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La transformation du front d’eau de Seattle, vitrine d’une politique d’aménagement durable ?

À Seattle, des politiques volontaristes visent à remédier à des décennies d’aménagement favorable à la voiture individuelle. Matthieu Schorung s’intéresse aux anciens tronçons autoroutiers déclassés afin de renouveler le front d’eau : ces transformations relèvent-elles d’une politique d’aménagement durable ?

L’agglomération de Seattle, autrefois ville intermédiaire discrète du nord-ouest des États-Unis, connaît depuis vingt ans une croissance démographique et économique significative. Surnommée « la ville émeraude » (Emerald City) [1], elle est considérée comme un laboratoire de la « ville durable » ou de la « ville verte », du fait de politiques d’aménagement et de mobilité ambitieuses et précoces. Seattle n’a pourtant pas échappé aux décennies de politiques publiques en faveur de l’automobile ; un tronçon autoroutier, l’Alaska Way Viaduct, saignait le centre-ville et notamment le front d’eau jusqu’en 2019. Ce texte [2] analyse le projet de réaménagement du front d’eau de Seattle et la trajectoire des stratégies publiques et privées à l’origine de ce vaste projet, associant mobilités actives, réduction de la place de la voiture et aménagement du front d’eau.

La trajectoire de l’Emerald City

Seattle abrite quatre emblèmes de l’économie américaine : Boeing, Microsoft, Amazon, Starbucks. Sa région métropolitaine devient un foyer important pour les technologies aérospatiales, les logiciels et les biotechnologies, alors que l’économie locale se tertiarise et se financiarise. La diversification économique y est confortée par le maintien d’une activité portuaire dynamique, grâce à l’ensemble Seattle-Tacoma (Billard 2002 ; Brown et Morill 2011).

Le dynamisme économique de Seattle lui assure une croissance démographique depuis les années 1970. La ville compte 780 000 habitants en 2023 d’après les estimations du US Census Bureau, tandis que l’agglomération (la Metropolitan Statistical Area de Seattle-Tacoma-Bellevue) a dépassé en 2022 les 4 millions d’habitants, soit une croissance de 32,2 % depuis 2000. C’est l’une des villes qui connaît la plus forte croissance démographique du pays, soit 18,7 % de 2010 à 2018 (Balk 2018). Dès les années 1950, les nouvelles banlieues captent l’essentiel de cette croissance – la ville-centre connaît même deux décennies de rétrécissement démographique dans les années 1970-1980 (Billard 2002). Au début des années 1980, une stratégie cohérente est mise en œuvre, de l’État de Washington à la municipalité de Seattle en passant par l’autorité régionale du Puget Sound Regional Council, pour limiter la croissance urbaine, lutter contre l’artificialisation des sols et promouvoir la densification et le renouvellement du bâti existant au cœur de l’agglomération. La dernière décennie (2010-2020) a été marquée pour la première fois depuis cent ans par une croissance de la population plus forte dans la ville-centre (21,1 %) que dans les banlieues du comté de King (15,9 %) (Balk 2021).

Seattle a cherché à devenir, par de vastes opérations d’urbanisme, une métropole à rayonnement national, voire continental, y compris sur le plan architectural. Des années 1980 à 2000, le front d’eau (le long de l’Elliot Bay) et les quartiers de Belltown et de Uptown (quartiers des musées, des établissements culturels et de la Space Needle) ont été profondément transformés. Depuis les années 2000, le nord du Downtown-Financial District et le quartier de Belltown connaissent une importante réhabilitation, les anciens entrepôts et immeubles ont laissé place à des résidences neuves, y compris des condominiums de grand standing renforçant la gentrification (fig. 1).

Figure 1. Un front de mer entre activités d’affaires et nouvelle « mise en tourisme »

Source : M. Schorung, 2023.

La mobilité au cœur de la stratégie métropolitaine

La mobilité est centrale dans cette stratégie d’aménagement durable et de revitalisation de la ville-centre. Elle est structurée autour d’une ligne ferrée régionale dénommée Sounder Commuter Rail (1 ligne, 12 stations, 130 km de voies) suivant la forme longitudinale de l’agglomération, d’un réseau de bus à haut niveau de service dénommé le Sound Transit Express (27 lignes) et d’un réseau de tramway (2 lignes, 31 stations, 48 km) (fig. 2). Ces réseaux ont encouragé la densification de la ville-centre et des quartiers péricentraux et ont servi de levier au parti pris de la densité et de la mixité des fonctions et des usages dans les quartiers de gares, décliné par les différents niveaux de gouvernement.

