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Euralille en ses héros

L’opération Euralille, inaugurée en 1994, incarne le tournant néolibéral dans la fabrique de la ville, par ses dimensions tant esthétiques que politiques et managériales. C’est ce que montre l’historien de l’architecture Valéry Didelon dans un ouvrage bâti autour des portraits des trois principaux protagonistes de l’opération.

Recensé : Valéry Didelon, La Déconstruction de la ville européenne. Euralille 1988-1995, Paris, Éditions de la Villette, 2021, 159 p.

Alors que la question de la « ville néolibérale » est désormais bien couverte par la recherche urbaine (pour une synthèse et une analyse critique, voir Pinson 2020), l’ouvrage de l’architecte et historien de l’architecture Valéry Didelon, La Déconstruction de la ville européenne – lauréat du Prix du livre d’architecture 2022 –, propose de « comprendre à partir d’une situation concrète, l’urbanisme tel qu’il [...] s’impose au début des années 1990 » (p. 12). Quartier d’affaire aménagé entre les gares de Lille Flandres et Lille Europe, Euralille est composé d’un centre commercial (66 000 m2 de surface de vente), d’un centre des congrès (appelé Lille Grand Palais, qui abrite sous un même toit une salle de concert de 7 000 places, trois amphithéâtres et un hall d’exposition), d’un parc tertiaire, dont des tours de grande hauteur, de logements et d’hôtels (Collectif Degeyter 2017, p. 32). Souvent présenté comme le fruit d’une « saga » (Simon 1993), Euralille a nourri bien des controverses mais est désormais solidement implanté dans le paysage urbain et imaginaire de la capitale des Flandres. Amorcé au tournant des années 1990, il incarnerait une série de ruptures dans les pratiques et les représentations urbaines et s’est traduit pour Lille par l’entrée en métropolisation de son territoire.

Poursuivant son travail sur les controverses en architecture et urbanisme, l’auteur de La Controverse Learning from Las Vegas (2011) se consacre ici à un triple portrait des héros du projet. L’ouvrage, dont le plan épouse la chronologie du projet, s’intéresse successivement à l’architecte et « concepteur », pour reprendre le titre du chapitre qui lui est consacré, Rem Koolhaas, au maire et « stratège » (idem), Pierre Mauroy, enfin au « manager » d’Euralille et directeur général de l’opération jusqu’à son décès soudain en 1998, Jean-Paul Baïetto.

Le premier chapitre porte sur la trajectoire lilloise du starchitecte Rem Koolhaas. Valéry Didelon propose une stimulante discussion sur les partis pris théoriques de la « vision » de Koolhaas et la manière dont ils font irruption dans les débats esthétiques de l’architecture au début des années 1990. On trouve dans ces pages la partie la plus convaincante de l’ouvrage. Les vifs débats et critiques sur son « modernisme pittoresque » et son isolement parmi ses pairs sont finement restitués et permettent de comprendre la rupture qu’a constituée Euralille dans le champ des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture. À la provocation des propositions de Koolhaas (le désordre et la spontanéité chaotique, la posture de « surfeur », le collage, la bigness, l’approche entrepreneuriale aux dépens d’une attention portée aux espaces publics et à l’articulation avec la ville existante) a répondu la dénonciation d’une profession peu séduite par cette déconstruction avant-gardiste des schémas établis. S’est joué là indéniablement un moment décisif dans l’histoire récente de l’architecture et de l’urbanisme, dont Euralille a été le catalyseur à l’échelle européenne.

La deuxième partie porte sur le rôle pivot du maire de Lille et président de l’intercommunalité, Pierre Mauroy, « stratège » de l’opération. L’auteur rappelle le double mouvement de décentralisation, qui se traduit par une autonomisation des pouvoirs locaux, et de néolibéralisation des politiques urbaines conduisant à un alignement de l’action publique sur les intérêts de marché. En modèle de maire entrepreneur (Dupuis et Prévot 2020), Pierre Mauroy a fait d’Euralille un levier pour changer l’image de sa ville et prendre pied dans la compétition internationale des territoires, non pas en délestant sa responsabilité sur les acteurs privés mais, au contraire, en prenant le leadership de la coalition publique-privée qu’il a mise sur pied. Ce tournant néolibéral de l’urbanisme est connu (Béal et Rousseau 2008 ; Pinson 2020 ; Swyngedouw, Moulaert et Rodriguez 2002) y compris sur la période étudiée ici (Didier 1997). On regrettera qu’il ne soit pas ici inscrit dans une discussion articulée avec les ruptures urbanistiques introduites par les architectes, ce qui aurait pu enrichir la connaissance d’une économie politique désormais bien couverte par la littérature.

