En 2020, la direction du festival d’Avignon avait menacé de quitter la ville si celle-ci venait à être dirigée par un élu du Rassemblement national (RN). Difficile de savoir dans quelle mesure cette prise de position, symbolique mais aux répercussions économiques potentielles importantes, avait influé sur l’issue de l’élection. En 2024, le rapport de force entre un secteur culturel affaibli économiquement, cantonné au rang des activités accessoires par la gestion politique de la crise sanitaire, et ce parti, semble avoir changé. Mais quels effets sur le secteur artistique et culturel aurait l’arrivée du RN au gouvernement ?
C’est un euphémisme : la culture n’est pas centrale dans le programme du RN (ex-Front national). Une seule phrase, au sujet du patrimoine, figure dans le programme des législatives de 2024, au paragraphe n° 5 intitulé « Préserver la civilisation française ». Néanmoins, la lecture des précédents programmes pour les élections présidentielles, l’observation des politiques menées dans les collectivités gouvernées par le parti depuis le début des années 2000, ainsi que des votes de ses élu·es à l’Assemblée nationale, sont éclairants. Une nouvelle politisation des questions culturelles se fait jour, notamment par le biais des subventions publiques, avec la déclinaison de la « préférence nationale » en « préférence culturelle » et la mise à l’écart de thématiques et groupes minorisés. Cette repolitisation de la culture s’observe aussi dans d’autres fractions de la droite, comme en Auvergne-Rhône-Alpes, où le président de Région Laurent Wauquiez a coupé sans préavis les subventions de plusieurs établissements culturels en 2023 [1]. La culture redevient marqueur politique.
S’il faut se garder de systématiser un programme où domine le flou [2], on peut toutefois relever six éléments marquants du cadrage de la culture par le RN.
Sous la « préférence culturelle » et le populaire, une politique conservatrice (il)libérale
Premièrement, la concentration des budgets culturels publics sur une vision conservatrice du patrimoine bâti et « naturel », présenté comme un outil de « redressement » : « Le patrimoine est notre histoire pétrifiée, au sens premier de cet adjectif ; c’est pourquoi il tient une place majeure dans le programme de redressement moral du pays [3]. » Le patrimoine est pétrifié au double sens du terme : il ne concerne ni le patrimoine immatériel, qui offre une plus grande visibilité aux circulations culturelles (et humaines) transnationales, ni la création contemporaine. L’attention exclusive au patrimoine, pour lequel le RN propose d’expérimenter un Service national volontaire du patrimoine à destination des jeunes, souligne aussi l’enjeu de la répartition des subventions entre secteurs : patrimoine, spectacle vivant, audiovisuel, etc. Or, le patrimoine (architectes et cadres et technicien·nes de l’archivage, de la conservation et de la documentation) ne concerne que 18 % des professions culturelles en France en 2020.
Le deuxième élément déterminant est l’intervention sur les contenus. La sélection des dirigeant·es de lieux ou événements culturels, ainsi que les coupes dans les subventions, sont parties prenantes des politiques culturelles municipales du RN, et plus largement de leur rapport au secteur associatif (Proust et Di Meo 2015). Ces interventions sont particulièrement préoccupantes dans un contexte politique agité par des débats sur un prétendu « wokisme », dès lors que le sujet des inégalités et discriminations est évoqué – et ce, y compris au sein de la majorité présidentielle. Dans les mairies RN, une censure s’exerce sur des thématiques et des artistes lié·es à l’immigration, aux enjeux postcoloniaux et au racisme, au genre et à la sexualité [4]. La défense des intérêts des enfants a pu être mise en avant quand la députée RN Caroline Parmentier a dénoncé le caractère pédopornographique des œuvres de l’artiste Miriam Cahn, alors même que cette dernière cherchait à rendre visible le viol comme arme de guerre [5]. Censure analogue quand, au conseil régional des Hauts-de-France, le groupe RN vote contre les subventions attribuées au spectacle Carte noire nommée désir [6], de Rébecca Chaillon, accusé par des médias d’extrême droite de « racisme anti-blanc », ou encore au projet photographique Majorettes au masculin, représentant des hommes avec leur tenue et leur bâton [7].
