À l’occasion de l’élaboration de son plan local d’urbanisme (PLU), en 2004, la ville de Paris consultait les 820 000 ménages parisiens sur leurs attentes pour l’évolution de leur ville. 120 000 questionnaires sont revenus renseignés à la direction de l’urbanisme. Une question, qui introduisait timidement le sujet de la grande hauteur, lança officiellement le débat citoyen sur la grande hauteur à Paris : « Seriez-vous favorable à ce qu’à titre exceptionnel, dans des projets précis, puisse être envisagée la construction de quelques immeubles de grande hauteur (…) en dehors du centre historique de Paris ? ». Des personnes interrogées, 62 % y ont répondu défavorablement.
Il reste toutefois bien difficile de se faire une idée de la position des Parisiens sur la grande hauteur à partir de cette seule question, susceptible d’enfermer le débat dans des positions manichéennes. Depuis 2007, la question des tours fait l’objet d’un travail technique dans des cercles d’experts, impliquant l’Atelier parisien de l’urbanisme (2009), la direction de l’urbanisme de la ville de Paris, ou encore des chercheurs et des architectes (De Biase 2009) – notamment ceux de la première consultation sur le Grand Paris. Elle fait aussi l’objet de débats politiques et citoyens, alimentés notamment par des associations (Monts 14 ou Tam‑Tam parmi les plus actives) qui affirment leur opposition à la grande hauteur, les unes pour des raisons patrimoniales, les autres parce qu’elles y voient un gigantisme calqué sur un modèle international non adapté à la ville européenne. En octobre 2008, la publication de l’ouvrage La Folie des hauteurs de Thierry Paquot (2008) contribua à porter le débat sur la place publique à Paris et une recherche menée par Manuel Appert tente de l’objectiver [1].
Pourtant, ces différentes approches sont restées insuffisantes pour appréhender réellement les avis et attentes des Parisiens sur ce sujet. Pour tenter de le faire, nous proposons de revenir sur une démarche de concertation s’étant déroulée en 2009 [2], portant sur le projet de la tour Triangle dans le 15e arrondissement. Une demi-journée d’ateliers thématiques avait permis d’échanger plus en profondeur et, loin des arguments nimbystes [3] ou manichéens, de faire ressortir des éléments sur les attentes des citoyens et ce qu’ils considèrent comme des conditions d’acceptabilité des tours.
La concertation sur un premier projet : la tour Triangle
C’est à l’occasion d’un projet privé, la tour Triangle portée par Unibail-Rodamco, et d’une concertation informelle précédant un dépôt de permis de construire, que le débat avec les Parisiens s’engage concrètement. Ce projet test s’inscrit dans un des périmètres d’étude identifiés par la ville depuis 2008 [4]. Il s’agit ici d’un bâtiment unique, susceptible de répondre à plusieurs objectifs : restructurer le parc des expositions de la porte de Versailles en offrant des bureaux et des espaces de congrès adaptés, moderniser son image en apportant un signal fort au quartier, mais aussi rétablir une liaison urbaine, une continuité de pratiques, entre Paris et Issy-les-Moulineaux en accompagnant le passage sous le périphérique.
Après une première réunion publique présentant le projet et un atelier sur site (marche commentée), une après-midi d’ateliers-débats a été organisée le samedi 7 février 2009. Plus de 100 participants ont rejoint l’Hôtel de Ville et se sont répartis selon quatre ateliers participatifs, dont les thèmes avaient été préalablement définis par la ville : « attractivité économique et ouverture métropolitaine », « insertion dans le quartier », « environnement et développement durable », « transports et déplacements ». Les inscriptions étant ouvertes à tous, les profils des participants étaient variés. La moitié d’entre eux habitait le 15e arrondissement. Un tiers d’entre eux venait sans a priori, pour rechercher de l’information, « par curiosité » : « Je ne suis pas pour ou contre la tour Triangle. J’ai plein de questions à poser ». On note la présence de plusieurs professionnels de la ville ou étudiants en architecture dans chaque atelier. Toutefois, les profils ont pu varier selon les thèmes, chacun étant libre de s’inscrire dans l’atelier de son choix. Seul l’atelier « environnement » a rassemblé une majorité de professionnels, en attente d’informations techniques. Pour débattre avec les participants, étaient présents des représentants de la ville et d’Unibail-Rodamco, l’architecte de Herzog & de Meuron en charge de la conception du bâtiment, mais aussi des experts extérieurs choisis par la ville de Paris. L’étude des comptes rendus de ces ateliers permet de mieux comprendre les positions et les attentes des Parisiens par rapport à la question de la grande hauteur.
