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Les Alpes-Maritimes sous pression urbaine

Retour sur quarante ans de déclin des surfaces agricoles
Quelques mois après les inondations d’octobre 2015 qui ont provoqué la mort de vingt personnes dans les Alpes-Maritimes, Madlyne Samak revient sur la façon dont les options politiques de développement économique et urbain du territoire maralpin ont contribué à l’artificialisation massive des terres.

Touché il y a peu par des inondations meurtrières [1], le département des Alpes-Maritimes se trouve aujourd’hui au centre d’un questionnement portant à la fois sur les effets non maîtrisés de l’« urbanisation galopante » du territoire et sur les risques encourus par les populations face aux événements climatiques. Si le rôle d’un sociologue n’est pas de définir le rôle joué par la « bétonisation » de la Côte d’Azur dans les événements tragiques d’octobre 2015, il est peut-être en revanche de revenir, modestement, sur ce que l’on sait des causes démographiques, économiques et politiques du déclin des espaces agricoles et des dynamiques d’urbanisation d’un territoire sous pression. En s’appuyant sur des données de statistique descriptive collectées dans le cadre d’une recherche consacrée à l’agriculture biologique dans les Alpes-Maritimes [2], cet article se propose de rendre compte des déterminants structurels et des rouages politiques de ces différents mécanismes.

Le déclin des surfaces agricoles : indicateur et conséquence de l’urbanisation

L’urbanisation d’un territoire est un processus de croissance des populations urbaines, qui peut être saisi à la fois par des mesures démographiques (densité de population, proportion de citadins) et des mesures de consommation des espaces agricoles et naturels d’un territoire. De ce point de vue, l’évolution des surfaces agricoles constitue un indicateur utile à la compréhension des dynamiques d’urbanisation.

Dans les Alpes-Maritimes, les surfaces consacrées au maraîchage et à la culture florale ont diminué respectivement de 80 % et de 74 % entre 1970 et 2010. Les terres labourables ont été divisées par plus de trois et les surfaces plantées en vigne ont quasiment disparu. Au total, si l’on exclut la superficie toujours en herbe (essentiellement des alpages), la superficie agricole utilisée du département a été divisée par 3,7, passant de plus de 9 000 à seulement 2 505 hectares. En 2010, un dixième du territoire maralpin était consacré à l’agriculture, alors que cette part s’élevait encore à environ 30 % dans les départements côtiers des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse [3].

Les facteurs qui ont conduit au déclin de l’agriculture maralpine sont pluriels et renvoient pour partie à des dynamiques économiques et sociales internes aux mondes agricoles : crise de l’horticulture locale, ouverture des frontières européennes et durcissement de la compétition économique, crise de reproduction sociale de la paysannerie (Bourdieu 2002 ; Champagne 2002). Mais dans les Alpes-Maritimes, ces phénomènes ont été largement accentués par l’urbanisation.

Une croissance démographique et un développement touristique favorisés par les pouvoirs publics

L’accroissement démographique du territoire et les options de développement économique apparaissent comme les deux principaux facteurs de ce processus. Entre la fin des années 1960 et la période actuelle, la population du département s’accroît à un rythme soutenu et largement supérieur à la moyenne nationale (France métropolitaine) : elle passe de 720 000 individus en 1968 à 970 000 en 1990, et à plus d’un million en 2009 (cf. figure 1). En l’espace de quarante ans, le département voit ainsi sa population croître de 49,4 %, ce qui représente presque le double de la croissance démographique moyenne du pays (25,6 %).

Figure 1. Indice d’évolution de la population des Alpes-Maritimes, de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et de France métropolitaine depuis 1968 (100 = 1968)

Source : INSEE, Recensement de la population.

Dans la mesure où le solde naturel est presque toujours négatif (en raison du caractère vieillissant de la population), c’est le solde migratoire élevé qui explique la croissance continue de la population maralpine. Non seulement la Côte d’Azur est particulièrement prisée par les franges fortunées de la population âgée, qui établissent leur résidence principale sur le territoire une fois leur vie active terminée, mais les orientations de développement économique qui sont données par les pouvoirs publics favorisent également l’arrivée de nouvelles populations. Par exemple, la création en 1973 d’une zone d’aménagement différée (ZAD) de 2 400 hectares dans l’arrière-pays antibois, qui inaugure le développement d’un pôle d’activités centré sur le tertiaire et les hautes technologies – le technopole Sophia Antipolis [4] –, provoque une forte dynamique démographique dans son territoire d’implantation (Bernard et Pougnard 2015).

