Derrière les images de ville balnéaire pour retraités et touristes fortunés, il existe un autre Nice (Schor et al. 2010), populaire et authentiquement passionné de football. Outre l’Olympique Gymnaste Club (OGC), fondé en 1908 et devenu l’un des clubs français les plus titrés à la suite d’une période faste dans les années 1950 (quatre championnats de France et trois coupes de France), la capitale azuréenne accueille un dense réseau de clubs de quartier, tel l’emblématique Cavigal [1] implanté depuis 1943 à l’est de la ville et reconnu pour l’excellence de sa formation. Ils suscitent un grand engouement à l’échelle locale, comme en témoigne le nombre élevé de licenciés : 5 000 en 2015 pour la seule ville de Nice. Cette passion ancienne s’est récemment renouvelée avec la construction d’un nouveau stade : l’Allianz Riviera [2]. Situé dans le quartier Saint-Isidore, dans un secteur en pleine évolution, ce stade ultramoderne témoigne d’une volonté des dirigeants politiques et sportifs niçois de « changer de dimension », mais aussi de structurer un projet urbain majeur dans un site stratégique pour toute l’agglomération.
Un nouveau stade « vitrine » du club et de la ville
Si l’idée de construire un nouveau stade dans la plaine du Var remonte au dernier mandat de Jacques Peyrat (maire de Nice de 1995 à 2008), le projet a été véritablement lancé et porté par le député-maire Christian Estrosi (LR). Celui-ci annonce, en effet, dès son élection en 2008, sa ferme volonté de réaliser une nouvelle enceinte footballistique dans la ville, afin de donner à l’OGC les moyens de développer un projet sportif ambitieux au sein de l’élite du football français et européen. Au terme d’une longue procédure administrative et judiciaire, ponctuée de nombreux contentieux, le chantier du stade – conçu par l’architecte et designer français Jean-Marc Wilmotte et mis en œuvre par le groupe Vinci, associé à la Caisse des dépôts et consignations et à une filiale du groupe financier Dexia – commence en août 2011 [3]. L’objectif est de livrer un équipement moderne et multifonctionnel, susceptible d’accueillir plusieurs rencontres du championnat d’Europe des Nations 2016 [4]. De fait, grâce à sa nouvelle enceinte, estampillée « catégorie 3 » dans le classement UEFA des stades de football, Nice est retenue parmi les dix villes hôtes de la compétition en janvier 2013.
Quelques mois plus tard, le 22 septembre [5], l’inauguration a lieu dans un climat de congratulation générale. Grâce à une capacité de plus de 36 000 places, les supporters niçois sont très à l’aise dans cette enceinte structurée en trois niveaux, d’autant plus que la visibilité est jugée optimale. Comme tout stade de dernière génération, le nouvel équipement est doté d’espaces baptisés « affaires et prestige », soit environ 3 000 places réparties entre 44 loges et 9 salons réceptifs pour VIP. Seules quelques voix discordantes critiquent le coût trop élevé de l’infrastructure : avec un budget de 245 millions d’euros, soit plus de 600 euros par foyer fiscal, le stade niçois est le plus onéreux de toutes les enceintes en construction ou en réhabilitation retenues pour l’Euro. D’autres regrettent le contrat de parrainage (appelé naming dans le monde anglo-saxon) négocié entre Vinci et l’assureur allemand Allianz, qui donnera finalement son nom au stade : l’Allianz Riviera [6].
Un modèle d’« éco-stade » au cœur d’un quartier durable ?
Ce coût élevé peut partiellement s’expliquer par les hautes ambitions écologiques de la nouvelle enceinte : une structure en bois plutôt qu’en métal, censée réduire les émissions de CO2 ; des panneaux photovoltaïques installés sur le toit, de telle sorte que le stade produit trois fois plus d’énergie qu’il n’en consomme ; un arrosage de la pelouse via un système de collecte de l’eau de pluie aménagé, lui aussi, sur le toit ; un chauffage provenant d’une installation géothermique propre à l’Allianz Riviera ; une ventilation naturelle.
Plus largement, le stade constitue l’infrastructure majeure d’un vaste projet d’« éco-vallée » s’étalant sur l’ensemble de la plaine du Var, jusqu’à l’embouchure de ce fleuve près de l’aéroport. Ainsi, aux anciennes terres maraîchères et rurales se substitue progressivement un nouveau quartier urbain dense et fonctionnellement mixte (logements, équipements, commerces), respectant tous les critères de la construction dite « durable ». L’accessibilité reste toutefois le point faible de ce projet : la ligne 3 du tramway de Nice, encore en projet, ne devrait desservir le stade qu’en 2018. En attendant, les spectateurs sont presque totalement dépendants de l’automobile pour se rendre à l’Allianz Riviera, ce qui ne manque pas d’occasionner des problèmes de congestion, et donc de pollution, dans toute la vallée du Var.