L’exemple de la tour Triangle montre que le débat ne porte pas tant sur le sujet de la forme urbaine, mais que les questions soulevées sont essentiellement de nature programmatique. Si la question du comment (hauteur du bâtiment, performances énergétiques…) se pose, les interrogations exprimées par les participants portent avant tout sur ce qu’on peut appeler la vocation programmatique du projet : pourquoi ce projet ? Pour qui ? Pour quel projet de vie ?
Une tour : pourquoi ?
De nombreux participants ouvrent le débat sur la tour Triangle en réinterrogeant la cohérence du projet par rapport aux principes du développement durable et aux objectifs énoncés dans les documents de planification régionale [5]. Les porteurs du projet mettent en avant une conception « durable » du bâtiment, sous l’angle des performances énergétiques et de la densification à proximité des réseaux de transport existants. Pour certains participants, ces arguments n’ont pas de réelle portée autre que promotionnelle. Pour eux, la question de la durabilité devrait se poser au sens des grands équilibres régionaux et selon deux enjeux : le rééquilibrage logements–bureaux et la capacité des transports collectifs à absorber la demande nouvelle.
Un premier thème abordé est celui de l’inscription du projet dans le cadre de la politique de rééquilibrage logements–bureaux à l’échelle de l’agglomération parisienne. Le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) est évoqué par plusieurs participants. Or, le secteur de la porte de Versailles, en lien avec les développements récents à Issy-les-Moulineaux et Vanves, est perçu comme présentant une surcapacité de bureaux. Les participants s’interrogent sur la pertinence de favoriser un programme proposant plus de 80 000 m² de bureaux supplémentaires au moment où, en février 2009, la récession commence à s’accompagner d’un accroissement du taux de vacance. Alors qu’une crise mondiale réinterroge le modèle de développement dans les pays du Nord, les participants à la concertation se demandent si le programme soutenu n’est pas condamné d’avance :
« Ce programme s’inscrit dans une économie du tourisme d’affaires dont on sait qu’elle est basée sur le pétrole » ; « Ce programme s’inscrit dans une économie consumériste qui présente des risques d’effondrement : il est de la même veine que le système nous ayant conduit à la crise ».
La tour de bureaux est-elle le signe ou le symptôme d’une course en avant propre à un monde capitaliste et globalisé qui court à sa perte ? Pourrait-elle plutôt s’inscrire dans un « écosystème local », en lien avec les besoins des Parisiens plus que par rapport à une compétition entre capitales mondiales ? Certains participants l’appellent de leurs vœux, réclamant que des synergies plus grandes soient trouvées entre le programme de bureaux et les activités du parc des expositions, ainsi qu’entre l’offre de bureaux et une offre de logements à proximité, à destination des salariés usagers de la tour.
Le deuxième thème abordé par les participants porte sur un des principes qui guide l’aménageur en Île-de-France depuis le début des années 2000 : la densification autour des axes de transports. Situé dans l’hypercentre francilien, desservi par le métro parisien et par plusieurs nouveaux modes de déplacements qui en ont accru l’accessibilité (tramways T3a et T3b, dits des Maréchaux, T2 de la Défense à Issy–Val-de-Seine, et bus Mobilien), le projet Triangle semble conforme aux politiques en vigueur (le SDRIF notamment). La densification autour des axes de transports est bien comprise des participants comme gage de durabilité au regard de l’étalement urbain et de ses corollaires, la consommation des terres agricoles et la pollution atmosphérique liée aux déplacements automobiles. Toutefois, ils en contestent les modalités d’application telles qu’elles sont présentées pour la tour Triangle. A-t-on vraiment les moyens d’absorber les flux engendrés ? Les réseaux sont-ils suffisamment dimensionnés pour faire face aux impacts de ce projet estimé par la RATP à 2 000 voyageurs supplémentaires par jour ? Dans les faits, les participants soulignent les limites d’une politique de densification dans un espace déjà dense : saturation des axes, pollution associée, rames de métro bondées aux heures de pointes, fortes contraintes liées à l’affluence lors des grands salons… De la théorie à la pratique, les participants semblent réclamer des gages de faisabilité plus concrets quand il s’agit de densifier le tissu urbain.