Si l’on ajoute à ce phénomène le fait que le nombre de personnes par logement diminue plus vite dans les Alpes-Maritimes qu’ailleurs sur le territoire français [5], on comprend mieux pourquoi la progression du nombre de résidences principales est si rapide (cf. figure 2) : entre 1968 et 2009, celle-ci s’élève à 88 %, soit vingt points de plus que la moyenne nationale.

Figure 2. Indice d’évolution du nombre de logements des Alpes-Maritimes et de France métropolitaine depuis 1968 (100 = 1968)

Source : INSEE, Recensement de la population.

L’autre fait marquant est l’envolée du nombre de résidences secondaires et de logements occasionnels à partir du début des années 1980. Entre 1982 et 2009, il augmente au rythme d’1,9 % par an (contre une moyenne nationale d’1,3 %), pour atteindre un total de 170 000 logements environ (23 % de l’ensemble du parc de logements). Cet accroissement marqué renvoie au développement du tourisme de luxe [6] et à l’essor d’un tourisme d’affaires, largement impulsé par les pouvoirs locaux et notamment par les villes, qui s’équipent en faveur de l’accueil de congrès [7] (Schor 2002).

Des politiques urbaines peu protectrices des espaces agricoles

Dans ce contexte de croissance démographique favorisé par les politiques de développement économique, les politiques urbaines apparaissent comme les chevilles ouvrières du processus d’urbanisation et du déclin de l’activité agricole.

Dans le moyen pays [8], ce sont à la fois les élus des communes (Valbonne, Antibes, Biot, Mougins, Vallauris), ceux du département et l’État (via la DATAR) qui interviennent en faveur de la construction du technopole Sophia Antipolis. La conception de cette zone d’activité tertiaire, pensée comme une « zone urbaine aérée et diffuse » visant à construire un « cadre de vie idéal » pour les cadres des entreprises de haute technologie (Grondeau, 2009, p. 42), et non comme une ville dense, contribue à la périurbanisation d’un territoire encore rural et agricole [9].

Sur la bande littorale, l’urbanisation est érigée en modèle de développement économique, dans la mesure où le système socio-économique des petites et moyennes communes côtières repose sur le tourisme et l’économie résidentielle (Davezies 2009 ; Daligaux 1999). Dans les années 1980, à la faveur des lois de décentralisation qui attribuent aux municipalités la compétence en matière d’aménagement du territoire [10], les élus locaux ouvrent le foncier à la constructibilité. Comme l’a montré Jacques Daligaux dans ses travaux sur le littoral varois, le processus décisionnel urbanistique est alors guidé par trois principes forts : un électoralisme foncier conduisant les élus à redistribuer des plus-values foncières aux électeurs locaux en procédant à la requalification des terres en zone constructible ; un opportunisme foncier asservissant les documents d’urbanisme aux projets des promoteurs-aménageurs ; une rentabilisation fiscale maximale du foncier, à l’origine de l’urbanisation débridée du territoire (Daligaux 2003).

Dans les Alpes-Maritimes, l’électoralisme foncier a permis à de nombreux agriculteurs de bénéficier d’une plus-value considérable sur la revente de leur terrain, à la suite de sa requalification en zone constructible. Il y a peu de temps encore, une part importante des terres agricoles situées en zone urbaine était à l’état de « friche spéculative » : les propriétaires de ces terrains préféraient en bloquer l’accès aux agriculteurs (en refusant de les louer ou de les vendre), dans l’espoir que les prochains documents d’urbanisme agiraient en leur faveur. Ces espoirs sont, de fait, généralement comblés par les élus. Dans la plaine du Var, par exemple, où les terrains agricoles étaient parfois reconvertis en casses automobiles ou en décharges sauvages, le dernier plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Nice (2010) a déclassé 55 hectares de terres agricoles non utilisées au titre, justement, de cet usage non agricole. Au moment où s’engage une vaste opération d’intérêt national (OIN) dirigée par l’État, intitulée « Éco-Vallée », pour parer aux critiques relatives à la faible défense de l’intérêt des agriculteurs, les aménageurs mobilisent l’argument de la crise de reproduction de la paysannerie pour légitimer l’urbanisation des zones agricoles. De cette façon, la disparition des terres agricoles est le produit d’un processus auto-réalisateur.