Le dernier héros de l’histoire d’Euralille est le moins connu des trois, mais pas le moins important : Jean-Paul Baïetto, directeur général de la SAEM Euralille. Il est celui qui donne le cadre financier et programmatique de l’opération. Homme de réseaux, ni politique, ni architecte, il rassemble celles et ceux (surtout ceux) supposés garantir le succès commercial du projet. Il incarne ce nouvel immobilier d’entreprise, vecteur de la financiarisation de la ville, c’est-à-dire attaché au « raisonnement financier » de l’aménagement soucieux de sa rentabilité au sein des marchés financiers. À la rupture (post ?) moderne de l’architecte du chaos spontané, à celle post-keynésienne du maire entrepreneur, répond la bifurcation néo-managériale. Valéry Didelon propose une lecture d’Euralille comme conforme à la « cité par projet » de ce nouvel esprit du capitalisme urbain (Boltanski et Chiappelo 1999) qui repose sur la centralité de la concurrence, de la performance et du changement permanent, le travail en équipes, le réseau, l’enthousiasme des coachs et médiateurs, la flexibilité des chargés de projets, leur autonomie et agilité pour faire face aux aléas de l’incertitude. Baïetto en occupe le rôle clé de médiateur et de tisseur de relations, figure du « modèle négocié » de l’aménagement. Si la démonstration est claire, elle ne convaincra qu’à moitié le lecteur qui, prenant au sérieux les ruptures tous azimuts introduites par le projet et les figures qui le portent, s’attend à voir surgir des conflits et des luttes. « L’hégémonie des aménageurs » s’est-elle installée sans résistance dans les « cercles » professionnels au sein desquels elle s’est imposée ?

Sur ce point, l’organisation de l’ouvrage, en trois parties distinctes, consacrées chacune à l’un des protagonistes, interroge sur la part « d’illusion biographique » (Bourdieu 1986) qu’elle contient. Valéry Didelon passe d’une histoire des théories de l’architecture et de l’urbanisme à l’étude des trajectoires et des positions défendues par les acteurs, comme autant de « développements nécessaires » (idem, p. 69) et issus de récits de vie linéaires. Mais l’auteur ne surestime-t-il pas la cohérence et l’unité de ces derniers ? Ne serait-on pas plutôt en face d’« utopies » (Passeron 1990) dans lesquelles les individus, ainsi héroïsés, deviennent les moteurs de leur propre développement ?

Garante de clarté, la structure peine à rendre compte des interactions sociales entre eux, comme moteur de la mise en œuvre de l’opération. Le déroulement de la démonstration empêche de saisir pleinement le positionnement relationnel des protagonistes du projet urbain dans une toile de réseau au sein duquel ils détiendraient des positions sinon centrales, du moins déterminantes. Surtout, si ces portraits ne s’accompagnent d’aucun « parti pris », comme le revendique l’auteur – qui se réclame d’une inspiration « pragmatiste et historiciste » –, ils ne permettent pas de restituer les coalitions d’intérêts et rapports de pouvoir, solidarités de circonstance et luttes de domination. Bref, d’une histoire sociale de la ville.

Ce dernier point permet d’engager une ultime discussion. Les habitants du projet urbain constituent les grands absents du livre. On sait qu’Euralille s’est déployé dans un espace de friches autour d’une gare et à l’écart de la ville dense. Rem Koolhaas a théorisé cette intervention architecturale, assumant de nier l’esprit et la réalité des lieux. L’entrepreneurialisme urbain repose aussi sur l’objectif de revanchisme visant à réoccuper des lieux délaissés par le marché. Le manager néolibéral est entièrement guidé par le souci de rentabiliser les actifs financiers plutôt que par les objectifs redistributifs. Il n’empêche : trois décennies de travaux de critique urbaine et de mobilisation sociale ont montré qu’il était difficile d’appréhender les opérations d’aménagement urbain de cette ampleur, et plus globalement les politiques d’attractivité, sans penser leurs effets socio-spatiaux à partir des catégories analytiques de gentrification ou de ségrégation, ni sans les articuler aux luttes et mobilisations qu’elles continuent de susciter.

De ce point de vue, La Déconstruction de la ville européenne rend indispensable la lecture croisée d’un autre ouvrage sur cette opération d’aménagement : Contre Euralille, publié en 2019 aux éditions des Étaques. Sortis quasiment simultanément et portant sur le même objet, les deux ouvrages se répondent sans réellement se parler. Dans Contre Euralille, on trouvait une puissante critique des intentions des promoteurs du grand projet urbain. Elle déconstruisait les partis pris architecturaux, les imaginaires urbains et les objectifs de l’économie politique d’Euralille. Ses implicites sécuritaires, son utopie niant l’esprit du lieu, ses « mots d’ordre » néolibéraux étaient dénoncés dans un style mordant et offensif. La discussion fournissait aux auteurs un prétexte à l’élaboration d’une réflexion sur les luttes sociales et spatiales à Lille. Ce n’est donc pas le propos de La Déconstruction de la ville européenne, ni son intention, mais on pourra lire les deux ouvrages dans le dialogue pour saisir la complexité des enjeux soulevés par une opération d’une telle ampleur.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Nicolas Maisetti, « Euralille en ses héros », Métropolitiques, 9 mai 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Euralille-en-ses-heros.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2036

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