Une tour : pour qui ?
La présence du chef de projet de Herzog & de Meuron et le contenu de sa présentation ont été déterminantes dans la manière dont les débats se sont déroulés le 7 février 2009. Son exposé liminaire, commun à l’ensemble des participants aux quatre ateliers, s’ouvrait sur une recontextualisation historique, soulignant les qualités de l’urbanisme parisien sur lesquelles s’appuyait le projet. Il montrait aussi comment le travail d’insertion urbaine de la tour, en particulier par rapport à l’ensoleillement, avait guidé le dessin de la forme. Une simulation des emprises que représenterait la construction d’un programme identique dans plusieurs immeubles de gabarit haussmannien était présentée : elle montrait qu’une alternative à la tour existait mais qu’elle consommait la place au sol dévolue notamment à l’aménagement d’un square le long des boulevards des Maréchaux. En ce sens, les études semblent avoir rassuré sur la possibilité d’implanter un bâtiment de 180 mètres de haut à la porte de Versailles. Les participants ont notamment été sensibles au travail du socle de la tour, s’inscrivant dans la continuité de la ville au rez-de-chaussée :
« Je suis curieuse de voir comment on va essayer de ne pas reproduire les erreurs du passé des tours sur dalle » ; « Je comprends le socle de la tour. Je ne comprends pas l’intérêt de mettre des bureaux au-dessus ».
La façade est de la tour Triangle était présentée comme susceptible de restaurer un lien urbain et commercial nord–sud entre Paris et Issy-les-Moulineaux, dans la continuité des axes historiques de la rue de Vaugirard et de l’avenue Ernest Renan. Ce discours relativement accepté, l’essentiel des débats s’est ensuite focalisé sur le contenu du bâtiment.
La tour Triangle est-elle un objet hors-sol ? A-t-elle un sens par rapport à l’environnement direct dans lequel elle viendra prendre place et pour les habitants des environs ? À la lecture des comptes rendus, il apparaît que cette préoccupation de l’intégration du projet au fonctionnement urbain et humain de la porte de Versailles est un critère d’acceptabilité majeur du projet pour les Parisiens qui participent à la concertation. La question fondamentale des participants est de savoir à qui le projet s’adresse vraiment. Les débats portant sur « l’attractivité économique et l’ouverture métropolitaine » soulèvent cette même question :
« Quel est le programme précis en termes de surfaces de bureaux, de commerces ? À quel type d’entreprise s’adressera-t-on ? Quelles seront les finalités et les caractéristiques de la pépinière d’entreprises annoncée ? » ; « Le programme commercial accompagnant la requalification de l’avenue Ernest Renan profitera-t-il réellement aux quartiers environnants ? »
L’imprécision du programme tel qu’il était décrit à ce stade par le porteur de projet Unibail-Rodamco a été de nature préoccupante pour les participants. On peut lire dans le compte rendu de l’atelier « attractivité économique et l’ouverture métropolitaine » :
« De nombreux participants s’inquiètent du manque de précision du programme présenté. La représentante d’Unibail-Rodamco précise que le programme est défini dans ses grandes lignes (économiques) mais peut et doit encore évoluer. Les typologies de bureaux restent encore à définir : grands utilisateurs, pépinière d’entreprises… ».
Si le travail sur le bâtiment et ses caractéristiques formelles était suffisamment avancé pour satisfaire aux attentes des participants, les généralités auxquelles était cantonné le discours sur le contenu n’a pas permis de répondre aux nombreuses questions programmatiques posées, et a comme accentué le doute exprimé par beaucoup de participants : cette tour est-elle autre chose qu’un geste architectural et symbolique dans la course à la modernité à laquelle se livrent les grandes capitales européennes, voire mondiales ? La question de l’usager était centrale : quelles seraient les conséquences du projet pour les exposants du parc des expositions, pour les commerçants de l’avenue de Versailles et de l’avenue Ernest Renan, pour les futurs salariés, pour les habitants du quartier, pour les étudiants qui l’habitent, mais aussi pour les touristes ? Contrairement à une implantation de tour à la Défense, il ne semblait pas acceptable qu’à Paris puisse être créé un projet qui ne pouvait être perçu qu’en lien avec une économie de bureaux de qualité, globalisée et apatride.
Une tour : pour quel projet de vie ?