Contre une urbanisation sans limite, l’État a légiféré dans le sens d’un encadrement plus strict de l’occupation des sols dans certaines zones sensibles, notamment avec la loi Littoral en 1986 et les directives territoriales d’aménagement (DTA) [11] établies sur certains territoires, dont le département des Alpes-Maritimes en 2003. L’effet protecteur de ces outils législatifs reste toutefois ambivalent : la loi Littoral a certes permis de préserver un certain nombre d’espaces proches du rivage et d’espaces naturels remarquables, mais elle est arrivée trop tard pour préserver la façade littorale d’une urbanisation ininterrompue (Calderaro 2010). Les dispositions de cette loi ont, par ailleurs, été assouplies en 2005 par un dispositif législatif – la loi Développement des territoires ruraux – faisant des schémas de cohérence territoriale (SCOT) un instrument central de l’aménagement du territoire, fournissant ainsi aux élus locaux les outils pour moduler celui-ci en fonction des contingences locales et des projets de territoire [12] (Daligaux et Minvielle 2010). Enfin, au regard de la préservation des terres agricoles, le bilan de la DTA est peu convaincant : au cours de l’élaboration du PLU de Nice en 2010, celle-ci a été brandie par les élus pour légitimer la réduction du volume des terres agricoles.

Artificialisation des sols et territoire sous pression

Conséquence première de ces évolutions démographiques et politiques, la tâche urbaine, autrement dit les espaces artificialisés par l’habitat, les infrastructures et les équipements divers, a été multipliée par 2,4 entre 1970 et 1999 sur la bande littorale, et par 3 dans le moyen pays. La part du territoire artificialisée, qui représentait 30 % de la superficie du littoral en 1970, en représente 58 % aujourd’hui. Dans le moyen pays, la progression est encore plus rapide puisqu’on passe de 10 % à 30 % du territoire artificialisé pendant la même période. Entre 1999 et 2006, le mouvement d’artificialisation des sols se poursuit, ponctionnant principalement des terrains inoccupés du moyen et du haut pays, terres arables, oliveraies et milieux naturels pour l’essentiel (ADAAM 2011).

Les options politiques locales et nationales de développement économique du territoire maralpin sont donc venues renforcer les effets de la crise économique et sociale à laquelle les agriculteurs étaient confrontés depuis le milieu des années 1960. Les stratégies d’attraction des populations par le tourisme, l’économie résidentielle, et par le secteur des hautes technologies ont conduit à l’augmentation spectaculaire des besoins fonciers et à une artificialisation massive des terres du département, exerçant sur les agriculteurs locaux une forte pression foncière, et aboutissant in fine à un recul sans précédent de la part du territoire consacrée à l’agriculture.

Bibliographie

  • Agence de déplacements et d’aménagement des Alpes-Maritimes (ADAAM). 2011. Problématiques urbaines et foncières. Atlas foncier.
  • Bernard, J. et Pougnard, J. 2015. « Communauté d’agglomération Sophia Antipolis. Une croissance démographique au ralenti », INSEE Analyses PACA, n° 24.
  • Bourdieu, P. 2002. Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris : Seuil.
  • Calderaro, N. 2010. « La loi Littoral et le juge. Vingt ans de jurisprudence sur la façade méditerranéenne française », Méditerranée, n° 115, p. 71‑72.
  • Champagne, P. 2002. L’Héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950‑2000, Paris : Seuil.
  • Daligaux, J. 1999. Urbanisation et société locale en Provence, Paris : L’Harmattan.
  • Daligaux, J. 2003. « Urbanisation et environnement sur les littoraux : une analyse spatiale », Rives méditerranéennes, n° 15, p. 11‑20.
  • Daligaux, J. et Minvielle, P. 2010. « De la loi Littoral à la gestion intégrée des zones côtières. Regard critique sur vingt ans d’urbanisation des littoraux méditerranéens français », Méditerranée, n° 115, p. 55‑67.
  • Davezies, L. 2009. « L’économie locale “résidentielle” », Géographie, Économie, Société, vol. 11, n° 1, p. 47‑53.
  • Grondeau, A. 2006. « Technopole et gouvernance publique : le cas de Sophia Antipolis », Norois, n° 200, p. 39‑50.
  • INSEE. 2008. « Tourisme », Données économiques et sociales PACA.
  • Kayser, B. 1958. Campagnes et villes de la Côte d’Azur. Essai sur les conséquences du développement urbain, Monaco : Éditions du Rocher.
  • Samak, M. 2014. Un engagement par le travail ? Enquête sur les maraîchers biologiques des Alpes-Maritimes, thèse de doctorat en sociologie, École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
  • Schor, R. 2002. « Tourisme », in Schor, R. (dir.), Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Nice : Serre.

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Pour citer cet article :

Madlyne Samak, « Les Alpes-Maritimes sous pression urbaine. Retour sur quarante ans de déclin des surfaces agricoles », Métropolitiques, 15 janvier 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Les-Alpes-Maritimes-sous-pression.html

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