Plus généralement, certaines formes artistiques sont mises au ban, comme les free parties [8] (c’est le cas aussi en Italie) ou le rap. Comme le disait Sébastien Chenu (aujourd’hui porte-parole du RN) en 2015 : « Ce qui serait inquiétant, c’est que tout le monde dise que le rap est formidable ou que la techno est formidable. Qu’il y ait des élus qui détestent ça, qui ne veulent pas les valoriser, c’est leur droit. C’est de l’argent public [9]. » Le football est lui aussi mis au ban dans les municipalités RN (Proust et Di Meo 2015) Toute expression publique perçue comme politisée, ou en opposition à l’agenda politique du RN, peut être mise en difficulté. À Villers-Cotterêts, le maire imposait une « clause de neutralité politique » aux artistes accueilli·es pour la fête de la musique en 2020 [10]. Dans plusieurs villes gérées par le parti, les acteurs culturels décrivent un climat de menace, avec un fonctionnement par l’intimidation et la peur de perdre ses subventions [11].
Au-delà des contrôles du contenu et des subventions, on peut s’interroger sur la déclinaison de la préférence nationale au secteur culturel, et le risque de voir des visas refusés aux artistes étranger·es. En 2023, la suspension pour des raisons géopolitiques de visas d’artistes venant du Burkina Faso, du Niger et du Mali par le gouvernement d’Emmanuel Macron témoigne de ce risque.
Le troisième élément de l’approche RN de la culture est la défense des « grandes » œuvres françaises et régionales. La culture est ici instrumentalisée à des fins identitaires, auxquelles s’ajoutent son usage mémoriel et l’essentialisation de la culture « française ». À l’Assemblée, les député·es RN votent pour exclure les mangas « japonais » du pass culture, quand à Perpignan « une expo photo organisée par la ville et le Cercle algérianiste de Perpignan dressait un parallèle entre les méthodes et la stratégie du FLN et celles du Hamas, avec pour titre : “Soixante ans après, l’histoire se répète.” Côte à côte, des clichés des victimes du 7 octobre et de la guerre d’Algérie [12] ». La culture « française » est également utilisée dans le cadre de discours discriminatoires à l’encontre de personnes musulmanes ou perçues comme telles, à l’image de la « Fête du cochon », à Hayange, fréquentée par des noms importants de l’extrême droite, qui en 2010 promouvaient des apéros « saucisson et pinard » visant à « lutter contre l’islamisation [13] ».
Le quatrième élément concerne l’intermittence. Si Marine Le Pen a affirmé en 2022 ne pas souhaiter revenir sur le régime d’indemnisation relevant des annexes 8 et 10, Marion Maréchal a quant à elle assumé vouloir sa suppression, jugeant ce « régime spécial ruineux » et arguant du fait qu’il n’existe nulle part ailleurs en Europe [14]. Ce projet de suppression s’appuie sur un argumentaire classique à droite de bonne tenue des comptes publics, régulièrement nourri par les rapports de la Cour des comptes. Argument contesté par les syndicats du secteur qui estiment le régime à l’équilibre. Cette réforme, si elle avait lieu, mettrait en péril l’écosystème du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel français, qui s’appuie sur les indemnités chômage pour compléter les revenus des personnels employés et compenser la précarité du travail au projet. Le Département des études de la prospective, des statistiques et de la documentation rappelle qu’« en 2021, l’emploi des intermittents du spectacle concerne 286 000 personnes, salariées auprès de 81 000 employeurs […]. Parmi eux, le nombre d’allocataires indemnisés au moins une journée par l’assurance chômage est de 139 600 [15] ».
Le cinquième élément oppose aux pratiques en cours une politique qui se ferait au nom du goût du public, pour lutter contre l’élitisme. On vante alors l’événementiel, le « populaire », en élargissant la définition de la culture pour y intégrer, par exemple à Bruay-la-Buissière, des fêtes foraines, la chasse, des jeux gonflables ; le tout au nom de manifestations qui ne seraient pas « réservées à l’élite [16] ». Pourtant, la valorisation des goûts majoritaires par le RN est à géométrie variable, rappelant les fondements idéologiques de ce parti. La réaction de Marine Le Pen à la possible performance, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et paralympiques 2024, d’Aya Nakamura – chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde – traduit le racisme de cette conception de la culture « populaire [17] ». En outre, si le RN se positionne contre la concurrence de grandes plateformes numériques étrangères, les débats autour de la privatisation de l’audiovisuel public témoignent du resserrement de la défense de la culture française à partir d’une vision néolibérale, à rebours des politiques soutenant la « diversité culturelle » et « l’exception culturelle » peu ou prou soutenues par les gouvernements précédents. Les propos du député de l’Oise Philippe Ballard sur les « dérives wokistes du service public », déplorant « la promotion, à une heure de grande écoute, des drag queens [18] » (à propos de l’émission Drag Race), témoignent des enjeux politiques liés à cette privatisation, à l’heure où l’idéologie d’extrême droite s’impose dans le paysage médiatique, au-delà du seul empire Bolloré.