Une dernière originalité de cette enceinte est d’accueillir en son sein le Musée national du sport (MNS), dont Jean-Marc Wilmotte est aussi le concepteur. En 2010, après l’échec de plusieurs projets de réhabilitation de l’espace d’exposition originel situé dans le 13e arrondissement de Paris, un protocole d’accord est signé entre le ministère de la Ville, de la jeunesse et des sports et la ville de Nice prévoyant le transfert du musée. Ce choix résulte principalement de l’activisme du maire Christian Estrosi, ancien champion de motocyclisme. Dès 2011, les équipes du MNS s’attellent au recollement et au déménagement des collections, soit 45 000 objets et 400 000 documents constituant la mémoire du sport français. Le musée est inauguré officiellement le 15 octobre 2014.
Avec ce nouvel équipement haut de gamme, un nouveau type de rapport au football, sans doute moins passionnel, s’est développé à Nice ces dernières années. Aller au stade semble être davantage assimilé à une « activité culturelle » qu’auparavant. Cette forme de normalisation a été confirmée par la tenue impeccable des quatre rencontres de l’Euro qui se sont déroulées à l’Allianz Riviera. Mais la fierté de disposer d’un équipement moderne aux standards internationaux ne se teinte pas moins de nostalgie à l’égard de l’ancien stade du Ray, auquel les Niçois étaient très attachés (Gloumeaud 2013).
Le Ray, un patrimoine abandonné ?
Construit au milieu des années 1920 et plusieurs fois réaménagé, le stade prend le nom officieux de « Ray » au début des années 1970. Issu de la langue niçoise (le nissart), ce mot est un dérivé de « rail » qui signifie ruisseau, car il existait plusieurs sources dans ce quartier vallonné, situé au nord de la ville. Les supporters ont d’ailleurs précocement mobilisé la symbolique de la « montée » au Ray, comme lors d’une procession. En 1948, les tribunes sont reconstruites et l’enceinte atteint les 23 000 places. En 1979, la tribune ouest est reconstruite afin de porter la capacité du stade à environ 26 000 places. Malgré ces extensions, le stade, mal entretenu et souffrant de défauts de conception, devient vétuste, au point que sa capacité d’accueil doit finalement être ramenée à 18 000 places dans les années 1990. La contrepartie est que cette enceinte est souvent pleine, ce qui lui confère une atmosphère de chaudron.
Quelques matches internationaux s’y déroulent : en 1970, l’équipe de France y remporte une rencontre amicale contre la Tchécoslovaquie (3‑0). Mais ce ne sont que de rares épisodes car le stade reste totalement dédié au « Gym ». Dans la tribune sud, les supporters les plus passionnés installent une ambiance souvent très chaude, voire hostile pour l’équipe adverse. Bannières, chants intenses, jets de projectiles, supporters pendus à un grillage vacillant pour fêter un but : tel est le spectacle typiquement « méditerranéen » (Bromberger 1995) offert par le Ray, où la passion s’exprime comme dans les stades de Corse, de Grèce, de Turquie ou du Maghreb. Dans la « Populaire sud », on cultive aussi l’identité locale (la « nissardité »), un certain esprit de rébellion, une attitude de défiance envers toute forme d’autorité, notamment les instances du football français. Les supporters des clubs adverses ne sont pas les bienvenus, en particulier ceux du Paris Saint-Germain, de Saint-Étienne, de Marseille et a fortiori de Bastia.
Aujourd’hui, le Ray attend tristement sa démolition, prévue en 2017, au profit d’un ensemble urbain comprenant environ 250 logements, près de trois hectares d’espaces verts, des équipements sportifs, ainsi que des commerces et des parkings. Ce destin ne laisse personne indifférent et suscite de nombreuses polémiques [7] : une pétition circule en ville contre le « trop-plein de béton » qu’annonce ce projet.
Afin d’entretenir la mémoire de ce patrimoine, parmi les quatre noms des tribunes qui composent l’Allianz Riviera, choisis en 2012 à la suite d’un sondage effectué auprès des supporters, deux font référence à l’ancien stade : « Ray » et « Populaire sud » [8]. Symboliquement, en septembre 2013, quelques jours avant l’inauguration de l’Allianz Riviera, le cœur de la pelouse du Ray est transplanté au centre de la pelouse du nouveau stade, dans une grande émotion collective, mais avec la conscience qu’une page se tourne.
Il est vrai que les supporters les plus fervents, ballottés d’un stade vétuste vers une enceinte ultramoderne, peinent à trouver leurs marques et semblent avoir perdu de leur passion. Cet assagissement n’est pas pour déplaire aux dirigeants politiques et sportifs niçois, même si, à l’occasion d’un match entre Nice et Saint-Étienne, le 24 novembre 2013, des affrontements entre supporters des deux équipes ont provoqué des dégradations à l’Allianz. Le temps des fumigènes et des pétards semble cependant révolu : il fallait bien une enceinte flambant neuve et aseptisée pour pouvoir accueillir le 15 janvier 2016 la chanteuse Rihanna dans le cadre de sa tournée mondiale…
Bibliographie
- Bromberger, Christian. 1995. Le Match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
- Gloumeaud, Serge. 2013. Le Stade du Ray (1927‑2013), journal intime d’un supporter niçois, Nice : OGC Nice.
- Schor, Ralph, Mourlane, Stéphane et Gastaut, Yvan. 2010. Nice cosmopolite, 1860‑2010, Paris : Autrement, coll. « Mémoires/Villes ».