Finalement, c’est la manière dont la tour Triangle pouvait contribuer à la vie du grand quartier de la porte de Versailles qui a été au cœur des préoccupations de la concertation. Plusieurs remarques de participants méritent d’être relevées, tant elles montrent que la question posée est celle de la capacité du projet à générer une animation urbaine plutôt que celle de sa traduction formelle. La question des rythmes et des temporalités a été évoquée, dans un quartier marqué par un déséquilibre d’activité entre la nuit et le jour, renforcé par l’activité des salons du parc des expositions. Le programme dominant de bureaux n’allait-il pas renforcer cette dichotomie en aggravant la surfréquentation de jour et le grand calme observé en soirée ? Les participants à l’atelier « insertion dans le quartier » soulèvent cette question à plusieurs reprises :
« Pour créer du lien, des commerces qui ferment à 19 heures ou des restaurants ne suffiront pas » ; « Pourquoi n’y a-t-il pas de logements dans la tour qui pourraient induire une animation quotidienne ? »
Les participants ont été nombreux à proposer que du logement soit programmé dans la tour Triangle. Au-delà de cette proposition précise, c’est la question de l’accessibilité de la tour, de son ouverture à un public large, et donc de sa mixité fonctionnelle qui apparaît comme le point sensible des débats. Il semblerait que l’impact visuel et symbolique d’une tour de grande hauteur ne puisse pas être réservé à un usage excluant le grand public. C’est ainsi que de nombreuses interventions de participants à la concertation portent sur la diversification du programme de la tour, et la possibilité de lui adjoindre un projet collectif à la fois pour le rayonnement de Paris et pour une meilleure intégration du bâtiment à la vie du quartier. Une participante rappelle l’importance d’offrir une dimension culturelle au projet :
« Il n’offre pas de lieux réels de rencontre et sa capacité à créer du lien est mise en cause » ; « La densité n’a de sens que dans la diversité. Comment un projet d’une telle dimension peut-il s’insérer dans le quartier ? Le projet doit offrir des espaces où se retrouver et apporter de la vie dans ce quartier aujourd’hui désertique après 20 heures » ; « On pourrait prévoir une bibliothèque de type Beaubourg et des salles de cours universitaires. Avec une programmation culturelle ou associative, les gens d’Issy-les-Moulineaux, de Vanves et de la porte de Versailles trouveraient un motif commun pour se rendre dans la tour ».
On le voit, c’est la capacité à attirer, à réunir et à créer des liens entre usagers qui est soulignée. En cela, la verticalité n’apparaît pas comme un enjeu en soi, mais plutôt comme un encouragement à un projet répondant dans son contenu à l’ambition affichée à travers la forme du bâtiment.
Des avis nuancés : entre positions de principe et positions contextuelles
La question que soulève la concertation est celle du programme et de sa capacité à traiter la grande hauteur comme un vecteur d’urbanité et d’animation, au-delà du geste appelé à transformer ou dessiner un skyline. Le public qui répond à la question in abstracto d’un questionnaire sur la grande hauteur et les personnes qui se déplacent en atelier de concertation proposent des contributions de natures différentes. Dans le premier cas, il s’agit d’une position de principe. Dans le second cas, on observe que les contributions sont pragmatiques et contextuelles. Confronté à un projet concret – la tour Triangle – le débat ne porte pas sur la tour comme forme urbaine, dont l’esthétique serait à évaluer. À ce sujet, il est intéressant de souligner que le centre Georges Pompidou a été une référence positive récurrente des participants à la concertation. Beaubourg est perçu comme un exemple d’intégration entre un bâtiment à l’architecture iconique et la vie urbaine qu’il suscite autour de lui et en son sein. Un bâtiment que les Parisiens ont pourtant eu tant de mal à accepter et qui – selon certains sondages – serait le deuxième bâtiment qu’ils détruiraient s’ils le pouvaient… après la tour Montparnasse !
Bibliographie
- Atelier parisien d’urbanisme (APUR). 2009. Hauteur et Grand Paysage, étude APUR.
- De Biase, A. 2009. Habiter en hauteur à Paris. Ou comment se construit la notion de hauteur dans une métropole contemporaine, Paris : Laboratoire architecture/anthropologie (LAA).
- Paquot, T. 2008. La Folie des hauteurs : pourquoi s’obstiner à construire des tours, Paris : Bourin.