Figure 2. Réseau de transports de la région métropolitaine de Seattle

Le réseau des lignes de tramway dessert la ville-centre (en vert) ainsi que le centre-ville de Tacoma (en orange). Le réseau des lignes de bus en site propre et le réseau de trains régionaux Sounder figurent également.
Source : Sound Transit, 2014, 2018.

L’articulation entre urbanisme et transport s’opère à partir des stations de transports collectifs, d’un développement des modes actifs et d’actions relatives à l’usage des sols et au zonage, sur le modèle du « Vancouverism » (Douay 2015, Debrie 2020) – considéré comme un exemple abouti d’articulation urbanisme-transport. L’opérateur de transport à l’échelle de l’agglomération est le Sound Transit [3], les politiques d’aménagement et de mobilité sont cofinancés par l’État de Washington, la municipalité et le Puget Sound Regional Council [4]. Le plan de transport adopté en 2014 et mis à jour en 2019 (Regional Transit Long-Range Plan) vise une expansion en plusieurs phases jusqu’en 2040 pour renforcer l’accessibilité en transports en commun des pôles de densification dans les quartiers péricentraux et la première couronne périurbaine (fig. 3). Ce plan Transport s’inscrit dans les priorités affichées par l’autorité régionale du Puget Sound Regional Council et développées par deux schémas directeurs : Vision 2040, qui se focalise sur une politique régionale de contrôle de la croissance urbaine, et Transportation 2040, qui soutient la politique multimodale régionale. Ces documents de planification s’inscrivent eux-mêmes dans une loi de l’État de Washington votée dès 1990 (Washington State Growth Management Act – GMA), qui contraint les collectivités locales à préserver les ressources et à limiter la croissance urbaine et l’artificialisation des sols.

Figure 3. Projets d’extension du réseau de transports de la région métropolitaine dans le cadre du schéma Transport 2040

Les projets d’extension et de création de lignes, indiqués par différentes couleurs, témoignent de la priorité des investissements vers les espaces périurbains au nord et au sud et autour de l’agglomération périurbaine de Bellevue, à l’est de la ville-centre.
Source : Sound Transit, 2014, 2018.

La stratégie de croissance régionale, dite Regional Growth Strategy (fig. 4), est l’une des applications concrètes du schéma directeur Vision 2040. Les acteurs régionaux, métropolitains et locaux ont pour obligation d’encourager la densification autour des stations de transports collectifs, pensés comme des noyaux de croissance régionaux.

Figure 4. Maîtrise de la croissance urbaine : les noyaux de croissance régionaux (Regional Growth Center)

Les différents géotypes appliqués à l’agglomération se différencient par le niveau de densité et l’usage prioritaire des sols. Les noyaux de croissance régionaux sont représentés en rouge.
Source : Puget Sound Regional Council, 2010.

Pour la ville-centre, l’ensemble de ces politiques a produit des résultats significatifs (Conlin 2021) en matière de densification et de polycentrisme. À l’inverse, les effets sur la production de logements dans les quartiers périurbains demeurent assez limités, avec une production de logements individuels encore largement dominante (Robinson et al. 2005).

La municipalité de Seattle a également développé un Transit Master Plan (dont la dernière révision date de 2016), qui centralise les politiques de transport. Selon l’objectif de la municipalité, d’ici 2030, plus de 90 % de la croissance de la population et plus de 60 % des nouveaux emplois doivent se concentrer dans les « Urban Centers » et les « Urban Villages » désignés [5] (City of Seattle DOT 2016).