Finalement, un sixième élément marquant est la dimension opportuniste du rapport du RN à la culture. Le parti en profite pour avancer d’autres agendas sans rapport avec le secteur artistique. Ainsi de la lutte contre les éoliennes dans la politique de défense du patrimoine « naturel », ou encore des logiques clientélistes à l’œuvre dans les municipalités RN.
Remettre la culture en mouvement
Au-delà des pratiques et propositions du RN en matière culturelle, il est utile de rappeler que le gouvernement actuel s’est rendu complice d’une restriction des libertés de création, préparant les esprits à de potentielles censures. Tout d’abord en prolongeant et amplifiant les processus de dénonciation d’artistes racisé·es, féministes ou LGBTQI+, initialement portés par des fractions radicales de l’extrême droite (comme dans le hip-hop, Hammou et Sonnette-Manouguian 2022). De manière plus feutrée, l’inféodation récente de la culture à des politiques sécuritaires au nom de la lutte contre les risques d’attentat (annulation de festivals pendant les JOP 2024, facturation des frais de police imposée par les circulaires Collomb de 2018 et Darmanin de 2022, interdiction discrétionnaire de certains festivals par les préfets au nom du maintien de l’ordre), défendue par les ministres de l’Intérieur successifs depuis 2013, laisse entrevoir comment ces politiques pourraient être utilisées par le RN pour museler tout un pan du champ culturel (festivals alternatifs, champ de la musique et des arts de la rue notamment). Ces prises de position à l’encontre d’un prétendu « wokisme » ou l’interdiction de manifestations sous prétexte d’éviter un trouble à l’ordre public ont préparé le terrain et rendu les propositions du RN acceptables dans une fraction du champ politique d’abord, puis dans le champ médiatique majoritaire.
L’ensemble de ces éléments mettent au jour un RN rétif à toute parole artistique qui se positionne en faveur d’une visée d’émancipation, quelle que soit sa nature : sociale, féministe, sexuelle, etc. Le projet du RN renvoie la culture à un rôle d’affirmation identitaire ou strictement divertissant, et prospère sur la critique d’un secteur culturel élitiste, enfermé sur ses propres obsessions.
Cette critique s’appuie sur les difficultés de certains secteurs culturels subventionnés à renouer avec les classes populaires, qui ont été progressivement invisibilisées au sein des contenus – comme au sein des institutions culturelles publiques, peu représentatives de la diversité sociale et ethnique de la population française. Si le Nouveau Front populaire, ou des forces progressistes, emportaient les élections législatives, il devra travailler à renouer avec l’idéal émancipateur du Conseil national de la Résistance, qui avait contribué à la conception d’une politique culturelle au rôle social affirmé, afin de couper court aux critiques en élitisme. Il faudra s’atteler à la question de la diversification des publics et de l’offre, notamment en interrogeant les hiérarchies culturelles à l’œuvre dans les critères de financement public. Mais aussi lutter contre l’homogénéité sociale du champ artistique et culturel, en relevant les effets des politiques de professionnalisation et d’intermédiation menées depuis une quarantaine d’années, qui ont contribué à sélectionner les individus les mieux dotés socialement au détriment des profils des militants de l’éducation populaire ou d’autres espaces, renvoyés aux marges de la culture et à une dimension qui serait « uniquement sociale » (Faure et Garcia 2008). L’alternative pour le secteur culturel se situe ainsi dans une démarche qui réintègre la population dans sa diversité et trouve de nouvelles modalités d’articulation entre la liberté de création, la popularisation des pratiques culturelles et le soutien au secteur amateur pour soutenir un projet véritablement émancipateur, en tous points opposé aux partis pris essentialistes et « pétrifiés » du RN.
Bibliographie
- Faure, S. et Garcia, M.-C. 2008. « Hip-Hop et politique de la ville », Agora Débats/Jeunesses, n° 49, p. 78-89.
- Hammou, K. et Sonnette-Manouguian, M. 2022. « (Il)légitimation, institutionnalisation et patrimonialisation », 40 ans de musiques hip-hop en France, Paris : Ministère de la Culture-DEPS, 2022, p. 173-211.
- Proust, S. et Di Meo, E. 2015. Livre noir : 18 mois de gestion municipale par le Front National, Paris : Parti socialiste.