement sur les capitales et, de ce fait, toute une partie du monde urbain demeure ignorée. Par ailleurs, les analyses, prétendument ancrées dans le quotidien, demeurent souvent théoriques, voire philosophiques. On pourra reprocher à Simone de donner libre cours à de longues digressions où les villes africaines deviennent de simples objets surchargés de significations, symboles d’hyperfluidité, hypermobilité, hyperconnectivité. La perspective est quelque peu semblable pour Myers, qui ouvre son travail par une interrogation : « What if the postmetropolis is Lusaka ? » [2], proposant un développement inspiré du travail d’Edward Soja (2000) sur Los Angeles. Si la perspective est intéressante, on peut la trouver gênante dans la mesure où elle reprend une théorisation élaborée à partir d’une ville du Nord, ce qui semble contredire l’objectif affiché de se défaire de la théorie urbaine occidentale.

Certains passages rappellent parfois l’engouement de l’architecte star Rem Koolhaas (2007) qui a décrit Lagos comme « l’avant-garde de la modernité mondialisante ». Une telle approche peut conduire à entretenir certaines visions romantisées, voire culturalistes, lorsqu’elles louent la créativité de l’« Homme africain ». Présenter la ville du Sud comme œuvre d’art en train de se faire donne l’image d’un espace complètement dépolitisé et déshistoricisé (Fourchard 2006). En s’émerveillant du sens de la débrouille des habitants des bidonvilles, Koolhaas et d’autres tendent à reproduire les discours libéraux valorisant l’individu entrepreneur et ainsi, de manière indirecte, à légitimer le désengagement des pouvoirs publics. En cela, la vision de Koolhaas sur les bidonvilles rejoint la pensée néolibérale de Hernando de Soto (2006). Ce dernier propose de légaliser le secteur informel afin de transformer les pauvres en micro-entrepreneurs, théorie qui guide aujourd’hui nombre de projets de développement. Or, mettre l’accent sur l’ingéniosité des pauvres et leur capacité de « résilience » conduit à dépolitiser la réflexion sur la pauvreté en ne s’interrogeant pas sur ses causes (Ferguson 2006).

Dépasser les frontières Nord/Sud, faire dialoguer anglophones et francophones

Si l’on peut se réjouir des publications en anglais de certains intellectuels, tels Achille Mbembe (Mbembe et Nuttall 2008) ou Arjun Appadurai (2000), à mieux faire connaître les villes du Sud, il ne faudrait pas pour autant que celles-ci se résument à un objet-prétexte pour parler de (post)modernité. Pour éviter cela, les travaux doivent rester fortement ancrés dans l’empirique. On regrettera que les bibliographies des trois ouvrages, fort riches et précieuses, ne mentionnent pas davantage les travaux de collègues francophones. Si la démarche consistant à désoccidentaliser la théorie urbaine est à féliciter, l’idée n’est pas d’idéaliser pour autant la production scientifique anglophone et de l’ériger en nouveau modèle hégémonique de pensée. Il serait davantage stimulant de parvenir à faire dialoguer chercheurs d’Europe, d’outre-Manche et d’outre-Atlantique, mais aussi et surtout du Sud [3].

En tout état de cause, la mise en parallèle des trois ouvrages montre l’importance croissante qu’il y a à intégrer les villes du Sud dans des débats plus généraux sur le monde urbain. Sous certains aspects, elles connaissent les mêmes dynamiques, voire préfigurent ce qui pourrait arriver – de meilleur comme de pire – dans les villes occidentales. Si les processus de métropolisation, privatisation, financiarisation et exclusion sont désormais communs à l’ensemble des villes de la planète, ils se produisent parfois plus brutalement et rapidement en Afrique, Asie et Amérique latine. Les logiques de privatisation détruisent rapidement des services publics déjà moribonds, les populations n’ont pas (ou déjà plus ?) la force ni les moyens de résister à ces mutations brutales. C’est du moins ce qu’expliquent dans l’ouvrage Theory from the South : Or, How Euro-America is Evolving Toward Africa les anthropologues Jean et John Comaroff (2009), qui travaillent aujourd’hui en Afrique du Sud, leur pays d’origine, après avoir réalisé une partie de leur carrière au sein du monde universitaire états-unien. Selon eux, c’est bien l’Europe et l’Amérique qui tendent à évoluer selon des logiques repérables en Afrique, et non pas l’inverse comme on a coutume de le penser. Il se peut qu’il en soit de même pour les villes.

Bibliographie

  • Appadurai, A. 2000. « Spectral Housing and Urban Cleansing. Notes on Millennial Mumbai », Public Culture, vol. 12, n° 3, p. 627-651.
  • Coquery-Vidrovitch, C. 2012. « Nuttall, Sarah et Mbembe, Achille (dir.), Johannesburg : The Elusive Metropolis », Cahiers d’études africaines, n° 205, p. 305-308.
  • Comaroff, J. et Comaroff, J. 2011. Theory from the South : Or, How Euro-America is Evolving Toward Africa, Boulder : Paradigm Publishers.
  • Ferguson, J. 2006. Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order, Durham (Caroline du Nord) : Duke University Press.
  • Fourchard L. 2006. « Les rues de Lagos : espaces disputés/espaces partagés », Flux, vol. 66-67, p. 62-72.
  • Gervais-Lambony, P. 2009. « Jennifer Robinson, Ordinary Cities. Between Modernity and Development », Justice Spatiale/Spatial Justice, n° 1.
  • Koolhaas, R. et Clejine, E. 2007. Lagos : How It Works, Heidelberg/New York : Springer Verlag.
  • Nuttall, S. et Mbembé, A. (dir.). 2008. Johannesburg : The Elusive Metropolis, Durham (Caroline du Nord) : Duke University Press
  • Robinson, J. 2006. Ordinary Cities. Between Modernity and Development, Londres/New York : Routledge.
  • Soja, E. 2000. Postmetropolis. Critical Studies of Cities and Regions, Oxford : Blackwell.
  • Soto, H. de. 2006. Le mystère du capital : pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Paris : Flammarion.
  • Verdeil, E. 2012. « Métropoles XXL : repenser le développement urbain à partir des réseaux d’infrastructure ? », Métropolitiques, 26 octobre 2012.

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Pour citer cet article :

Armelle Choplin, « Désoccidentaliser la pensée urbaine », Métropolitiques, 2 novembre 2012. URL : https://metropolitiques.eu/Desoccidentaliser-la-pensee.html

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