Le nouveau front d’eau : entre mobilité durable, tourisme et marketing urbain

Dans ces stratégies d’aménagement, l’opération urbanistique autour du front d’eau vise à appliquer les principes édictés dans les différents plans, par ce mégaprojet à l’échelle intra-urbaine – mégaprojet entendu ici au sens d’un projet de grande ampleur qui transforme le paysage urbain sous des formes visibles mobilisant de larges investissements (Gellert et Lynch 2003). Celui-ci, lancé par la municipalité en 2010, doit s’achever à l’horizon 2025. La clé de voûte de cette vaste restructuration est la destruction de l’autoroute intra-urbaine, qui coupait le centre-ville du front d’eau. Le double viaduc autoroutier en béton armé a un impact saisissant sur le paysage urbain et sur l’organisation du centre-ville, comme on le voit sur la figure 5 en 2016, avant sa destruction totale en 2019.

Figure 5. L’ancien viaduc autoroutier coupant le front de mer du quartier d’affaires

Cette photographie, prise depuis le front d’eau en direction du quartier des affaires, montre l’ancien viaduc autoroutier à la veille de sa destruction, et le boom immobilier par les nombreux chantiers d’immeubles du centre-ville.
Source : M. Schorung, 2016.

La transformation du front d’eau (fig. 6) bénéficie de multiples financements pour un total de 781 millions de dollars : 295 millions de fonds municipaux, 216 millions de subventions de l’État de Washington, 160 millions de recettes suite à la création d’un district spécial (Local Improvement District [6]), 110 millions venant de donateurs privés (Central Waterfront Committee 2012). Ce nouveau front d’eau s’inscrit dans une tradition de « reconquête » des waterfronts des villes-ports nord-américaines (Baltimore, Boston, San Francisco, etc.) (Gravari 1991 ; Baffico 2014).

Figure 6. Plan global d’aménagement du front d’eau

Le périmètre de l’opération, défini par la municipalité, est indiqué en rose, témoignant d’une volonté de penser une nouvelle continuité urbaine et une nouvelle trame végétalisée.
Source : site internet de Waterfront Seattle.

Ce vaste projet se compose de plusieurs pièces urbaines (fig. 6) : (i) la restructuration de l’avenue (Alaskan Way) après la destruction du viaduc ; (ii) l’aménagement d’une promenade végétalisée et d’un parc linéaire le long de l’Elliott Bay ; (iii) la construction de pistes cyclables le long du front d’eau et dans les rues adjacentes jusqu’au quartier historique. Ce projet répond à plusieurs objectifs d’aménagement de la municipalité : la promotion des mobilités actives, la réduction de la place de la voiture, le renforcement de la végétalisation et de la nature en ville.

Le front d’eau, désormais libéré de l’Alaskan Way Viaduct et déjà incontournable pour les touristes, est appelé à devenir un haut lieu récréatif, avec des promenades aménagées, des quais repensés, une extension de l’aquarium, l’implantation de nouveaux commerces et la construction d’une promenade et d’un belvédère sur le toit de l’extension de l’aquarium (l’Overlook Walk). La mise en tourisme [7] est donc aussi un objectif largement mis en avant dans ce réaménagement, dans la tradition de revitalisation des waterfronts étatsuniens avec le développement d’activités commerciales, la transformation de ces fronts d’eau en quartiers touristiques (dans la logique des festival marketplaces) et l’implantation de grands équipements générateurs de flux.

Figure 7. Le renouveau du front d’eau après la destruction du viaduc autoroutier

La première photographie représente l’une des nouvelles pistes cyclables, sécurisées et végétalisées, le long du front de mer tandis que les deux autres illustrent la réduction de la place de la voiture, malgré le maintien d’un boulevard urbain à plusieurs voies, et le développement d’espaces ouverts et piétonniers plus importants. Source : M. Schorung, 2023.

Les enjeux urbains de la réduction de la place de la voiture

L’exemple de Seattle, peu abordée dans la littérature scientifique francophone, illustre les enjeux du couple mobilités-aménagement urbain et ceux relatifs aux nouvelles générations d’opérations d’urbanisme sur les fronts d’eau. Il montre l’importance des politiques de mobilité pour appliquer le modèle de la ville compacte et la nécessité d’articuler ou de coordonner à différentes échelles les politiques d’aménagement urbain et de mobilité. Cette étude de cas atteste la nécessité de faire reculer la voiture en ville, tant par les pratiques que par la transformation de l’espace public et par la modification du partage de la voirie. Le nouveau front d’eau de Seattle, en cours de réalisation, témoigne de la volonté, dans plusieurs centres-villes étatsuniens, de réparer les stigmates du développement tous azimuts du réseau autoroutier.

Ce cas révèle enfin les tensions dans les objectifs d’aménagement, entre promotion de la mobilité durable (nouveaux cheminements piétons, pistes cyclables, nouvelle continuité urbaine couplée à un effort de végétalisation) et stratégie orientée vers l’image de la ville (effort de marketing urbain, renforcement de la mise en tourisme du site, extension d’un grand équipement générateur de flux). La situation de Seattle, agglomération en forte croissance et vitrine de grandes firmes mondialisées, est un exemple de la mise en scène de son exemplarité environnementale supposée, qui a pu générer des impacts négatifs, en particulier une aggravation des inégalités socio-spatiales (Klingle 2007). Elle est aussi un exemple d’une différenciation des politiques de mobilité et d’aménagement durables (Reigner et al. 2013) avec une focalisation prioritaire sur le centre-ville, au détriment des périphéries métropolitaines. Malgré sa stratégie de limitation de l’artificialisation des sols et ses outils de densification autour des nœuds de transport collectif, l’agglomération a connu un étalement urbain certain. Cette étude offre un cas de mobilisation de fonds publics et privés, ces derniers venant de la philanthropie et d’un partenariat public-privé appliqué au réaménagement des promenades et du réseau de parcs du front d’eau.

Bibliographie

  • Baffico, S. 2014. « Baltimore, une saga portuaire », Urbanités [en ligne], 13 novembre 2014.
  • Balk, G. 2018. « 114,000 more people : Seattle now decade’s fastest-growing big city in all of US », The Seattle Times, 24 mai 2018.
  • Balk, G. 2021. « Seattle ended decade with faster growth than suburbs, reversing a 100-year trend », The Seattle Times, 7 décembre 2021.
  • Billard, G. 2002. « Seattle : l’évolution ambitieuse d’une discrète métropole », Mappemonde, n° 4, p. 30-35.
  • Brown, M. P. et Morill, R. (dir.). 2011. Seattle Geographies, Seattle : University of Washington Press.
  • City of Seattle DOT. 2016. Transit Master Plan Final Summary Report, Seattle.
  • Coëffé, V. 2020. « Mise en tourisme », Hypergéo [en ligne], 30 novembre 2020.
    Conlin, R. 2021. « Growth management has worked for Seattle and reduced sprawl », The Seattle Times, 21 décembre 2021.
  • Debrie, J. 2020. « La mobilité à Vancouver, instrument de la liveable city ? », Métropolitiques [en ligne], 30 mars 2020.
  • Douay, N. 2015. « Le “Vancouverism” : hybridation et circulation d’un modèle urbain », Métropolitiques [en ligne], 11 mars 2015.
  • Gellert, P. K. et Lynch, B. D. 2003. « Les mégaprojets, sources de déplacements », Revue internationale des sciences sociales, vol. 175, n° 1, 2003, p. 17-28.
  • Gravari, M. 1991, La Mer retrouvée : Baltimore et autres reconquêtes de fronts d’eau urbains, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 4.
  • Klingle, M. 2007, Emerald City. An Environmental History of Seattle, New Haven : Yale University Press.
  • Puget Sound Regional Council. 2010. Transportation 2040. Toward a Sustainable Transportation System, Seattle.
  • Reigner, H., Brenac, T. et Hernandez, F. 2013. Nouvelles Idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Rennes : Presse universitaire de Rennes.
  • Robinson, L., Newell, J. P. et Marzluff, J. M. 2005. « Twenty-five years of sprawl in the Seattle region : growth management responses and implications for conservation », Landscape and Urban Planning, vol. 71, n° 1, février 2005, p. 51-72.
  • Sound Transit. 2014. Regional Transit Long-Range Plan, Seattle.
  • Sound Transit. 2018. System Expansion Implementation Plan, Seattle.
  • Sound Transit. 2023. Transit Development Plan 2023-2028 and 2022 Annual Report, Seattle.

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Pour citer cet article :

Matthieu Schorung, « La transformation du front d’eau de Seattle, vitrine d’une politique d’aménagement durable ? », Métropolitiques, 20 juin 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-transformation-du-front-d-eau-de-Seattle-vitrine-d-une-politique-d.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2054

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